Frantz Fanon, de Joinville à Abane

Cinquantenaire de la disparition du psychiatre engagé

Frantz Fanon, de Joinville à Abane

El Watan, 17 octobre 2011

Défier, défaire l’ordre colonial avec les outils de la psychiatrie : voici, résumé à grands traits, le projet politique fanonien. Une vaste entreprise de libération en démontant les mécanismes psychiques de la domination coloniale. Projet qu’il portera à bras-le-corps dès qu’il intégrera l’hôpital psychiatrique de Joinville-Blida, en 1953.

«Roger, ce que je veux vous dire, c’est que la mort elle est toujours avec nous et l’important n’est pas de savoir si l’on peut l’éviter, mais si l’on fait pour les idées qui sont les siennes le maximum. Ce qui me choque ici, dans ce lit, au moment où je sens mes forces s’en aller, ce n’est pas de mourir, mais de mourir à Washington de leucémie aiguë, alors que j’aurais pu mourir il y a trois mois face à l’ennemi, puisque je savais que j’avais cette maladie. Nous ne sommes rien sur cette terre si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté. Et je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré, je pensais encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple algérien, aux peuples du Tiers-Monde. Si j’ai tenu, c’est à cause d’eux.»

Cette lettre fut écrite par Frantz Fanon à l’un de ses amis, Roger Taïeb, deux mois avant sa mort. Fanon luttait alors contre la leucémie. Il était cloué sur un lit d’hôpital, dans une banlieue de Washington, en regrettant de n’avoir pas fini ses jours dans un maquis d’Algérie. Il s’est éteint le 6 décembre 1961, à trois mois seulement du cessez-le-feu. Il avait à peine 36 ans.
Ainsi, 2011 est un peu «l’année Fanon» en ce qu’elle correspond au cinquantenaire de sa mort, un prélude à celui de la célébration de l’indépendance nationale. Mort à 36 ans donc, à l’âge où d’autres commencent tout juste leur vie. Et lui, quel fulgurant parcours déjà ! Une étoile filante. Et quelle postérité, lui dont la pensée eut une influence considérable qui continue à faire son œuvre jusqu’à aujourd’hui.

Défier, défaire l’ordre colonial avec les outils de la psychiatrie : voici, résumé à grands traits, le projet politique fanonien. Une vaste entreprise de libération en démontant les mécanismes psychiques de la domination coloniale. Projet qu’il porte à bras-le-corps dès qu’il intègre l’hôpital psychiatrique de Joinville-Blida, rebaptisé du nom de son illustre chef de service après 1962.

C’est en Martinique que Frantz Fanon voit le jour le 20 juillet 1925, dans une famille de la petite bourgeoise antillaise. Diablement éveillé, sa prise de conscience politique ne tarde pas à s’affirmer. Même si l’esclavage est officiellement aboli depuis le 27 avril 1848, la condition nègre a hanté Fanon dès son plus jeune âge. C’est ainsi qu’à l’avènement de la Seconde Guerre mondiale, il n’hésite pas à s’engager, à 19 ans, dans les forces gaullistes comme combattant au service de la France libre contre le régime de Vichy.

La révolte dans l’âme

Viscéralement pétri dans une culture de résistance, il se voit déjà de tous les combats pour la liberté. «Chaque fois que la dignité et la liberté de l’homme sont en question, nous sommes concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes, et chaque fois qu’elles seront menacées en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour», écrira-t-il. Ce premier voyage en métropole sera pour lui un choc. Fanon y découvre le visage du racisme ordinaire sous tous ses avatars, y compris dans les rangs des Forces françaises libres. Blessé dans les Vosges, il est démobilisé. Le caporal Fanon s’en sort avec une décoration militaire qui lui sera décernée, ironie du sort, par… le général Salan, le futur chef de l’OAS.

