17 octobre 1961: Le temps de la reconnaissance ?
Par Nadjia Bouzeghrane, El Watan, 15 octobre 2011
Le temps d’une reconnaissance officielle de cette tragédie, dont la mémoire est aussi bien française qu’algérienne, n’est-il pas enfin venu ?
N’est-il pas temps de rendre justice aux victimes qui habitaient et vivaient en France et dont les enfants sont aujourd’hui citoyens français ? L’histoire du FLN historique, de Tunis, à Paris et dans les wilayas de l’intérieur ne doit-elle pas être débattue en toute sérénité ? Du côté algérien, le 17 Octobre 1961 est consacré Journée officielle de l’émigration en 1968, et il faudra attendre les événements d’octobre 1988 pour que la manifestation sorte du cadre commémoratif officiel. Alors que la consultation d’archives, si elle devient possible en France, bien que certaines restent soumises à dérogation et de nombreuses autres ont disparu, en Algérie, leur abord est encore problématique. Et comme le souligne l’historien Gilles Manceron :
«… Il est fréquent que l’accès aux archives relatives au mouvement national, en raison des effets cumulés des lobbies mémoriels, des blocages bureaucratiques et des nombreuses incompétences soit plus difficile qu’en France.»
Dans ce dossier consacré au cinquantième anniversaire du 17 Octobre 1961, qu’El Watan publie à partir d’aujourd’hui, des acteurs, des témoins, des historiens et des personnalités attachées aux valeurs de liberté et de justice abordent ces questions essentielles. «Les demandes de reconnaissance symbolique que peuvent exprimer les Algériens acteurs d’Octobre 1961 s’adressent autant à l’Etat algérien que français», soulignent les historiens britanniques Jim House et Neil Mac Master (Bilan du 17 Octobre 1961. Colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon – ENS LSH 2007), cités par l’historien Gilles Manceron.
«Reconnaître les crimes du 17 Octobre 1961, c’est aussi ouvrir les pages d’une histoire apaisée entre les deux rives de la Méditerranée. En 2012, l’Algérie fêtera cinquante ans d’une indépendance qui fut aussi une déchirure française. A l’orée de cette commémoration, seule la vérité est gage de réconciliation», estiment d’éminentes personnalités françaises et algériennes dans un appel du journal en ligne Médiapart.
Pour sa part, le Collectif 17 Octobre qui demande «vérité et justice» considère qu’«on ne construit pas la démocratie sur des mensonges et des occultations».
Brèches ouvertes contre l’occultation
Si la meurtrière répression de la manifestation des Algériens qui protestaient pacifiquement le 17 octobre 1961 contre le couvre-feu que leur avait imposés le Préfet de Paris, Maurice Papon, avec l’accord
du gouvernement français, sort progressivement de l’oubli, cinquante ans après les faits, l’Etat français ne reconnaît toujours pas
ce qui a été commis en son nom.
Les autorités françaises s’en tiennent toujours à la version officielle de l’époque bien que démentie par les travaux d’historiens, témoignages d’acteurs et déclarations de témoins – d’affrontements entre manifestants et policiers. Pour donner l’ampleur nécessaire à la commémoration du 50e anniversaire du tragique 17 Octobre 1961, un collectif coordonne des actions communes aux différentes organisations qui souhaitent faire reconnaître et condamner ce crime d’Etat commis sous la responsabilité du Préfet de police Maurice Papon (El Watan du 6 octobre 2011). Le point d’orgue de cette commémoration est la manifestation du 17 octobre qui partira des Grands Boulevards vers le Pont Saint-Michel. Ce collectif est composé des associations suivantes : 17 Octobre 1961 : contre l’oubli ; Au nom de la Mémoire ; de la LDH (Ligue des droits de l’homme ; et du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples qui animent depuis 20 ans les actions pour qu’on n’oublie pas les Algériens massacrés en plein Paris le 17 octobre.
En 2001 pour le 40e anniversaire du 17 Octobre 1961, Mouloud Aounit, alors secrétaire général du MRAP – un des artisans de ce travail contre l’oubli – soulignait que si le mur du silence se lézarde, c’est grâce à l’opiniâtreté d’historiens, d’écrivains et d’artistes, comme Jean-Luc Einaudi, Didier Daeninckx, le défunt Claude Liauzu ou Mehdi Lallaoui, d’associations : 17 Octobre 1961 contre l’oubli ; Au nom de la mémoire ; le MRAP et d’autres encore . Dix ans après, cette détermination n’est guère entamée, elle gagne, au contraire de nouveaux cercles.
Jean-Luc Einaudi, auteur d’un livre de référence Le 17 octobre 1961. La bataille de Paris (éditions Le Seuil, 1991) qui a contribué à sortir ces événements de l’oubli, nous affirmait dans une des nombreuses interviewes qu’il nous a accordées au cours de ces dernières années que «la pire des choses c’est le mensonge, la négation, l’organisation de l’oubli. Refuser de reconnaître les crimes commis, c’est refuser de reconnaître les victimes, c’est continuer à porter sur les victimes un regard qui les nie dans leur dignité d’hommes et de ce qui fait leur humanité.»En mai 1998, un rapport est rendu public. Dieudonné Mandelkern, conseiller d’Etat, avait été chargé par le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, d’inventorier les archives de la Préfecture de police de Paris et du ministère de l’Intérieur.
Ce rapport ne résultait pas du travail de chercheurs indépendants mais de celui d’un haut fonctionnaire, nous déclarait Jean-Luc Einaudi. «Il ne faudrait pas qu’en 1998, une nouvelle vérité officielle vienne prendre la place de celle, officielle, de 1961. Le rapport Mandelkern parle d’affrontements, or il n’y a pas eu affrontement, mais agression par la police déchaînée de manifestants. D’une certaine façon, le rapport Mandelkern reprend un certain nombre de mensonges.» Pierre Mairat, avocat de Jean-Luc Einaudi au procès que lui a intenté le préfet de Paris, Maurice Papon pour diffamation en 1999 (El Watan des 4, 6, 7, 13 et 14 février 1999), et à l’époque également président-délégué du MRAP, nous signalait qu’«au procès, 180 documents et témoignages ont corroboré les propos de Jean-Luc Einaudi, soit qu’il y a bien eu un massacre le 17 octobre 1961 et les jours suivants». Le 26 mars 1999, la justice française, en déboutant Maurice Papon de sa plainte en diffamation contre Jean-Luc Einaudi (dans son livre Jean-Luc Einaudi accuse l’ancien Préfet de Paris d’avoir donné l’ordre de tirer sur les manifestants, rassemblés pacifiquement) reconnaissait le massacre de manifestants pacifiques algériens perpétré les 17 et 18 octobre 1961 par la police de Paris au nom de l’Etat français.
C’est un premier pas vers une reconnaissance officielle mais ce n’est pas suffisant. «L’histoire a fait aujourd’hui un grand pas en avant. J’ai envie de dire merci à M. Papon. Vous vouliez me faire taire, M. Papon. Dès, le début, j’ai voulu que ce procès soit un moment de vérité. Il y a eu un moment de vérité grâce à vous», s’était adressé Jean-Luc Einaudi à Maurice Papon (El Watan du 17 octobre 1999, ndlr).Le 5 mai 1999, le chef du gouvernement français, Lionel Jospin, décide de «faciliter les recherches historiques sur la manifestation organisée par le FLN le 17 octobre 1961 et plus généralement sur les faits commis à l’encontre des Français musulmans d’Algérie durant l’année 1961». Mais les dérogations pour la consultation des archives de la préfecture de Paris ont été accordées de façon sélective.
