«On assiste à une véritable explosion mémorielle autour de la guerre d’Algérie»

Benjamin Stora au Jeune Indépendant

«On assiste à une véritable explosion mémorielle autour de la guerre d’Algérie»

Benjamin Stora est né en 1950 à Constantine. Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris VIII, il passe, depuis une vingtaine d’années, pour l’un des meilleurs spécialistes du mouvement national algérien et de l’histoire des décolonisations. Une référence incontournable pour tout chercheur sur la guerre d’Algérie. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages dont deux biographies sur Messali Hadj et Ferhat Abbas (en collaboration avec Zakiya Daoud), trois essais sur la mémoire et l’histoire, une histoire de l’Algérie en trois volumes (de la colonisation jusqu’à l’ère de l’indépendance), une histoire de l’immigration algérienne, etc. Il a également réalisé une multitude de travaux de recherches et signé un nombre incalculable d’articles sur l’Algérie et le Maghreb. Dernier livre paru : la Guerre invisible, Algérie années 90 aux éditions de Presses de Sciences Po (Paris, mars 2001). Il revient, dans cette interview au Jeune Indépendant, sur le retour de mémoire en France autour de la guerre d’Algérie. Et fait le point sur le travail des historiens et les perspectives de recherche à la faveur de l’ouverture des archives.

Propos recueillis par Mohamed Khellaf, Le jeune Indépendant, 1 novembre 2001

Le Jeune Indépendant : Une première question d’actualité pour commencer. Comment l’historien du mouvement national que vous êtes perçoit-il la révolution du 1er Novembre ou la guerre d’indépendance dont on commémore aujourd’hui le 47e anniversaire ?

Benjamin Stora : Novembre 1954, c’est une date rupture dans l’histoire du nationalisme algérien dans la mesure où c’est à ce moment-là qu’il y a eu recours à une autre forme d’action politique, c’est-à-dire le passage à la lutte armée pour sortir du statu quo colonial. Le mouvement politique indépendantiste algérien avait, sans cesse, combattu dans des formes classiques.

De l’Etoile nord-africaine au MTLD en passant par le PPA, il avait, dans le fond, combattu sur des procédures classiques de mobilisation populaire à travers les grèves, les manifestations, les pétitions, etc. Mais en novembre 1954, il s’agit de passer à autre chose, c’est-à-dire de passer à une forme politique qui brise le système politique traditionnel. C’est pour cela qu’il s’agit d’une date importante. La deuxième chose, c’est que le 1er Novembre 1954 est aussi un changement de leadership à l’intérieur du nationalisme algérien, non seulement en termes de générations mais aussi en termes politiques avec la création du FLN. On passe à une autre histoire du nationalisme algérien qui n’est plus l’histoire traditionnelle portée par la génération antérieure, mais qui voit l’émergence de nouvelles générations politiques.

Dans votre «Dictionnaire des livres de la guerre d’Algérie»1, vous avez recensé une production livresque forte de 2 200 titres entre récits historiques, témoignages, mémoires autobiographiques, essais, biographies, nouvelles, essais, album-photos et autres monographies. Ce chiffre semble nettement dépassé au vu des nombreuses parutions de ces deux dernières années. A quoi tient, selon vous, cette «effervescence» éditoriale autour de la guerre d’Algérie. ?

Indéniablement, on assiste à une véritable explosion mémorielle autour de la guerre d’Algérie dans les deux rives de la Méditerranée. D’abord, une remarque qui me semble fondamentale : parmi tous les livres qui sortent aussi bien en France qu’en Algérie, il y a une dominante : c’est le livre de mémoire, l’autobiographie. On est en présence d’un certain nombre d’acteurs de cette guerre qui, au soir d’une vie, éprouvent le besoin de dire des choses. Du côté français, on a eu des livres emblématiques, terrifiants comme celui du général Aussaresses qui raconte comment il a assassiné de sang-froid des Algériens pendant la guerre d’indépendance. Cela est quelque chose d’important pour la compréhension de la dureté du conflit et de sa nature tragique. Il y a aussi, mais dans un tout autre registre complètement différent, les livres et les mémoires écrits par des acteurs algériens comme Benyoucef Benkhedda, Rédha Malek, Saâd Dahlab, Ali Kafi, Ali Haroun – qui a publié l’année dernière l’Eté de la discorde après la 7e wilaya –, Mohamed Harbi dont les Mémoires sont sortis le 25 octobre en librairie à Paris (2), etc. On a eu quand même une explosion de mémoire qui atteste du souci des uns et des autres de laisser des témoignages, des traces et de transmettre quelque chose aux autres générations.