Frantz Fanon revient en Martinique pour se reconstruire. Elève doué, il rattrape sans peine son retard scolaire ; il fréquente le lycée Victor-Schœlcher de Fort-de-France où officie un certain… Aimé Césaire. Son baccalauréat en poche, il s’inscrit à la Faculté de médecine de Lyon. Il suit en parallèle les cours du philosophe phénoménologiste Maurice Merleau-Ponty. C’est la période où Fanon se passionne pour la psychiatrie et s’y spécialise. Contraint de valider son diplôme par une thèse, il se fend d’une étude peu orthodoxe qui sera rejetée. Qu’on en juge déjà par le titre : Essai pour la désaliénation du Noir. La thèse originelle sera reprise sous forme d’un brûlot : Peau noire, masques blancs. Le 22 novembre 1953, le docteur Frantz Fanon est nommé officiellement médecin chef de service à Joinville, le fameux hôpital psychiatrique de Blida. Il va trouver, dans cet établissement, le terreau idéal pour mettre en pratique son approche de la psychiatrie qui était aux antipodes de la doctrine qui prévalait à l’époque, celle du «primitivisme de l’indigène» chère aux psychiatres de «l’Ecole d’Alger». Les spécialistes de Fanon précisent à ce propos que l’auteur de L’An V de la Révolution algérienne s’inscrivait dans la «social-thérapie».

S’appuyant sur le témoignage de Jacques Azoulay, alors jeune interne en psychiatrie à Blida, qui exerça sous la direction de Frantz Fanon, le sociologue Numa Murard — intervenant dans un colloque consacré à Fanon organisé sous l’égide de l’université Paris-Diderot (30 novembre-1er décembre 2007) sous le thème «Penser aujourd’hui à partir de Frantz Fanon» — note : «Fanon commence à s’intéresser à la société algérienne. [Il] découvre le rôle essentiel de la maison commune, de la djemaâ, mais aussi celle de son rival, le café maure (…) Alors à l’hôpital, faut-il faire la djemaâ ou le café maure ? Ce sera le café maure (…) où l’on passe de la musique arabe, mais aussi kabyle (…) Vient ensuite à titre d’essai un conteur, puis plusieurs, l’hôpital devient un lieu pour les contes comme d’autres lieux pour les contes sur le chemin itinérant des conteurs. Le succès de l’initiative devient éclatant lors d’une soirée orientale où l’orchestre de Blida se produit devant une assistance mixte de 400 spectateurs. Pour la première fois, écrit Azoulay, on entendit dans l’hôpital des youyous.»
Ce succès thérapeutique montrera cependant ses limites, doit s’avouer Fanon avec amertume. Ses trésors de bienveillance et de bonne volonté vont constamment buter contre l’ordre dominant. Frantz Fanon finit par présenter sa démission.

Quand Fanon rencontre Abane

Dans la foulée, il adresse une lettre au résident général Robert Lacoste. Celle-ci est un véritable réquisitoire contre l’aliénation coloniale. « La vérité est que la colonisation, dans son essence, se présentait déjà comme une grande pourvoyeuse des hôpitaux psychiatriques», assène-t-il dans un de ses coups de gueule légendaires. La réaction de l’administration coloniale ne se fait pas attendre : fin 1956, Fanon est expulsé du territoire algérien.
La position du militant anticolonialiste se radicalise. L’historien Benjamin Stora n’hésite pas à faire le rapprochement entre l’engagement du médecin Frantz Fanon et celui d’un autre médecin, devenu l’icône des mouvements révolutionnaires tiers-mondistes : Ernesto Che Guevara. «L’insurrection du 1er novembre 1954 s’est transformée en guerre d’Algérie ; Fanon y voit une guerre colonialiste. D’instinct, le jeune médecin, exactement comme le fait au même moment l’Argentin Che Guevara, se range dans le camp des rebelles, ici les Algériens, avec le désir d’en découdre», souligne B.Stora (cf. communication donnée en 2007 dans le cadre de ce même colloque sur Fanon, voir supra). «Il n’est pas possible de déterminer avec exactitude à quel moment commence la collaboration pratique de Fanon avec le FLN. Des témoignages évoquent des rencontres avec des dirigeants de la clandestinité, parmi lesquels Abane Ramdane, ou bien lors de contacts avec des éléments de l’Armée de libération nationale opérant aux environs de Blida», indique Stora.

Dans la rédaction d’El Moudjahid à Tunis

Benjamin Stora ajoute que cette implication de F. Fanon au cœur de la Révolution algérienne avait commencé avant même qu’il eut quitté ses fonctions, mettant d’emblée ses compétences médicales au service de l’ALN : «Dans le travail clandestin, Fanon abrite et cache des éléments du FLN, forme des infirmiers pour le maquis, fournit des locaux pour des rencontres secrètes et retransmet des informations, des armes et autre matériel. L’organisation clandestine de la clinique est découverte au début de l’année 1956. Certains s’enfuient, d’autres sont arrêtés.»