Pour la première fois, en 2001, un maire de Paris, en l’occurrence Bertrand Delanoë, décide, non sans soulever un tollé parmi les élus de l’opposition, d’apposer une plaque commémorative à la mémoire des victimes de la manifestation du 17 Octobre 1961 sur le pont Saint-Michel. Sur la plaque, ces mots : «A la mémoire des Algériens victimes de la répression sanglante lors d’une manifestation pacifique.»
Depuis, plusieurs maires de gauche de la région parisienne ont emboîté le pas au Maire de Paris. Ce lundi, Nanterre aura son boulevard du 17 Octobre 1961.
Nadjia Bouzeghrane
Le 17 Octobre des Algériens, un texte inédit de Marcel et Paulette Péju
Le 17 Octobre des Algériens, un manuscrit inédit des journalistes Marcel et Paulette Péju, devait paraître à l’été 1962 dans la collection «Cahiers libres» de l’éditeur parisien François Maspéro. Sa publication avait été bloquée par les autorités algériennes. Il vient d’être édité dans son intégralité par les éditions La Découverte, précédé d’une préface de l’historien Gilles Manceron. Journalistes, Marcel Péju (1922 -2005) et Paulette Péju (1919-1979) ont été également les auteurs de Ratonnades à Paris (Maspéro, 1961 ; nouvelle édition La Découverte, 2000).
Trente, quarante mille Algériens, brusquement sortis du sol, des grands boulevards au quartier Latin, de la Concorde à l’Etoile. Des vagues d’hommes silencieux, résolus, déferlant au centre de la ville. Des manifestants silencieux qui, pouvant tout se permettre, s’interdisent toute violence (…). Au lendemain du 17 octobre, le premier mouvement de l’opinion française fut de stupeur. La peur s’y mêlait, à droite, en songeant qu’il n’eut tenu qu’aux Algériens de déborder une police visiblement surprise ; le malaise, à gauche, à l’idée que nul, depuis dix jours, n’avait jugé bon de protester contre un couvre-feu ouvertement raciste, à l’idée qu’aucun parti, depuis longtemps, n’avait osé organiser pareille démonstration, s’en jugeant sans doute incapable. (…) La féroce répression qui s’abattit sur les manifestants ne suscita pas elle-même une indignation immédiate. (…)
Lorsqu’enfin apparut la vérité, l’horreur qu’elle souleva légitimement contribua involontairement à masquer une double réalité :
-1. les Algériens du 17 Octobre étaient des militants, non des victimes passives d’un pogrom ou les jouets d’un réflexe de désespoir ;
-2. la manifestation a joué un rôle extraordinairement positif dans la dynamique de la révolution algérienne. Prolongée par la grève de la faim de tous les détenus des prisons et des camps, elle est comparable historiquement, pour les Algériens de France, aux journées de décembre 1960 en Algérie même. Le choc qu’elle provoqua, par ailleurs, ébranla si profondément l’opinion française qu’il suscita des initiatives qui semblaient jusqu’alors impossibles et entraîna, pour la première fois depuis longtemps, l’organisation de grandes manifestations de rue.
Bref, le 17 Octobre apparaît, avec le recul, comme un acte politique de première importance.
…. Dans tous les quartiers algériens de Paris, fouilles, rafles, perquisitions, arrestations se succèdent. Les morts, les blessés, les disparus ne se comptent plus (en ces semaines d’août, septembre et octobre 1961, ndlr). Sans qu’aucun journal français y fasse écho, sans qu’aucune protestation s’élève dans les syndicats ou partis de gauche, une vague de terreur sans précédent s’est abattue sur l’émigration algérienne.
Comment en est-on arrivé là ? Pour le comprendre, il est nécessaire de rappeler quelques données de base. La force du FLN en France ne vient pas seulement de ses méthodes, de ses techniques (quelque efficaces qu’elles puissent être d’ailleurs), mais d’abord de leur adaptation à une réalité et à une exigence.
La réalité : les 400 000 travailleurs algériens en France, souffrant, sous une autre forme, de la même oppression coloniale que leurs frères d’Algérie. Leur exploitation en France n’est que le prolongement de l’exploitation de l’Algérie par la France. L’exigence : étrangers, sur-opprimés, liés à leurs familles restées en Algérie, ces travailleurs devaient être nécessairement amenés à se joindre à la lutte. Organiser cette lutte, ce fut l’œuvre de la Fédération de France du FLN. Pendant longtemps, l’émigration algérienne avait souffert d’une sorte de complexe : loin des combattants, des maquis, elle avait le sentiment de ne pas participer au combat de ses frères, d’être composée d’Algériens de seconde zone. Le développement de la structure permit de remédier à cette situation. Petit à petit, l’émigration algérienne en arriva à jouer un rôle politique de plus en plus important. Désormais, et depuis des années, cette émigration s’organise et se reconnaît dans le FLN ; à travers lui, elle pèse d’un poids important dans le déroulement de la révolution algérienne. Cette évolution n’est évidemment pas restée ignorée de la police française. (…)
Le 17 Octobre : pourquoi ? Comment ?
A l’origine du 17 Octobre, il y a trois éléments : une exigence de riposte venue de la base, une erreur tactique du préfet de police, une décision politique de l’organisation du FLN, procédant d’une analyse à la fois de la situation en France et de l’action policière. Le désir de riposte, bien compréhensible, n’aurait pas besoin d’être souligné s’il n’avait été si complètement méconnu, à l’époque, par l’opinion et la presse française. La vérité est pourtant qu’il existait dans l’organisation du FLN un malaise réel. Les responsables voyaient leurs supérieurs ou leurs subordonnés disparaître sans avoir l’autorisation de réagir. «Ne tirez pas», disait la Fédération. «Cette politique des bras croisés, répondaient-ils, nous mène au suicide collectif.» (…)
Le FLN, à vrai dire, n’était pas, au cours de ces semaines, totalement resté sans réagir. (…)
Les responsables furent donc habilités à prendre des décisions de riposte toutes les fois qu’ils disposaient de renseignements contrôlés. Ce fut notamment le cas de certains commandos de police qui avaient pu être localisés au cours des mois précédents et qui ne pouvaient être considérés que comme des criminels de guerre. (…)
Il n’y eut donc jamais de «terrorisme aveugle». Il n’a jamais été question, à aucun moment, pour les Algériens, de tirer au hasard sur de simples agents de la circulation… Mais cette riposte eut beau être rigoureusement «sélective», cela n’empêcha pas une vaste campagne d’intoxication, téléguidée par le ministère de l’Intérieur et la préfecture de police sur le thème du prétendu «terrorisme aveugle» déclenché par le FLN. Cette campagne trouva un écho jusque dans la presse réputée sérieuse (Le Monde par exemple) et eut d’incontestables répercussions sur une opinion française à qui ces journaux montaient en épingle le moindre attentat contre un policier, alors qu’ils n’avaient pas eu un mot pour dénoncer des dizaines d’assassinats d’Algériens. (…)
La réussite de la manifestation du 17 Octobre 1961 est due aussi bien à son organisation rigoureuse, minutée, parfaitement réglée, qu’à la discipline des militants à tous les échelons et à l’accord fondamental de la masse des travailleurs algériens avec les directives de la Fédération de France du FLN. Victimes depuis des mois d’une répression policière aveugle, d’enlèvements, d’assassinats et de vols, soumis depuis le 6 octobre au décret du préfet de police Papon, qui prétendait leur interdire de sortir après 8 heures du soir, les travailleurs algériens de la région parisienne, on l’a vu, brûlaient de protester publiquement, proclamant ainsi tout à la fois leur dignité d’hommes et leur participation à la révolution algérienne. Ils n’attendaient qu’un mot d’ordre.
