« Dans l’esprit de nos parents, il aurait mieux valu que nous soyons mortes »
« Dans l’esprit de nos parents, il aurait mieux valu que nous soyons mortes »
Fl. B., Le Monde, 11 octobre 2001
Depuis que Louisette Ighilahriz a parlé et révélé publiquement, en France puis en Algérie, les viols dont elle avait été l’objet lors de sa détention par l’armée française en 1957, les langues se délient, à la fois du côté des tortionnaires et des victimes.
En privé, un certain nombre d’anciennes combattantes algériennes évoquent leurs tortures et, avec réticence, leurs viols. Toutefois, leur traumatisme est tel qu’il n’est toujours pas question, dans leur esprit, de témoigner à visage découvert. Même entre elles, elles disent ne s’être jamais confiées sur ce sujet depuis leur retour à la vie civile. « Il y a toujours eu, malgré tout, une sorte de code entre nous, avoue K. Dès que le mot torture est prononcé, on se regarde, on se serre fort le bras, parfois les larmes aux yeux, et l’une de nous dit tout haut: « Ce que l’armée nous a fait, il n’y a que Dieu qui puisse le savoir », ce qui signifie: « Ne nous posez pas de question ». » Ces derniers mois, cette ancienne moudjahidine a osé demander pour la première fois à dix-sept de ses « surs » de résistance si elles aussi avaient été violées. « J’ai interrogé celles qui, comme moi, me semblaient utiliser le code dont je viens de vous parler, raconte-t-elle. Eh bien, j’avais visé juste ! Toutes avaient en effet été violées, elles me l’ont avoué, en ajoutant aussitôt: « Je t’en supplie, ne le dis pas ! » »
Si elles se sont toujours tues, c’est qu’elles savaient ne pas pouvoir bénéficier de compassion de la part de leur entourage. « Chez vous, en France, une femme violée est une victime, explique K. Chez nous, c’est tout le contraire, nous sommes les coupables. On nous reproche à mi-mots de n’avoir pas su résister à nos agresseurs, et on en donne pour preuve le fait que nous sommes encore vivantes. Dans l’esprit de nos parents, il aurait mieux valu que nous soyons mortes, car un viol, c’est le comble du déshonneur pour toute la famille. »
« SURTOUT, NE LE DIS JAMAIS À PERSONNE »
L’historien Mohammed Harbi, qui a travaillé sur les agressions sexuelles commises par le Front de libération nationale (FLN) pendant laguerre d’indépendance, raconte qu’il n’a jamais réussi à obtenir de confidences d’Algériennes sur ce type de violences perpétrées par des militaires français. Et pour cause K. se souvient que sa mère, la récupérant meurtrie de la tête aux pieds par les tortures infligées par les parachutistes, s’était exclamée, catastrophée : « Mais ma fille, ils t’ont « touchée »! » « Oui », avait répondu la jeune fille, espérant du réconfort. « Surtout, ne le dis jamais à personne ! », s’était alors écriée la mère, anéantie. « J’ai donc fait comme toutes les autres : semblant d’être gaie, d’avoir oublié, alors que chaque nuit ces scènes n’ont jamais cessé de me hanter », raconte K., désabusée.
Comment « l’aveu » public de Louisette Ighilahriz, l’année dernière, a-t-il été ressenti en Algérie ? « Positivement. On ne me parle jamais de cette question, mais partout, les gens m’embrassent spontanément, me disent « merci » et puis se taisent, répond l’intéressée. Plus personne n’ignore que j’ai été violée, mais le regard a changé, il y a de la compassion et de la reconnaissance à présent. » L., quant à elle, vit avec son secret depuis l’enfance. Elle a été violée à l’âge de huit ans par un militaire français. « Vous comprenez, maintenant, pourquoi je ne me suis jamais mariée? », interroge-t-elle doucement.
Fl. B.