Après son expulsion, Fanon retourne clandestinement en métropole. Il passe quelques mois (difficiles) à Paris avant de rejoindre Tunis via l’Italie. «Tout en étant médecin à l’hôpital psychiatrique de La Manouba, [Fanon] enseigne à l’université de Tunis. A partir de l’été 1958, dès son arrivée, il est à la rédaction de Résistance algérienne, organe de l’armée et du Front de libération nationale», poursuit Benjamin Stora. Abane l’avait intégré aussitôt dans le service de presse du FLN. Il fera, dès lors, tout naturellement partie de l’équipe rédactionnelle du journal El Moudjahid.

Quelques mois après l’arrivée de Fanon à Tunis, Abane Ramdane est assassiné, un épisode qui l’affectera «profondément», insiste Stora : «La mort de cet ami et camarade de lutte politique a dû toucher profondément Fanon, d’autant qu’il a dû défendre officiellement, avec la rédaction d’El Moujahid, une version erronée des faits.» Résolu à tisser des liens autrement plus vigoureux entre l’Algérie combattante — ce «territoire-guide» comme il l’appelait — et le continent profond, Fanon sillonne l’Afrique avec la farouche volonté d’ouvrir un «front sud». Transfiguré, il acquiert une dimension internationale. Une aura qui lui vaudra d’être vite la cible de la redoutable Main Rouge, filiale des services spéciaux français spécialisée dans la liquidation des militants nationalistes, notamment les intellectuels. Benjamin Stora rapporte à ce sujet ce fait édifiant : «Au cours de l’été 1959, il est grièvement blessé dans un accident d’auto, près de la frontière algéro-marocaine, où il réorganise les services médicaux de la région militaire et forme des cadres politiques de l’ALN.

On annonce d’abord à Tunis qu’il est mort ; en fait il est transporté par avion à Rome où il passe plusieurs mois en clinique. Pendant ce temps, la Main Rouge organise deux attentats contre lui : une bombe à retardement explose à contretemps à l’aéroport de Rome et tue un enfant ; le commando qui s’était introduit dans la clinique pour l’assassiner trouve le lit vide, Fanon, sur ses gardes, ayant demandé la veille son transfert dans une autre chambre. Après une brève convalescence, il retourne à Tunis fin 1959. Et c’est à ce moment que Fanon va acquérir une immense notoriété…» En mars 1960, Frantz Fanon est nommé ambassadeur du GPRA à Accra (Ghana).

Atteint d’une leucémie, il consacre les derniers mois de sa trop courte existence à la rédaction de son livre-testament, les Damnés de la Terre (1961). Préfacé par Jean-Paul Sartre, l’opus paraîtra chez Maspero trois jours à peine avant sa mort. Il est aussitôt interdit, avant de devenir un livre culte.

Mustapha Benfodil


Alice Cherki. Psychiatre, spécialiste de Frantz Fanon

«La décolonisation de l’être»

Native d’Alger, grande spécialiste de Fanon, Alice Cherki est une psychiatre et psychanalyste de renom. Interne en psychiatrie dans les années 1950 à l’hôpital Joinville de Blida, c’est là qu’elle rencontre Frantz Fanon et milite, depuis, à ses côtés, tant en Algérie qu’en Tunisie, pour la cause indépendantiste. Alice Cherki est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels Frantz Fanon, Portrait (Seuil, 2000), un livre de référence pour la compréhension de la pensée fanonienne.

– Vous êtes spécialiste de Frantz Fanon ; vous avez exercé à ses côtés alors que vous étiez jeune interne en psychiatrie à l’hôpital de Joinville, à Blida. Loin du mythe qu’il est devenu, nous aimerions avoir quelques détails sur l’homme qu’il était et aussi, bien sûr, le «psychiatre engagé» qu’il incarnait. Bref, comment était Frantz Fanon ?