Dès le samedi 14 octobre, l’état d’alerte fut décrété : tous les militants devaient rester constamment en liaison avec leurs responsables ; la masse des Algériens avait pour consigne de se tenir prête. Le lundi 16 au soir, des directives plus précises furent transmises aux chefs de comité, avec mention d’urgence. (…)
Un responsable de la banlieue Est écrit dans son rapport : «Le 16 au soir, nos militants et nos militantes ont été mis au courant des consignes qui ont été données : manifester pacifiquement, ne pas emporter d’objets compromettants, tels des armes, des couteaux ou même des drapeaux.» Les militants étaient chargés du service d’ordre. S’ils étaient provoqués par la police, ils ne devaient répondre qu’en criant : «A bas le couvre-feu ! Négociez avec le GPRA ! Vive le FLN ! Algérie indépendante ! Libérez les détenus !» (…)
Le mot d’ordre fut suivi à 95%. Seuls restèrent les femmes obligées de garder de très jeunes enfants (âgés de moins de 7 ans) et des vieillards qui se chargeaient de la surveillance des maisons désertées. Dans les lointaines banlieues, des milliers d’Algériens commençaient ainsi dès 19h, par les moyens les plus divers, à se diriger vers les portes de Paris. (…)
Mais le déploiement policier était tel en certains points de passage des manifestants venus de banlieue que plusieurs ne réussirent pas à arriver à destination. (…) Le mouvement des manifestants s’est fait de toutes les directions, débordant et déroutant les services de police. Ainsi, des cortèges de dizaines de milliers d’hommes ont-ils réussi à se former malgré l’importance de la mobilisation policière. (…)
Au moment où le cortège débouche place de l’Opéra, des CRS coupent l’avenue et avancent vers les manifestants. Aucun désordre ne se produit. Pour éviter le choc, les responsables qui encadrent le cortège donnent l’ordre de faire demi-tour. Les manifestants (ils sont maintenant 20 000 ou 30 000) remontent le boulevard. De nouvelles colonnes d’Algériens, venant par la rue Montmartre, viennent grossir le cortège. Jusqu’ici, tout s’est déroulé dans le calme.
Mais, tout à coup, des voitures de la police remontent le cortège à vive allure. A hauteur de la rue du Faubourg-Poissonnière, des coups de feu claquent. C’est le signal de la fusillade. Des cris éclatent alors : «Algérie algérienne ! Libérez nos frères ! Vive le FLN» Ils se mêlent au bruit sourd des grenades lacrymogènes, au bruit sec des armes automatiques. C’est la seule réponse des manifestants aux policiers. (…)
Le vendredi 20 octobre, à leur tour, 90% des femmes algériennes de la région parisienne répondirent à l’appel du FLN : «N’envoyez pas vos enfants à l’école aujourd’hui ; allez manifester dans la rue contre le couvre-feu et contre l’arrestation de milliers d’Algériens.»
La police avait eu vent de ce qui se préparait, et le 20, dès l’aube, elle était sur le pied de guerre, des agents armés et casqués à toutes les sorties de métro et aux sorties des gares, des patrouilles dans toutes les grandes artères, des cars de police à tous les carrefours ! Malgré l’importance de ce dispositif policier, les femmes algériennes réussirent à manifester dans Paris. De toutes les banlieues de la capitale, de Seine-et-Oise, du XIIIe, du XVIIe, du XIXe, du XXe arrondissements, elles parvinrent à rejoindre les trois principaux points de rassemblement : place Saint-Michel, place de la République et place de l’Hôtel-de-Ville. Comme les hommes, trois jours plus tôt, elles avaient revêtu leurs meilleurs habits, certaines portaient le costume national pour aller prendre le train ou l’autobus. D’autres, par groupes de quatre ou cinq, prirent des taxis pour déjouer la surveillance des policiers. Celles qui n’avaient personne pour garder leurs enfants les emmenèrent avec elles. La manifestation avait été organisée avec la même précision que celle du 17. (…)
Au total, à la fin de la journée, un millier de femmes algériennes et 595 enfants avaient été conduits dans des commissariats puis répartis dans des centres d’accueil. (…) Femmes et enfants y passèrent toute la journée. La plupart ne furent libérés que très tard dans la soirée : connaissant leur détermination, la police craignait une nouvelle manifestation.
«Un événement unique dans l’histoire de la France et de sa capitale»
Extraits de la préface de Gilles Manceron au texte intégral inédit de Marcel et Paulette Péju le 17 Octobre des Algériens (publié aux éditions La Découverte).
«A le relire, un demi-siècle après l’événement, sa publication s’imposait, relève Gilles Manceron. D’abord parce qu’il apporte des éléments qui soulignent l’importance majeure de cet épisode, que les travaux des historiens ont confirmée depuis». «Les deux historiens britanniques qui ont le plus contribué à sa connaissance et à l’étude de la réémergence tardive de sa mémoire, Jim House et Neil MacMaster, soulignent fort justement que, même s’il est rarement reconnu comme tel, il s’agit, dans toute l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale, de la répression d’Etat la plus violente et la plus meurtrière qu’ait jamais subie une manifestation de rue désarmée (Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’Etat et la mémoire, Tallandier, Paris, 2008, 542 pages). Et que le nombre de ses victimes est supérieur, par exemple, à celui de la répression de la place Tiananmen à Pékin en 1989 par les autorités chinoises, un événement qui, lui, avait eu immédiatement un retentissement mondial. C’est assurément un événement unique dans l’histoire de la France et de sa capitale.» (…)
«Beaucoup d’historiens ont considéré comme une ‘‘énigme’’ la violence de la répression d’Octobre 1961. Ainsi, Pierre Vidal-Naquet, en 2000, la plaçait ‘‘parmi les énigmes les plus étranges que pose à l’historien et à l’honnête homme la guerre d’Algérie’’, dans la mesure où ‘‘c’est justement quand chacun savait, depuis l’ouverture, le 20 mai 1961, des négociations d’Evian (…) et l’interruption des opérations offensives décidées unilatéralement par le gouvernement français à l’occasion de cette ouverture, que… cette même guerre atteint à Paris son pic de violence. Or, le 17 octobre 1961 n’apparaît comme une énigme que du fait de l’occultation d’un élément majeur qui explique en grande partie ses causes et son déroulement : l’existence, au sein même du gouvernement et des institutions de l’époque, d’opposants à la politique algérienne du général de Gaulle qui, pour éviter qu’elle aboutisse rapidement comme le laissaient présager les concessions faites récemment par le chef de l’Etat sur la question du Sahara, ont choisi de lancer, à contretemps du bon sens et de l’histoire, une guerre à outrance contre le FLN en France. Une guerre reposant sur des méthodes aussi illégales que soigneusement dissimulées et visant du même coup toute l’immigration algérienne qui le soutenait très majoritairement.» (…)
«L’histoire du manuscrit que nous publions ici et du blocage de son édition par les autorités algériennes en 1962 renseignent aussi sur la multiplicité des facteurs qui ont conduit, pendant une longue période, à la disparition de l’événement des mémoires collectives. Pendant plus de vingt ans, en effet, le silence a régné : ni livre, ni article, ni film, ni travail universitaire. Il faut attendre 1985 pour qu’un premier livre lui soit consacré, celui de Michel Levine (Les ratonnades d’octobre. Un meurtre collectif à Paris en 1961, Ramsay, Paris, 1985 ; réédition augmentée, Decitre, Lyon, 2011).» (…) «Il a fallu la fin des années 1980 pour que, du côté des acteurs algériens et de leurs enfants, on en reparle : le livre d’Ali Haroun sur la Fédération de France du FLN, en 1986 (la 7e Wilaya. La guerre du FLN en France 1954-1962, Seuil, Paris, 1986) ; un colloque la même année au Centre culturel algérien de Paris ; un numéro de la revue Sou’al dirigé par Mohamed Harbi, l’année suivante, reproduisant des documents sur l’organisation de cette manifestation (l’Algérie vingt-cinq ans après, Sou’al n°7, septembre 1987) puis la création de l’association Au nom de la mémoire, en 1990, qui a préparé un livre et un film sur le sujet» (Anne Tristan, Le silence du fleuve. Ce crime que nous n’avons toujours pas nommé, Au nom de la mémoire, Bezons, 1991. Et en même temps Agnès Denis et Mehdi Lallaoui, Le silence du fleuve, documentaire, 1991, 52 minutes).
