Il avait porté plainte pour crime contre l’humanité

Il avait porté plainte pour crime contre l’humanité

Un Algérien se rappelle à la mémoire de la justice française

Par Daïkha Dridi, Le Quotidien d’Oran, 7 décembre 2000

Au milieu des années 80, un Algérien entre par effraction, causant un remue-ménage médiatique important, dans le procès de l’ancien SS, Klaus Barbie. Mr Lakhdar Toumi Eddine témoigne à la barre de ce procès, à l’appel de l’avocat de la défense de Barbie, Me Verges.
Cet Algérien, ancien du MALG, vient dire au président de la Cour d’assises les circonstances de l’assassinat de son père ainsi qu’un autre parent en août 1957 dans la région de Tiaret. Lakhdar Toumi père, âgé de 50 ans, et son proche, Slimane Zeroug, ont été enlevés, torturés et exécutés par le lieutenant Lassalle du 5e RCA de l’armée coloniale, tient-il à préciser. Quoi de plus banal dans la fresque des crimes coloniaux commis par l’armée française en Algérie? Mais quel est donc le rapport avec Klaus Barbie et son procès ? Le rapport pour le fils Lakhdar Toumi et son avocat Me Verges coule de source : c’est bien la qualification des crimes pour lesquels est jugé l’officier SS. Pourquoi la justice française, intransigeante sur les crimes nazis qu’elle juge quarante ans après qu’ils aient eu lieu, se tait-elle sur les crimes de l’armée française en Algérie ? La réponse fait couler beaucoup d’encre : les crimes nazis sont des crimes contre l’humanité, ils sont donc imprescriptibles, tandis que les crimes commis par les militaires français en Algérie sont couverts par l’amnistie bilatérale négociée dans les accords d’Evian.
Lorsque Klaus Barbie est enlevé et présenté à la justice, le fils Lakhdar Toumi apprend que la justice française a déclaré, en 1964, les crimes contre l’humanité imprescriptibles et autorise rétroactivement les poursuites. Il décide donc de déposer plainte le 2 mai 1985 auprès du doyen des juges français, Edouard Michat. Sa plainte est acceptée et «c’était là une grande première», évoque-t-il aujourd’hui, «mais cela a vite abouti à un non-lieu».
C’est pourquoi j’ai décidé d’aller témoigner dans le procès Barbie, c’était mon baroud d’honneur, d’autant plus que pendant que je menais cette bataille, les responsables algériens se muraient dans le silence». La zizanie dans les esprits créée par ce témoignage qui demande en quoi les crimes commis contre les Algériens pendant la colonisation ne cadrent pas avec la définition de crimes contre l’humanité est à ce moment-là plus la préoccupation des médias et intellectuels français et européens que celle de la justice qui préfère fermer le dossier et ne pas créer un précédent aux conséquences affolantes. Mais la logique de Mr Lakhdar Toumi Eddine et de son avocat Me Verges est imparable : la définition des crimes contre l’humanité est sans équivoque, ce sont «les atrocités commises sans être limitées à l’assassinat, l’extermination, la mise en esclavage, l’emprisonnement, la torture, le viol ou autres actes inhumains commis contre la population civile, ou les persécutions, pour des raisons politiques, raciales ou religieuses», rappelle le célèbre avocat qui défend alors également des familles algériennes dont les proches ont été exécutés sous les ordres de Papon le 17 octobre 1961. Pour Mr Lakhdar Toumi Eddine : «La justice française a fait dans les deux poids et deux mesures: d’une part juger les crimes nazis de la seconde guerre mondiale, dans le même temps, refuser de juger des militaires français responsables de mêmes crimes.(…) Tuer des gens dans une chambre à gaz ou tuer des gens en les arrosant de napalm, c’est une différence de forme, de méthode.» Aujourd’hui la bataille menée il y a quinze ans par cet homme est réveillée par le débat en France sur le jugement des tortionnaires de la guerre d’Algérie. A 64 ans, Lakhdar Toumi Eddine qui porte encore sur sa veste le discret insigne «d’ancien militant de la cause Algérie» est un homme amer. Une vieille amertume réveillée aussi par les articles de journalistes algériens sur le «silence» des hauts responsables algériens, interprété comme une «gêne» que suscite le débat en France.
La voix posée, les gestes méthodiques et mesurés, il étale les nombreux extraits d’interviews ou articles produits à l’époque par… les médias de là-bas. «Alors que cette affaire a suscité l’intérêt de journalistes français, allemands, suisses et même israéliens, rien, absolument rien n’a été rapporté par notre presse à nous… en dehors d’une brève dans El-Mou- djahid qui visait plus à créer l’amalgame», dit-il. Quand les responsables du gouvernement algérien de l’époque ont appris la polémique causée par la plainte de Lakhdar Toumi Eddine, se souvient-il, «ils n’en revenaient pas, ils se sont dits qu’est-ce que c’est que cet Algérien qui va déposer plainte contre un officier français pour crime contre l’humanité et cela sans nous consulter?». Une réaction qui ajoute à toutes les colères accumulées depuis l’indépendance à l’encontre de la caste de ceux qui ont fait de la révolution «un fonds de commerce». Le nouveau est qu’aujourd’hui cet homme s’apprête à relancer l’affaire et à «tenir tête jusqu’au bout», et pour ce faire il compte demander le soutien d’Amnesty International qu’il compte prendre au mot puisque «cette organisation a récemment demandé le jugement des généraux responsables de tortures et crimes pendant la guerre d’Algérie».
La démarche de cet homme est avant tout, il faut le dire, une démarche personnelle : «Chacun doit prendre ses responsabilités, chacun doit faire son devoir et je n’ai pas à penser pour les autres» répond-il à la question de savoir s’il pense aujourd’hui ouvrir la voie à d’autres plaintes et la constitution de nouveaux dossiers. «Cette plainte que j’ai déposée, c’était mon cri, mon cri contre l’oubli.
Si mon père avait été tué les armes à la main, jamais je n’aurais fait cela. Je voulais que ce lieutenant soit reconnu coupable, même mort.
Que ses amis, les gens de sa génération, de sa famille, de son quartier sachent que c’est un assassin, un vulgaire assassin de gens désarmés». La vérité doit être dite et répétée, le travail de mémoire entretenu, insiste-t-il. Quinze ans après le non-lieu qui a sanctionné sa plainte, Eddine Lakhdar Toumi tentera, à nouveau, ce travail de mémoire à son échelle personnelle. La cible de ce travail ne sera autre que les représentants de la justice française. Il dit, tranquillement sans jamais que sa voix ne s’élève : «Je vais les emmerder!».

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