Fanon avait 28 ans quand il est arrivé à Blida, en Algérie, comme médecin des hôpitaux psychiatriques. C’était un homme jeune, mais qui avait déjà traversé beaucoup d’épreuves. Il avait combattu dans les Forces françaises libres pendant la Deuxième Guerre mondiale, rencontré le racisme à cause de la couleur de sa peau. Il avait fait des études de psychiatrie notamment auprès de Tosquelles, militant anti-franquiste et l’un des inventeurs de la psychothérapie institutionnelle. Il avait déjà écrit un livre essentiel, Peau noire, masques blancs, dans lequel il avait déjà analysé — pour le dire succinctement — l’aliénation du Noir soumis au regard blanc convaincu de sa supériorité et, par extension, l’oppression des colonisés. Dans ce premier livre, il martèle sa volonté, plus même son désir de lutter contre «l’asservissement de l’homme où qu’il se trouve et quelle que soit sa couleur».
Il avait écrit également plusieurs articles, notamment le Syndrome nord-africain (paru dans la revue Esprit en 1952) où il s’était attaché à dénoncer la réponse «rejetante» faite à la souffrance des ouvriers immigrés algériens dépossédés de passé et d’avenir. Il avait une expérience, une culture et une vision du monde très en décalage par rapport aux psychiatres de l’époque en Algérie. Il était toujours en mouvement, plein de projets et de désirs d’agir, de transmettre surtout. Il s’agissait, pour lui, d’œuvrer pour la dignité et la liberté de tout homme. Sa préoccupation était le non-asservissement de l’homme, à commencer par le malade mental. Brillant causeur, aimant la vie, il aimait rire, plaisanter et était aussi cassant quand il était en colère devant l’injustice et l’apathie.

– Dans une préface à une nouvelle édition de son livre-testament, les Damnés de la Terre, vous écrivez que Fanon avait accompli une véritable «révolution psychiatrique» lors de son passage à Blida. Vous dites qu’il s’était d’emblée élevé contre ses pairs de «l’Ecole d’Alger» et leur doctrine du «primitivisme des indigènes». Concrètement, qu’est-ce que Fanon a changé dans le dispositif psychiatrique colonial ?

L’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, quand il arrive, fin 1953, ressemble aux asiles les plus reculés de France à l’époque. Dans les deux services dont il a la responsabilité, un service de femmes européennes et l’autre d’hommes «indigènes musulmans», Fanon va appliquer les méthodes de social-thérapie. Il s’agit non seulement d’humaniser l’institution, mais aussi d’en faire un lieu thérapeutique dans lequel soignants et pensionnaires recomposent ensemble un tissu social où peut s’exprimer le fil rompu d’une subjectivité en souffrance. Il découvre également à cette occasion que pour restaurer un tissu social qui fasse sens pour eux, il faut offrir aux pensionnaires hommes des lieux comme un café maure où ils peuvent se rencontrer, écouter une musique comme le chaâbi. Il s’activera à la construction d’un terrain de foot… Il faut également former les infirmiers, d’où la création, sous son impulsion, d’une école d’infirmiers spécialisés en psychiatrie. C’est effectivement une véritable révolution psychiatrique. Fanon n’abordera pas de front les psychiatres de l’Ecole d’Alger qui professent la théorie du primitivisme, faisant des «indigènes» des êtres biologiquement inférieurs, théorie servant de légitimation à la domination coloniale. Fanon les dérange. Mais aussi bien par ses actes que par ses écrits – notamment Considérations ethno-psychiatriques dans la revue Consciences maghrébines – il démontre l’inanité scandaleuse d’une telle conception.

– Comment s’est opéré le déplacement du terrain médical vers le terrain militant dans la vie de Frantz Fanon en Algérie ? Qu’est-ce qui a déclenché, d’après vous, cet engagement fougueux aux côtés du FLN ?

Je ne dirais pas «fougueux» mais inévitable. Fanon était déjà très engagé depuis longtemps dans la lutte contre le racisme et le colonialisme et, dans la société coloniale dans laquelle il arrive, il constate sur le terrain la condition faite au colonisé, que d’une façon générale et pour aller vite, «l’indigène» est traité comme un être inférieur. Il comprend très vite que la situation coloniale en Algérie est intenable. Il en est profondément indigné. Son indignation est encore plus grande quand il constate que la seule réponse au mouvement du 1er Novembre 1954 est la répression (arrestations, torture, exécutions, etc.). C’est le climat de l’époque. A l’intérieur et à l’extérieur de l’hôpital, ses positions sont de plus en plus connues. Concrètement, son engagement dans la lutte de Libération nationale s’est fait par capillarité entre sa réputation de psychiatre et les demandes qui lui sont adressées par des militants nationalistes pour qu’il accueille et soigne, même clandestinement, les maquisards de la Wilaya IV. Il est évident, dès fin 1956, que la guerre va continuer et Fanon s’immerge alors complètement dans la lutte du peuple algérien pour son indépendance. Il restera cependant toujours soucieux du devenir de l’Algérie après l’indépendance.