«Tandis que l’auteur de romans policiers Didier Daeninckx dont le livre Meurtres pour mémoire (éd Gallimard, 1985) rapproche cet événement de l’enquête sur le rôle de Maurice Papon dans la déportation des juifs de Bordeaux sous l’Occupation, sur laquelle les premières informations venaient de paraître dans la presse. Puis la publication en 1991 du livre de Jean-Luc Einaudi La Bataille de Paris, 17 octobre 1961 marque un tournant. Grâce à l’opiniâtreté de ce chercheur, à d’autres films et travaux d’historiens, la réalité a commencé, trente ou quarante ans après, à être portée à la connaissance du public. Mais il a fallu combler une sorte de cassure dans la transmission des faits pour tenter de renouer les fils d’une connaissance entravée. On le mesurera en découvrant ce texte écrit quelques mois après l’événement et qui explique avec une grande clarté des enchaînements de faits que les chercheurs ont mis des années à comprendre et restituer.»
«Marcel et Paulette Piéju expliquent dans leur livre que le but de la manifestation était de « faire éclater la mystification » dont se rendait coupable le préfet de police, Maurice Papon, avec l’appui du ministre de l’Intérieur, Roger Frey, et du Premier ministre, Michel Debré. Cette mystification consistait à avoir déclenché, à partir de la fin du mois d’août 1961, une guerre à outrance contre la Fédération de France du FLN, fortement implantée dans l’immigration algérienne, en présentant cette offensive comme un simple travail de maintien de l’ordre rendu nécessaire par une vague soudaine d’attentats que celle-ci aurait brusquement déclenchée. (…) Le texte de Marcel et Paulette Péju montre que la manifestation devint… un événement majeur pour tous les Algériens vivant en France, qui ont eu le sentiment de s’exprimer enfin.»
Collectif 17 Octobre
Appel pour la vérité et la justice
Le 17 Octobre 1961, des dizaines de milliers d’Algériens manifestaient pacifiquement à Paris contre le couvre-feu discriminatoire qui leur avait été imposé par Maurice Papon, préfet de police de Paris.
Ils défendaient leur droit à l’égalité, leur droit à l’indépendance et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ce jour-là et les jours qui suivirent, des milliers de ces manifestants furent arrêtés, emprisonnés, torturés ou, pour nombre d’entre eux, refoulés en Algérie. Des centaines perdirent la vie, victimes d’une violence et d’une brutalité extrêmes des forces de police.50 ans après, la vérité est en marche. Cependant, la France n’a toujours pas reconnu sa responsabilité dans les guerres coloniales qu’elle a menées — en particulier la Guerre d’Algérie — non plus que dans le cortège de drames et d’horreurs qu’elles ont entraînés, comme ce crime d’Etat que constitue le 17 Octobre 1961. Certains osent encore aujourd’hui continuer à parler des «bienfaits de la colonisation», célébrer le putsch des généraux à Alger contre la République et le pouvoir encourage lesnostalgiques de l’Algérie française et de l’OAS.
La Fondation pour la mémoire de la Guerre d’Algérie, dotée de plus de 7 millions d’euros, créée en application de l’article 3 (dont l’abrogation est demandée) de la loi du 23 février 2005 qui vante les «aspects positifs de la colonisation» est sous la coupe d’associations nostalgiques qui voudraient pouvoir exiger des historiens qu’ils se plient à la mémoire de «certains» témoins. Pour être fidèles à leur mission scientifique, les historiens ont besoin de pouvoir accéder librement aux archives, échapper aux contrôles des pouvoirs ou des groupes de pression et travailler ensemble, avec leurs homologue des deux rives de la Méditerranée. La vérité doit être dite sur l’organisation criminelle de l’OAS que certains, au sein même du parti du président de la République, cherchent à réhabiliter. Ce n’est qu’à ce prix que pourra disparaître la séquelle la plus grave de la Guerre d’Algérie, à savoir le racisme dont sont victimes aujourd’hui nombre de citoyens ou de ressortissants d’origine maghrébine ou des anciennes colonies, y compris sous la forme de violences policières récurrentes, parfois meurtrières.
On ne construit pas la démocratie sur des mensonges et des occultations. 50 ans après, il est temps :
– que la République reconnaisse les massacres commis par la police parisienne, le 17 octobre 1961 et les jours suivants, comme un crime d’Etat ;
– que la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie soit supprimée ;
– que la liberté d’accès aux archives soit effective pour tous, historiens et citoyens;
– que la recherche historique sur ces questions soit encouragée, dans un cadre franco-algérien, international et indépendant.
Toutes les associations, organisations (syndicats, partis politiques…) qui souhaitent signer cet appel doivent prendre contact, en confirmant leur accord, avec un message adressé à [email protected].
Pour une histoire apaisée
Reconnaître les crimes du 17 Octobre 1961, c’est aussi ouvrir les pages d’une histoire apaisée entre les deux rives de la Méditerranée. En 2012, l’Algérie fêtera cinquante ans d’une indépendance qui fut aussi une déchirure française. A l’orée de cette commémoration, seule la vérité est gage de réconciliation.
«Ni vengeance ni repentance, mais justice de la vérité et réconciliation des peuples : c’est ainsi que nous construirons une nouvelle fraternité franco-algérienne», demandent plus d’une centaine d’intellectuels, de personnalités politiques et de la société civile, dans un appel en ligne sur le site de Médiapart, ouvert à signature. Ils rappellent qu’«il y a cinquante ans, le préfet de police de la Seine, Maurice Papon, avec l’accord du gouvernement, imposa un couvre-feu visant exclusivement tous les Français musulmans d’Algérie». Ce couvre-feu raciste entraîna une réaction pacifique des Algériens, sous la forme d’une manifestation dans les rues de Paris. Au soir du mardi 17 octobre 1961, ils furent près de trente mille, hommes, femmes et enfants, à défiler pacifiquement sur les grandes artères de la capitale pour revendiquer le droit à l’égalité et défendre l’indépendance de l’Algérie. «La répression policière de cette protestation non violente est une des pages les plus sombres de notre histoire. Longtemps dissimulée à l’opinion et désormais établie par les historiens, elle fut féroce : onze mille arrestations, des dizaines d’assassinats, dont de nombreux manifestants noyés dans la Seine, tués par balles, frappés à mort.»