D’aucuns parmi les chercheurs estiment que la guerre d’Algérie est une singularité dans l’histoire des décolonisations, en ce sens qu’elle est la seule à générer jusqu’à présent une guerre des mémoires. Comment expliquez cet état de fait ?

Effectivement, il y a une singularité dans l’écriture de l’histoire de la guerre d’Algérie. On a le sentiment que ce sont des mémoires qui ne sont pas apaisées. Du côté français, il y a le sentiment très net qu’on a du mal à accepter l’indépendance de l’Algérie, que cela a été vécu comme un traumatisme, comme une amputation du territoire national puisque l’Algérie, contrairement au Maroc et à la Tunisie, était considérée comme française. Donc, il y a une volonté inavouée de revanche qui chemine. Ce refus d’accepter la réalité historique – un déni de réalité historique – fait que la mémoire a du mal à s’apaiser. Il n’y a pas de consensus politique, mémoriel autour de l’acceptation du fait que l’Algérie est un pays qui a accédé à son indépendance politique. Certains groupes porteurs de la mémoire de la guerre d’Algérie en France, certains groupes ultras appartenant à ce qu’on appelle les «Européens d’Algérie» ou les soldats, se situent dans cette dynamique de mémoire qui ne vise pas à l’apaisement, mais qui vise à répéter, à rejouer, quelque part, la guerre. Du côté algérien, il y a aussi une mémoire qui est difficile, compliquée parce que les personnages emblématiques de la révolution algérienne ont le sentiment d’avoir été écartés du pouvoir après l’indépendance en 1962. Ils ont le sentiment de la dépossession de leur combat, de la trahison ou du fait qu’ils n’ont pas occupé une place à leur juste mesure.

On a donc cette mémoire historique de chefs combattants, de nationalistes. Mais il y a aussi des groupes qui s’estiment vaincus quelque part, les messalistes, les communistes pour ne prendre que ces échantillons parmi d’autres. Ils estiment ne pas avoir eu leur place ou leur rôle dans la construction d’un Etat indépendant. Il y a donc des mémoires qui sont blessées, qui continuent d’exister. Ce qui, à l’évidence, rend très difficile l’écriture, d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, d’une histoire sereine, dépassionnée, apaisée. A l’évidence, il y a une guerre de mémoires.

Dans un entretien à un hebdomadaire français au lendemain de la parution du livre du général Aussaresses, vous avez affirmé que, s’agissant de la guerre d’Algérie, tout a été dit. Et que, finalement, il ne restait pas beaucoup de sujets à traiter et de matière inédite à décortiquer. Est-ce que les archives, dont une partie est ouverte à la consultation, ne sont pas de nature à déblayer le terrain pour d’autres angles de recherche…

… Effectivement, je pense que beaucoup de choses ont déjà été dites sur cette histoire de la guerre d’Algérie. Beaucoup d’atrocités ont déjà été révélées. Dans le fond, on savait que Ben M’hidi avait été assassiné, que la torture était une pratique courante, un phénomène de masse. Les aveux du général Aussaresses n’ont fait que le confirmer au moyen de détails terrifiants. Ce sont des «secrets» qui ont été volontairement ensevelis mais qui, en même temps, ont continué de circuler dans les discussions et débats sur cette séquence historique. Ce qui est intéressant à travers les archives qui sont, en partie, ouvertes maintenant en France, c’est que ça permet d’ouvrir la recherche, de l’orienter sur de nouvelles pistes. Non pas en termes de scoops ou de révélations mais d’objets d’étude. Par exemple, le traitement des archives est de nature à nous renseigner sur les mentalités de l’armée coloniale. Ça nous éclaire aussi sur les mentalités de la société française par rapport à cette question de la décolonisation. Ça nous renseigne également sur les mentalités des populations musulmanes algériennes, notamment des campagnes par rapport à l’armée française. Ça peut aussi nous servir dans la compréhension du phénomène des harkas ou harkis.

