« Bigeard est la mémoire qui torture l’Etat français »

Son nom est lié à la pratique de la torture durant la guerre de libération nationale

« Bigeard est la mémoire qui torture l’Etat français »

El Watan, 20 juin 2010

Une bonne partie de la classe politique française a rendu un « vibrant » hommage au général Marcel Bigeard.

Le président français a déclaré, à son propos, qu’« il restera un modèle pour la République ». Son conseiller spécial, Henri Guaino, a estimé que le général « a accompli la mission qu’on lui avait confiée. Je pense qu’il l’a fait là aussi avec beaucoup d’intelligence, beaucoup d’humanité » ! Si Marcel Bigeard est un héros pour la France officielle, il ne l’est sans doute pas pour les combattants de l’ALN. Bien au contraire. Pour des historiens et des militants du FLN, notamment ceux de la Zone autonome d’Alger, il n’est qu’un « tortionnaire dépourvu de toute humanité ». L’historien Mohamed El Korso a analysé l’hommage « glorificateur » fait au général Bigeard, en estimant qu’il s’agit là d’« un regard qui fuit la vérité et qui ne veut pas regarder l’histoire de la France coloniale telle qu’elle a été dans la réalité ». Par ailleurs, M. El Korso dit ne pas être choqué par l’hommage fait à celui qui fut « le tortionnaire » de la Bataille d’Alger.

« Les responsables français ne pouvaient pas présenter Bigeard comme un criminel, car cela reviendrait à incriminer la France. Mais encore pour la France, Bigeard représente l’échec au Vietnam et en Algérie. » Commandant Azzedine : « Il a été au service d’une mauvaise cause » « Il est la mémoire qui torture l’Etat français », a ajouté Mohamed El Korso, enseignant à l’université d’Alger. « La France, qui n’a présenté qu’une seule facette du général Bigeard, montre à quel point l’Etat français fait dans la ruse avec son histoire », a indiqué, l’ancien président de la Fondation du 8 Mai 1945. L’ancien commandant de la Zone autonome d’Alger, le commandant Azzedine, ne s’offusque pas outre mesure. Pour lui, « l’histoire a tranché » au sujet de ce qu’avait été réellement le général Bigeard et de la question coloniale.

« Comme combattant, il a été un grand chef de guerre, nous nous sommes croisés à plusieurs reprises durant la Bataille d’Alger. Il y a eu de nombreuses batailles, des victoires et des défaites », a raconté le commandant Azzedine, tout en précisant que Bigeard « était au service d’une mauvaise cause ». « Dans mon combat et celui de mes frères, on n’avait pas à torturer, contrairement aux militaires français. Sur le plan politique, l’histoire a tranché et de manière définitive », a-t-il précisé. Quant à la France officielle qui présente le général Bigeard comme un « grand pacificateur » de l’Algérie combattante, le commandant Azzedine, responsable de la Zone autonome d’Alger historique, a lié ceci aux valeurs des uns et des autres. « Les valeurs ne sont pas les mêmes, les Français ont leurs propres valeurs qui font qu’ils présentent Bigeard comme un héros, nous, nous avons les nôtres, celles de la lutte pour l’indépendance de notre pays. »

Par Hacen Ouali


Louisette Ighilahriz. Moudjahida : « Il a commis des actes odieux au nom du pouvoir politique français »

– Le général Bigeard est mort sans reconnaître avoir pratiqué la torture en Algérie. Vous qui l’aviez accusé d’avoir torturé des militant(e)s du FLN, cela vous inspire quoi ?

Que de la douleur. J’espérais qu’il allait reconnaître avoir pratiqué la torture en Algérie et qu’il allait présenter des excuses à ses victimes pour qu’il libère sa conscience. Hélas, il ne l’a jamais fait. Bien évidemment, il a tout le temps nié avoir fait subir lui-même la torture, même s’ il a reconnu sa pratique. Mais il n’a raconté que des mensonges. Je me rappelle, comme si c’était aujourd’hui, lorsque j’ai été arrêtée le 28 septembre 1957, après la bataille de Chebli. On m’a emmené dans les locaux du 10e régiment au Paradou. Bigeard était là. Il a lui-même pratiqué la torture, certains de ses soldats l’ont reconnu. J’ai, depuis longtemps, mené un combat pour qu’il reconnaisse ses crimes, mais je suis peinée du fait qu’il parte sans qu’il présente des excuses à ses victimes. Quand je l’ai accusé d’avoir pratiqué la torture, il avait déclaré : « Louisette est une affabulatrice. » Et même quand le général Massu avait admis la pratique de la torture, il l’avait aussi traité de sénile. Il avait également reproché au général Paul Aussaresse d’avoir admis, dans ses mémoires, la pratique de la torture. Mais je maintiens que ce général a pris part directement à la torture. Je suis profondément déçue et malade de ne pas voir ce tortionnaire reconnaître son crime.

– La France officielle l’a qualifié de grand héros, quel commentaire faites-vous ?

Il est normal que la France le présente comme un héros. Il est l’homme le plus gradé de l’armée française. La France, celle de droite notamment, le vénérait de son vivant parce qu’il n’a pas présenté ses excuses à l’Algérie. Mais cela ne va pas changer la nature de cet homme qui n’est que synonyme de mort, d’exactions et de torture. Il symbolise une page des plus sombres de l’histoire de la France. Il est responsable de beaucoup de disparitions durant la Bataille d’Alger. Mais je dois dire aussi qu’il a commis des actes odieux au nom du pouvoir politique français qui l’avait envoyé en Algérie pour la « pacifier ».

– Est-il aujourd’hui nécessaire que ces officiers français ayant « servi » en Algérie présentent des excuses à leurs victimes ?

C’est plus que nécessaire. Vous savez, lorsqu’on est torturé, on vit avec des stigmates et des blessures toute la vie. On endure ces sévices atroces tant qu’on est toujours vivant. Je suis malade de voir Bigeard partir sans avoir présenté ses excuses. Des excuses pour apaiser ma douleur et celle de toutes les victimes. Le fait qu’il n’a pas présenté ses excuses prolongerait ce film cauchemardesque qui dure depuis la guerre de Libération nationale. On ne peut pas tourner cette page douloureuse sans que le bourreau reconnaisse son crime devant sa victime.

Par Hacen Ouali