«Le temps est venu d’une reconnaissance officielle de cette tragédie dont la mémoire est aussi bien française qu’algérienne. Les victimes oubliées du 17 Octobre 1961 travaillaient, habitaient et vivaient en France. Nous leur devons cette justice élémentaire, celle du souvenir. Parmi les nombreuses personnalités, qui ont déjà donné leur accord, on remarque notamment les noms des anciens résistants Raymond Aubrac, Stéphane Hessel et Edgar Morin ; du fondateur du Nouvel Observateur Jean Daniel, du directeur des Temps Modernes Claude Lanzmann et de celui de la revue Esprit, Olivier Mongin ; des philosophes Régis Debray et Alain Badiou, de l’écrivain et ancien éditeur François Maspero, de l’écrivain Didier Daeninckx, des professeurs au Collège de France Françoise Héritier et Pierre Rosanvallon ; des historiens André Burguière, Jean-Luc Einaudi, Gilles Manceron, Benjamin Stora, Tzvetan Todorov, Enzo Traverso, Françoise Vergès, Georges Vigarello ; des avocats Henri Leclerc, Jean-Pierre Mignard et Roland Rappaport ; enfin ceux de Florence Malraux, Alain Joxe et Mireille Fanon-Mendès France ainsi que de l’ancien Premier ministre Michel Rocard.»
Olivier Lecour Grandmaison : «Une insupportable insulte à la mémoire des victimes algériennes»
Historien spécialiste des questions qui ont trait à l’histoire coloniale, Olivier Lecour Grandmaison enseigne les sciences politiques à l’université d’Evry-Val d’Essonne , ainsi qu’au Collège international de philosophie. Sous sa direction Le 17 octobre 1961 : un crime d’Etat à Paris , les éditions La Dispute, 2001. Ilest l’auteur notamment de Coloniser, exterminer : Sur la guerre et l’Etat colonial, Paris, Fayard, 2005 (traduit en arabe en 2007(Algérie) ; La République impériale: politique et racisme d’Etat, Paris, Fayard, 2009 (traduit en arabe en 2009 (Algérie). Son dernier ouvrage De l’indigénat . Anatomie d’un monstre juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’empire français ,Paris, Zones/La Découverte, 2010.
– En 2001 vous avez créé l’association «Le 17 octobre 1961 contre l’oubli». Dix ans après, avez-vous le sentiment qu’il y a eu des avancées en ce sens de par la mobilisation d’associations et intellectuels qui œuvrent depuis de longues années à la reconnaissance officielle de ce « crime d’Etat » ?
La réponse sera contrastée, parce que la réalité l’est. Au niveau national, aucune avancée. Pire encore, une terrible régression puisque Nicolas Sarkozy, le gouvernement et la majorité qui les soutient se sont engagés dans une réhabilitation, sans précédent, depuis 1962, du passé colonial de la France. A preuve, la loi scélérate du 23 février 2005 qui sanctionne une interprétation positive de la colonisation et l’indigne Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie établie en application de l’article 3 de la loi précitée. Cette fondation doit être considérée comme le bras armé de ce révisionnisme historique et si elle a été inaugurée l’année dernière, c’est certainement en vue des événements à venir : à savoir le 50e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie qui, hasard du calendrier mémoriel et politique, va tomber en pleine élection présidentielle française. Dans un contexte de concurrence très vive entre l’UMP et le Front national sur un certain nombre de thèmes, nul doute que cette institution va faire entendre cette sinistre musique chère aux oreilles des électeurs courtisés par ces deux organisations : «la présence française en Algérie fut une œuvre positive dont les Français doivent être fiers.»
Au niveau local, par contre, on constate des avancées importantes puisqu’un nombre significatif de communes de la région parisienne, en province parfois aussi, je pense en particulier à la ville de Givors, ont inauguré des plaques, des monuments, des squares, des rues et bientôt un boulevard, comme à Nanterre, à la mémoire des victimes algériennes des massacres d’Octobre 1961. Cela prouve que le combat mené depuis dix ans ne l’a pas été en vain et que ces événements, souvent ignorés il y a quelques années encore, le sont beaucoup moins maintenant.
– Votre association est membre du collectif qui coordonne les manifestations commémoratives du cinquantenaire du 17 Octobre 1961. Qu’escomptez-vous de toutes les initiatives engagées pour ce faire ?
En ce qui me concerne, je n’attends strictement rien de l’actuel chef de l’Etat, car pour les raisons qui viennent d’être exposées, il a toujours fait preuve, en ce domaine, comme en beaucoup d’autres, d’un opportunisme sans principe, sans autre principe du moins que le désir soit de conquérir le pouvoir comme en 2007, soit de s’y maintenir comme aujourd’hui. Rappelons à ce propos, que Nicolas Sarkozy, en tant que ministre candidat, a prononcé un discours stupéfiant à l’occasion d’un meeting tenu à Toulon le 7 février 2007. Récitant une prose ampoulée et convenue, rédigée par son conseiller Henri Guaino, le premier déclarait donc «Le rêve européen a besoin du rêve méditerranéen. (…) le rêve qui fut le rêve de Bonaparte en Egypte, de Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc. Ce rêve ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation. »
Par contre, je pense que nous devons nous saisir de la commémoration des massacres d’octobre 1961, perpétrés à Paris même par des policiers, agissant sous les ordres du préfet de la Seine Maurice Papon, pour rappeler inlassablement que nous exigeons des plus hautes autorités de la République qu’elles reconnaissent que ce qui a été perpétré, alors, est bien un crime d’Etat. J’ajoute, eu égard au contexte politique français, que cette exigence doit être également adressée à l’ensemble des candidates et candidats qui prétendent incarner une alternative à l’actuelle majorité, afin qu’ils se prononcent très clairement sur cette revendication et sur celle de la reconnaissance des crimes commis par la France au cours de la période coloniale, que ce soit en Algérie ou ailleurs. En ces matières également, la rupture avec ce qu’il est convenu d’appeler le « sarkozysme » doit être assumée et les positions des unes et des autres exposées de façon claire ; précise et ferme.
– Comment expliquez-vous cette offensive révisionniste de la droite et de l’extrême-droite ?
L’une des causes premières de cette offensive réside dans un choix fait par le chef de l’Etat et la majorité qui l’a soutenu lors des dernières élections présidentielles. «Aller chercher les électeurs du Front national un par un», selon la formule de Nicolas Sarkozy en 2007, tel était l’objectif poursuivi puisque tel était le prix à payer pour parvenir à l’Elysée. Dans ces conditions, la réhabilitation de l’histoire coloniale du pays, en général, et celle de l’Algérie française, en particulier, était essentielle. Nul doute que dans le contexte politique qui est celui de la France aujourd’hui, marqué par la progression spectaculaire du Front national, ces questions vont être très importantes pour le chef de l’Etat, l’UMP et cette dernière organisation politique. Tous vont certainement se saisir de la coïncidence particulière du calendrier mémoriel – 50e anniversaire des massacres d’Octobre 1961 et 50e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie – et du calendrier électoral pour défendre une fois encore leurs « thèses » sur les vertus de la colonisation française. C’est d’ailleurs pour cela que la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie a été créée.