– Vous vous intéressez de près à la relation entre la psychanalyse et le politique. Même si, précisez-vous, Fanon était davantage dans la «psychothérapie institutionnelle», quelle évaluation faites-vous de sa contribution à la «décolonisation de l’être algérien» (pour vous paraphraser) avec les outils de la psychiatrie ?

Fanon ne voulait pas de l’asservissement non seulement des peuples, mais également des sujets. Il était, comme je vous l’ai dit, pour la dignité et la liberté de l’homme qu’il fallait à tout prix conquérir, ne pas rester dans ce qu’il nomme «la mort atmosphérique». Il était en mesure, de par sa formation psychologique et sa propre expérience, de savoir que la libération personnelle allait de pair et était même fondamentale par rapport à la libération économique, politique et culturelle. C’est d’ailleurs sa grande force et sa visée anticipatrice d’avoir montré que ces différents aspects sont étroitement liés. Cette pensée est d’une grande actualité dans le monde d’aujourd’hui.

– Justement, on répète à l’envi que la pensée de Frantz Fanon est toujours actuelle. Où situez-vous Fanon dans le contexte postcolonial ? Voyez-vous quelque résonance entre sa réflexion et les soulèvements des peuples du Maghreb et du Moyen-Orient aujourd’hui ?

J’ai déjà commencé à répondre à votre question. Je ne sais pas si Fanon était beaucoup lu en Tunisie avant janvier 2011. En Egypte, je crois davantage. Mais il y a une rencontre entre la pensée de Fanon et les soulèvements actuels dans lesquels il s’agit de ne plus avoir peur, de sortir de l’asservissement à un pouvoir qu’il faut bien dire dictatorial, corrompu, dans lequel l’homme du peuple est privé de parole citoyenne et est traité comme un objet et non comme un sujet, comme un individu à part entière. Liberté, dignité, égalité sont les maîtres mots entendus. Oui, il y a rencontre avec la pensée de Fanon. Le contexte post-colonial dites-vous ? On y constate, de part et d’autre de la Méditerranée, l’exclusion des «sans», sans travail, sans droit à un logement ou encore exclus comme étrangers au nom d’un terrible réflexe identitaire : une origine Une, une histoire Une, une identité Une. Dans ce contexte, relire Fanon ouvre la voie aux jeunes générations qui étouffent dans ce carcan. Fanon disait que la «décolonisation de l’être» doit continuer à se poursuivre même après les indépendances.

– Vous êtes née à Alger, vous avez milité pour l’indépendance de ce pays et vous entrez en Algérie avec un visa. 50 ans après la disparition de Frantz Fanon, que reste-t-il de «fanonien» dans l’Algérie de 2011, Alice Cherki ?

Je ne suis pas très douée pour parler de ma personne. Toutefois je précise que lors du vote du code de la nationalité au lendemain de l’indépendance, en 1963, n’étant pas musulmane, il m’a été demandé de faire cette demande de nationalité algérienne en faisant état des services rendus à la lutte pour l’indépendance et en renonçant à ma nationalité française. Je n’ai pas voulu me soumettre à cette injonction, mes ancêtres étant depuis plus de 2000 ans en Algérie. Depuis, il ne m’a jamais été proposé de la demander ! Que reste-il de Fanon ? Peut-être est-ce à vous de me le dire. Je vais vous répondre par une supposition sous forme de boutade : une vague sourde, assourdie, mais profonde. Quelque chose qui ressemblerait aux «indignés». Il y a aussi des Algériens et des Algériennes marqués par sa présence et par son œuvre, comme en témoigne un livre qui vient de sortir : Frantz Fanon et l’Algérie – Mon Fanon à moi.