Le collectif 17 Octobre 1961 demande justement que la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie soit revue dans sa composante et ses missions
En ce qui me concerne, je pense que la loi du 23 février 2005 doit être abrogée et la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie supprimée. Contrairement aux propos lénifiants du député de l’UMP, Elie Aboud, qui soutenait qu’elle n’est «ni politicienne, ni partisane», cette fondation poursuit un objectif très clair : réhabiliter le passé français en Algérie. Rappelons, en effet, quelques éléments qui permettent de mieux comprendre sa fonction. Qui siégeait au conseil d’administration au moment de l’inauguration de cette Fondation? Trois généraux notamment qui ont tous combattu en Algérie : Bernard de La Presle, François Meyer et Jean Salvan. Tous ces militaires ont aussi et surtout pour particularité d’être signataires du Manifeste des 521 officiers généraux, rendu public le 18 mars 2002, dans lequel on peut lire ceci : «Nous tenons d’abord à affirmer que ce qui a caractérisé l’action de l’armée française en Algérie, ce fut d’abord sa lutte contre toutes les formes de torture, d’assassinat, de crimes idéologiquement voulus et méthodiquement organisés. C’est cela la vérité et non le contraire. »
Terrible régression. Atroce réécriture de l’histoire. Insupportable insulte à la mémoire des victimes algériennes de ce conflit longtemps resté sans nom. Sordide répétition aussi où se découvrent des arguments éculés que l’on croyait réservés à quelques ultras de l’Algérie française. Dans cette situation inédite et scandaleuse, la suppression de cette Fondation indigne est donc indispensable.
Nadjia Bouzeghrane
Censure et désinformation
Livres, films, témoignages de policiers, d’observateurs, de victimes. La chape de silence est imposée depuis le plus haut sommet de l’Etat français.
Les jours suivant le massacre de la manifestation, des élus à différents niveaux avaient demandé une commission d’enquête. Les plus hautes autorités de l’Etat français, depuis le général De Gaulle en passant par le Premier ministre, Michel Debré et le ministre de l’Intérieur jusqu’au préfet de police, Maurice Papon, avaient refusé d’accéder à ces demandes.
Au moment de la sortie de son livre La bataille de Paris. Le 17 octobre 1961, aux éditions Le Seuil, en 1991 (El Watan du 17 octobre 1991), Jean-Luc Einaudi nous indiquait que «dans les événements du 17 Octobre 1961 on a assisté à une volonté d’étouffement». Des journaux étaient saisis : Vérité-Liberté, Temps modernes, la revue Partisans avec un article de François Maspéro, un livre, un film interdits. La presse parisienne avait parlé de cinq morts. Et hormis L’Humanité et Libération , les autres organes de presse ont relayé les informations manipulées de la Préfecture de police. Seul, un certain Hervé Bourges nommera les lieux et les actes barbares commis, dans Témoignage chrétien du 21 octobre ( le Temps des Tartuffes ), qui sera immédiatement saisi tandis que d’autres journaux paraîtront avec des «blancs». C’est ensuite la chape de plomb et l’occultation qui vont caractériser le rôle des médias.
Hervé Bourges écrit dans Témoignage Chrétien du 27 octobre 1961 : «c’est une rude leçon que viennent de nous donner les Algériens de Paris, parce que jamais ils ne seraient descendus dans la rue si nous, journalistes, avions mieux informé une opinion chloroformée des réalités d’une guerre qui s’est établie sur notre sol et si nous, démocrates, avions pu taire nos divergences et unir nos forces ».
Le 19 octobre 1961 le ton de la presse commence à changer et à parler de « violence à froid » sur les « manifestants arrêtés » ( Le Monde).
Une enquête menée au Parc des expositions, centre d’internement, est publiée sans signature dans le numéro 13 du journal Vérité-Combat qui sera saisi. Quelques jours plus tard l’Humanité, Libération, France-Soir, Témoignage Chrétien, France Observateur, l’Express, Le Monde font paraître des témoignages accablants.
Gilles Martinet, rédacteur en chef de France Observateur et Claude Bourdet, éditorialiste avaient rédigé un article dans lequel ils demandaient une enquête, alors qu ’au moment de boucler le journal, ils recevaient la visite de policiers indignés par la violence de leurs collègues à l’encontre des manifestants.
Quelques photographes comme Elie Kagan ont bravé l’interdiction. Jacques Panijel chercheur au CNRS et membre du Comité Maurice Audin avait fait un film Octobre à Paris qui n’a eu un visa commercial qu’en 1999.
Le défunt George Mattei a fait partie des quelques personnes qui ont réintroduit le 17 Octobre 1961 dans la mémoire collective. Il avait adhéré à la Fédération de France après sa démobilisation d’Algérie et après avoir rédigé dans la revue Esprit l’un des deux premiers témoignages sur la torture pratiquée dans les rangs de l’armée française. George Mattei nous rappelait en 2001 que c’est seulement en 1980 dans Libération que cela a commencé à bouger avec le journaliste Jean-Louis Péninou « témoin de la manifestation et militant anticolonialiste qui a fait publier le premier dossier de presse avec le peu de matériel que nous avions ».
Le silence demeure la règle dans les milieux officiels.
Nadjia Bouzeghrane
Mahdad Ahmed. Ancien chef du FLN en France
«Une blessure qui reste béante jusqu’à nos jours»
Le 17 octobre 1961 alors que la guerre d’Algérie touchait à sa fin, le FLN appelait à une manifestation pacifique dans les rues de Paris pour dénoncer le couvre-feu imposé aux Algériens.
Cette manifestation avait rassemblé environ 30 000 personnes. Le préfet de police de Paris, Maurice Papon, engageait alors une répression sanglante avec au moins 7000 policiers. Bilan : plus de 200 morts, noyés ou exécutés, parmi les Algériens, et des milliers d’arrestations. «Les horribles massacres et atrocités menés par les policiers de Papon ont changé la couleur de l’eau de la Seine en rouge, de par le sang des manifestants algériens tués, réprimés, blessés et jetés dans ce fleuve. C’était octobre noir !». C’est par ces mots chargés de sens et de douleur que Mahdad Ahmed, ancien chef FLN de la région stéphanoise, nous a résumé ce crime au cœur de l’Etat français. «Pas moins de 7000 policiers étaient sur le pied de guerre contre des Algériens qui voulaient manifester pacifiquement pour leur droit à l’indépendance. Deux compagnies de CRS et trois escadrons ont été déployés pour quadriller la capitale française. Le soir, les premiers groupes d’Algériens sont arrêtés et conduits à Vincennes et à Bourgeon. Tard dans la nuit, des milliers d’Algériens défilaient dans les rues de Paris. La répression sera brutale.