Mustapha Benfodil


Dixit Fanon : «Arabes quotidiennement niés, transformés en décor saharien»

« […] Pas un Européen qui ne se révolte, ne s’indigne, ne s’alarme de tout, sauf du sort fait à l’Arabe. Arabes inaperçus. Arabes ignorés. Arabes passés sous silence. Arabes subtilisés, dissimulés. Arabes quotidiennement niés, transformés en décor saharien. Et toi mêlé à ceux qui n’ont jamais serré la main à un Arabe. Jamais bu le café. Jamais parlé du temps qu’il fait à un Arabe. A tes côtés les Arabes. Ecartés les Arabes. Sans effort rejetés les Arabes. Confinés les Arabes. Ville indigène écrasée. Ville d’indigènes endormis. Il n’arrive jamais rien chez les Arabes. Toute cette lèpre sur ton corps. Tu partiras. Mais toutes ces questions, ces questions sans réponse. Le silence conjugué de 800 000 Français, ce silence ignorant, ce silence innocent. Et 9 millions d’hommes sous ce linceul de silence. Je t’offre ce dossier afin que nul ne meure, ni les morts d’hier ni les ressuscités d’aujourd’hui. Je veux ma voix brutale, je ne la veux pas belle, je ne la veux pas pure, je ne la veux pas de toutes dimensions.

Je la veux de part en part déchirée, je ne veux pas qu’elle s’amuse car enfin, je parle de l’homme et de son refus, de la quotidienne pourriture de l’homme, de son épouvantable mission. Je veux que tu racontes. Que je dise par exemple : il existe une crise de la scolarisation en Algérie, pour que tu penses : c’est dommage il faut y remédier. Que je dise : un Arabe sur trois cents qui sache signer son nom, pour que tu penses : c’est triste, il faut que cela cesse. Ecoute plus avant : Une directrice d’école se plaignant devant moi, se plaignant à moi d’être obligée chaque année d’admettre dans son école de nouveaux petits Arabes. L’analphabétisme de ces petits bicots qui croît à la mesure même de notre silence. Instruire les Arabes, mais vous n’y pensez pas. Vous voulez donc nous compliquer la vie. Ils sont bien comme ils sont. Moins ils comprennent, mieux cela vaut. Et où prendre les crédits ? Cela va vous coûter les deux yeux de la tête. D’ailleurs ils n’en demandent pas tant. Une enquête faite auprès des caïds montre que l’Arabe ne réclame pas d’école. Millions de petits cireurs. Millions de ‘porter madame‘. Millions de donne-moi un morceau de pain. Millions d’illettrés ‘ne sachant pas signer, ne signe, signons‘. Millions d’empreintes digitales sur les procès-verbaux qui conduisent en prison. Sur les actes de Monsieur le Cadi. Sur les engagements dans les régiments de tirailleurs algériens. Millions de fellahs exploités, trompés, volés. Fellahs agrippés à quatre heures du matin, abandonnés à huit heures du soir. Du soleil à la lune.

Fellahs gorgés d’eau, gorgés de feuilles, gorgés de vieille galette qui doit faire tout le mois. Fellah immobile et tes bras bougent et ton dos courbé mais ta vie arrêtée. Les voitures passent et vous ne bougez pas. On vous passerait sur le ventre que vous ne bougeriez pas. Arabes sur les routes. Bâtons passés dans l’anse du panier. Panier vide, espoir vide, toute cette mort du fellah. Deux cent cinquante francs par jour. Fellah sans terre. Fellah sans raison. Si vous n’êtes pas contents vous n’avez qu’à partir. Des enfants pleins la case. Des femmes pleines dans les cases. Fellah essoré. Sans rêve. Six fois deux cent cinquante francs par jour. Et rien ici ne vous appartient. On est gentil avec vous, de quoi vous plaignez-vous ? Sans nous que feriez-vous ? Ah, il serait joli ce pays si nous nous en allions ! Transformé en marais au bout de peu de temps, oui ! Vingt-quatre fois deux cent cinquante francs par jour. Travaille fellah. Dans ton sang l’éreintement prosterné de toute une vie. Six mille francs par mois. Sur ton visage le désespoir. Dans ton ventre la résignation…Qu’importe fellah si ce pays est beau.»

Frantz Fanon, Lettre à un Français (extrait) 1956

– Ouvrages de Frantz Fanon
– Peau noire, masques blancs (Le Seuil, 1952)
– L’An V de la Révolution algérienne (Maspero, 1959)
– Les Damnés de la Terre (Maspero, 1961)
– Pour la Révolution africaine (Ecrits politiques. Maspero, 1964)