Les forces de l’ordre torturaient sous les ordres de Papon en plein Paris, rue de la Goutte-d’Or, Bd de la Chapelle, rues Harvey et Charbonnier. «Les manifestants défilaient avec les mains nues dans plusieurs rues de Paris, dans l’ordre et la discipline, afin de briser le mur de silence qui tenait l’opinion publique française et internationale à l’écart de la réalité de la guerre d’Algérie. D’innombrables Algériens seront alors battus à mort et jetés dans la Seine», témoigne M. Mahdad, aujourd’hui âgé de 81 ans. Quelque 600 morts et des milliers d’arrestations ont été dénombrés, selon M. Mahdad, qui se souvient qu’un Algérien s’était pendu dans les WC d’une cave où la police l’avait enfermé. D’autres battus atrocement à coups de pieds et de poings, attachés sur des carcasses de portes avec du fil électrique, avaient été passés au supplice de l’eau, de brûlures à la cigarette, avant d’être jetés, morts ou vivants, dans la Seine. «Les avocats du FLN avaient porté plusieurs plaintes auprès du procureur de la République française, mais aucune n’avait abouti. Pas la moindre autorité n’avait fait le nécessaire pour stopper les tortures menées par les barbouzes de Maurice Papon, grand patron de la police. Celle-ci massacrait des Algériens dans des couloirs mêmes de ses appartements.
Papon était aussi complice des déportations, des assassinats et des tortures pratiquées par des harkis de la police française. La date du 17 Octobre 1961 est tellement marquée par une horreur inqualifiable dont furent victimes des centaines d’Algériens, qu’elle blessa dans sa conscience l’humanité entière, comme elle continue de nous blesser encore de nos jours, nous, les Algériens. C’est une date qui restera un symbole de la communauté algérienne immigrée en France et marquera éternellement l’histoire de l’Algérie contemporaine». Ahmed Mahdad se souvient encore que «la répression avait commencé bien avant le 17 octobre. Le 8 septembre 1961, des dizaines de ressortissants algériens avaient été expédiés dans leurs pays. Le 12 du même mois, les policiers français, aidés par des harkis, expulsent vers l’Algérie 276 algériens et 659 internés. Le 19 octobre 1961, un bilan officiel publié, faisait état de 9260 détenus et de 500 algériens extradés par avion vers l’Algérie.
Des cadavres d’Algériens avaient été repêchés au port de Bezons, à Pont neuf, dans la Seine et à Argenteuil». M. Mahdad nous apprend qu’un militant, Achour Boussouf, avait été arrêté par la police, puis étranglé et jeté dans la Seine. Notre interlocuteur, lui-même incarcéré pendant 14 mois à la prison Saint-Paul de Lyon, exhibera une liste de «frères militants» exécutés le 20 février 1961 dans cette sinistre prison. Ils sont à ce jour enterrés en France. «L’Algérie a failli à ses devoirs. La France doit présenter ses excuses au peuple algérien pour tous les crimes commis, à commencer par les 45000 personnes massacrées le 8 Mai 1945 à Sétif, à Guelma et à Kherrata. La presse américaine avait relevé alors 83000 morts au niveau national dans ces douloureux évènements», dira en conclusion M. Mahdad.
Ahcène Tahraoui
Emmanuel Blanchard. Maître de conférences en sciences politiques
«Un blanc seing pour infliger une défaite à l’organisation nationaliste»
Emmanuel Blanchard est maître de conférences en sciences politiques à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). Ses recherches portent sur les polices en situation coloniale et sur la socio-histoire des politiques d’immigration. Il vient de publier La police parisienne et les Algériens (1944 – 1962) aux éditions Nouveau monde.
– Ce qu’on a appelé le «problème nord-africain », pour ne pas dire algérien, a été en métropole plus un problème de la police que des politiques. Pourquoi ce distinguo ?
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les «Français musulmans d’Algérie» se voient reconnaître la liberté de circulation entre les deux rives de la Méditerranée et l’égalité des droits avec les autres citoyens français de métropole. Cette pleine citoyenneté théorique, réaffirmée dans le statut de l’Algérie de 1947, visait à arrimer les départements d’Algérie à la France, alors même que la domination coloniale était contestée. Pour beaucoup d’observateurs, elle était une «fiction juridique» impossible à respecter en raison des représentations négatives dont étaient l’objet les Algériens toujours perçus comme « indésirables » en métropole. Pour les gouvernements successifs, il était donc hors de question de faciliter leur accueil, notamment en matière de logement. Ils pouvaient justifier leur inertie en s’abritant derrière le principe d’égalité (puisque les «FMA » étaient pleinement citoyens, il aurait été inconstitutionnel de leur permettre de bénéficier de dispositifs spécifiques). Il reste que les nouveaux arrivants étaient frappés par le chômage et la pénurie de logement. Ces difficultés ainsi que leur visibilité dans certains quartiers populaires ou certaines formes de délinquance (le marché noir de produits rationnés notamment) conduit à ce que le thème du « problème nord-africain » s’imposent dans la presse et dans les préoccupations des forces de l’ordre. L’emprise policière (contrôles d’identité, rafles, retours forcés…) fut la seule réponse apportée à une immigration massive ancrée dans une domination coloniale qu’aucun parti de gouvernement ne songeait à remettre en cause.
– Vous qualifiez les Algériens de «migrants particuliers». Qu’est-ce qui les distingue des autres migrants ? Est-ce leur statut de «Français musulmans» qui ne fait pas d’eux pour autant des citoyens ? Pourquoi l’immigration algérienne était-elle gérée par la police ?
Juridiquement les Algériens de France n’étaient pas des étrangers, ni même des coloniaux au statut intermédiaire. Ils étaient pleinement citoyens français et n’étaient soumis à aucun encartement spécifique (la plupart détenait une carte d’identité dont la possession n’était alors pas obligatoire). Dans les faits, il s’agissait de «citoyens diminués», en raison de la persistance de discriminations juridiques et politiques en Algérie (le second collège), d’une citoyenneté sociale amputée (au travers, par exemple de la faiblesse des allocations familiales versées aux «musulmans» d’Algérie) et plus généralement d’une situation coloniale qui pesait sur les représentations et les pratiques administratives. Dans ce contexte, les forces de police n’hésitaient pas à outrepasser leur mandat et à user de violences pour chasser les Algériens paupérisés et considérés comme trop visibles, ou pour faire taire ceux qui cherchaient à faire valoir leurs droits ou à s’opposer à la domination coloniale.
– Vous relevez dans votre livre que le contrôle policier de la communauté algérienne en France est antérieur à la guerre de libération de l’Algérie ? A quelles fins ce contrôle était-il pratiqué ?
Dès avant la guerre d’indépendance, les contrôles policiers, en particulier dans le cadre de rafles massives, visaient à un triple objectif : enregistrer et ficher une population qui n’était pas soumise aux dispositions spécifiques de la police des étrangers ; inciter au retour, ou en tout cas à la dispersion hors de certains quartiers, ces migrants considérés comme «indésirables» ; lutter contre les revendications et les modes d’action (manifestations, réunions, ventes de journaux à la criée…) des Algériens les plus politisés, en particulier les militants et les sympathisants du PPA-MTLD.
– Vous affirmez qu’en octobre 1961, toutes les conditions de possibilité d’une violence extrême étaient réunies.
Entre 1955 et 1958, l’ensemble des revendications policières, vis-à-vis des émigrés d’Algérie, sont satisfaites : ils sont peu à peu encartés et fichés, leur liberté de circulation vers la métropole est réduite, des milliers d’entre eux sont internés dans des centres d’assignation à résidence surveillée ouverts à partir de 1958. Dans la rue, après les premiers attentats qui les ont visés, les policiers se voient reconnaître des possibilités élargies d’utiliser leurs armes à feu contre les «suspects nord-africains». Maurice Papon, nommé préfet de police en mars 1958, obtient que soient créées des unités militaro-policières, directement inspirées de celles intervenant sur le théâtre d’opérations algérien : il s’agit de pleinement prendre la mesure de ce que les temps de paix sont révolus et que ce sont les principes de la « guerre contre-révolutionnaire» qui doivent s’imposer. Pour répondre aux actions des groupes armés et de l’organisation spéciale du FLN, en particulier, celles dirigées contre des policiers, il n’hésite pas à deux reprises (septembre 1958 et octobre 1961) à proclamer un couvre-feu discriminatoire contre les «travailleurs musulmans algériens». Dans le même temps, il affirme et démontre, à plusieurs reprises, que les auteurs de violences illégales contre des Algériens seront couverts par leur hiérarchie. Le 17 octobre 1961 apparaît comme la radicalisation de ce qui se faisait auparavant, car le mot d’ordre est de rafler, par tous moyens, toutes les personnes bravant le couvre-feu : mais elles sont plus de 30 000, hommes, femmes et enfants mêlés ! Puisque ces Algériens sont perçus comme de véritables ennemis intérieurs, le feu vert préfectoral aboutit à un véritable massacre colonial perpétré en plein Paris. Par son ampleur et les multiples méthodes utilisées pour donner la mort, il est comparable à celui du 7 décembre 1952 à Casablanca.
– Les forces de police n’ont pas pu engager de leur propre chef la « campagne de terreur» contre les Algériens, sans le feu vert de leur plus haute hiérarchie et la couverture de l’Exécutif. Vous dites vous-même que, plus tard, Papon n’a jamais été désavoué ni par le Premier ministre, Michel Debré, ni par le général de Gaulle. A quelles fins répondaient ces ratonnades, dont le summun a été la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 ?
Il n’est pas possible de démontrer que la répression sanglante du 17 octobre 1961 a été planifiée, ni d’apporter la preuve que cette «ratonnade», pour reprendre un mot beaucoup utilisé à l’époque, a été encouragée au plus haut niveau. Néanmoins, le dispositif policier mis en œuvre, ce soir-là, impliquait un degré de violence très élevé et rien n’a été fait pour que des manifestants pacifiques ne soient pas la cible d’une violence disproportionnée. Au contraire, alors que certains policiers étaient mus par une véritable haine contre des Algériens globalement qualifiés de «tueurs du FLN», leur hiérarchie leur a donné un blanc seing pour infliger une défaite à l’organisation nationaliste. Tant pour de Gaulle que pour Debré, il importait de tenir la rue et de montrer à tout prix que le FLN ne pouvait pas être le maître du pavé parisien. Peu importait le prix humain, l’important était de prendre un ascendant symbolique et matériel (par la désorganisation de la Fédération de France) sur un FLN avec qui il faudrait reprendre les négociations dans l’optique d’une inévitable reconnaissance de l’indépendance algérienne.
– Toutefois, des policiers ont dénoncé le massacre commis ce jour-là et les jours suivants.
Un certain nombre de syndicalistes policiers se sont ouverts dans le cadre de réunions internes du SGP (principal syndicat de gardiens de la paix) au sujet du «malaise», voire de la honte ressentie par une partie des forces de l’ordre face à ce qu’ils n’hésitaient pas à qualifier de «ratonnades» couvertes par le préfet de police. Individuellement, des policiers se sont désolidarisés de leurs collègues, et même, pour quelques-uns, ont essayé d’apporter une aide directe ou indirecte à des Algériens et des Algériennes. Un groupe de «policiers républicains» a même dénoncé anonymement les multiples exactions commises ce soir-là. Ce très long tract était, en fait, principalement l’œuvre d’un policier communiste suspendu, syndiqué au SGP. Bien qu’Emile Portzer tenait ses informations de policiers communistes du SGP, le Syndicat de gardiens de la paix souhaitait avant tout éviter que ces révélations n’accentuent les divisions parmi les policiers : il se joignit donc à la plainte déposée par Maurice Papon contre les auteurs anonymes de ce tract. Au sein de la police, il y eut donc quelques voix individuelles pour dénoncer le massacre du 17 Octobre – elles furent d’ailleurs très utiles dans les décennies suivantes pour faire la lumière sur cette journée – mais aucune prise de parole collective pour regretter qu’une démonstration pacifique soit réprimée avec une violence inédite dans le Paris du XXe siècle.
– Vous considérez que les pratiques et méthodes de contrôle actuel de l’immigration trouvent leur origine dans cette période. Expliquez-nous ?
L’historien américain, Clifford Rosenberg, a montré que les pratiques policières de contrôle de l’immigration s’étaient constituées en routines et dispositifs (services spécialisés, fichiers…) institutionnalisés dans l’entre-deux guerres. Les années 1930 furent d’ailleurs marquées par l’expulsion et le rapatriement de dizaines de milliers d’étrangers, principalement Polonais, devenus « nutiles» et «indésirables» en raison de la crise économique. Après guerre, la préfecture de police aurait aimé traiter les «Français musulmans d’Algérie» de la même manière, mais elle n’en avait ni les moyens juridiques ni administratifs. Ces moyens furent obtenus et les préventions politiques furent levées quand la lutte contre le nationalisme algérien s’imposa comme une priorité absolue. «L’élimination des indésirables» passa alors principalement par l’internement administratif et des «rapatriements» forcés. Le contexte sociopolitique contemporain ne peut certes pas être comparé à celui de la fin de la guerre d’indépendance algérienne, mais une partie des migrants actuels se voient toujours déniés leurs droits les plus fondamentaux, en particulier quand leur statut juridique ou des protections internationales leur accordent une relative liberté de circulation. On peut notamment penser au Roms d’Europe de l’Est ou aux demandeurs d’asile actuellement pourchassés par la police française, afin qu’ils ne puissent pas faire valoir leurs droits. Cette politique d’inhospitalité vise surtout à envoyer le message que leur présence n’est pas souhaitée et à décourager les candidats au départ. Il en allait de même quand les Algériens avaient le droit inconditionnel de s’installer dans les départements français de la rive nord de la Méditerranée.
Nadjia Bouzeghrane
Plaintes pour crime contre l’humanité
Des rescapés du massacre et des proches des manifestants décédés avaient déposé, en février 1998, une plainte pour crime contre l’humanité devant la justice française, par l’intermédiaire de la Fondation du 8 Mai 1945.
La plainte des familles avait été rédigée, signée et déposée par trois éminents avocats, aujourd’hui décédés, Maîtres Bentoumi, Nicole Dreyfus et Marcel Manville, ce dernier, ami de Frantz Fanon, est décédé le 2 décembre 1998 en plein tribunal, alors qu’il s’apprêtait à plaider devant la Chambre d’accusation. « La loi d’amnistie, c’est la loi de l’oubli. Les crimes contre l’humanité, par leur nature même sont imprescriptibles et on n’a pas le droit de les oublier », soutenait Nicole Dreyfus.
Cette position est partagée par de nombreux hommes et femmes de loi, intellectuels, militants des droits de l’homme, hommes et femmes politiques qui demandent la levée de la prescription des actes commis pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie, couverts par la loi d’amnistie de 1962 et la rétroactivité de la loi sur les crimes contre l’humanité – inscrits pour la première fois dans le droit français – définis par le nouveau code pénal de 1994. Jusqu’en 1994 le code pénal français renvoyait, en matière de crime contre l’humanité, au statut de Nuremberg de 1945. Le nouveau code pénal français ne fait plus référence aux crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale, mais cette loi ne s’applique pas à la période de 1945 à 1994.
Nadjia Bouzeghrane