Ce sont des créneaux de recherche et d’investigation qui restent à l’ordre du jour de la recherche historique autour de la guerre d’Algérie. C’est quelque chose de fondamental pour une compréhension plus fine, plus poussée du conflit. Il y a, bien évidemment, d’autres objets d’étude qui me paraissent plus importants. Par exemple, le fonctionnement de l’appareil judiciaire français pendant la guerre d’Algérie. En 1955-56, on est à dix ans seulement après la période de Vichy et on pourrait, peut-être, s’interroger sur les continuités -discontinuités de l’appareil judiciaire et répressif français. Ça, c’est aussi intéressant dans la compréhension de la conduite de la guerre, car ça n’a jamais été fait. Il y a d’autres objets d’étude comme la police française en Algérie (police judiciaire, renseignements généraux, DST). C’est un grand sujet qui n’a pas encore été traité. Il n’y pas de thèses, de travaux là-dessus.

A travers les archives policières, on peut commencer à réfléchir sur la question. Il y a aussi des objets comme les stratégies de refus, de désobéissance à l’intérieur de l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Dans le fond, on ne sait pas grand-chose sur cet aspect des choses. Du côté algérien, de nouveaux objets peuvent s’ouvrir sur ce qu’on pourrait appeler les problèmes de transgression qu’on pourrait opérer dans l’histoire officielle. Exemple : la place des femmes algériennes réellement pendant ce conflit, leur rôle dans les maquis. Il y a aussi la question de la construction du FLN pendant cette guerre.

Comment, dans le fond, le front s’est bâti comme parti politique ? Quelle a été sa stratégie, notamment dans les campagnes 3 avec la paysannerie ? Quelle a été son idéologie ? Est-ce qu’on peut estimer que c’est une idéologie simplement à base «communautariste», religieuse ou est-ce qu’elle avait des composantes laïques ? Est-ce qu’elle avait des composantes sur la base d’influences externes de type républicanisme, socialisme, tiers-mondisme ? Ce volet de l’idéologie du nationalisme du FLN à base de religiosité et de républicanisme reste une grande question théorique posée au cœur de la guerre. Et qui mérite que l’on s’y intéresse de très près. Il y a, enfin, les grands sujets tabous en Algérie. Je pense en particulier au problème de la guerre contre les messalistes et le MNA (Mouvement national algérien).

Ça reste un grand sujet tabou. Dans le fond, il y a matière à se pencher sur la question de savoir quelle a été la place des messalistes dans cette guerre. En Algérie, on a récemment fait d’énormes progrès sur la remise au centre d’intérêt de figures historiques comme Messali Hadj (L’Etoile nord-africaine, PPA, MTLD, MNA) ou Ferhat Abbas (UPA, AML, UDMA, FLN). Reste maintenant à examiner leurs comportements et leurs visions dans la guerre révolutionnaire elle-même. Ça reste un grand sujet de débat qui est très difficile, très compliqué, très brûlant. Un historien français auteur de nombreux travaux sur la guerre d’Algérie a récemment déclaré qu’après le temps des témoins, voici venu le temps des historiens. Qu’en pensez-vous ?

Le problème de la mémoire et de l’histoire est un problème crucial. Il y a eu passage à l’histoire depuis très longtemps. Il y a des historiens français et algériens qui ont travaillé et qui travaillent sur le mouvement national algérien et la guerre d’Algérie. Il n’y a pas eu que des Mémoires, des autobiographies. Beaucoup de travaux ont déjà été faits. Je pense, côté français, à ceux de Charles Robert Ageron, Gilbert Meynier, Guy Pervillé, Omar Carlier, René Gallissot, moi-même. Nous avons contribué à l’écriture de l’histoire depuis une vingtaine d’années. En fait, la nouveauté, ce n’est pas l’avènement des historiens mais plutôt l’apparition de nouveaux chercheurs, de jeunes chercheurs trentenaires qui n’ont pas vécu la guerre d’Algérie ou n’ont pas connu l’Algérie tout court. C’est-à-dire qu’ils n’y sont pas nés, qu’ils n’y ont pas de racines ou d’attaches particulières. C’est ça ce qui est nouveau pour moi. Ce n’est pas le fait qu’il y ait eu ou non des historiens, puisque, dans le fond, les historiens n’ont jamais cessé de travailler sur le sujet. Finalement, la question centrale est que ces nouveaux historiens qui arrivent, et prennent le relais, par conséquent, sont des gens qui n’ont pas de rapport physique, mémoriel avec l’Algérie.

En Algérie, de l’avis de critiques, l’histoire a longtemps été instrumentée à des fins de pouvoir ou, en tout cas, perçue selon une logique de pouvoir. Les responsables politiques, ou une partie d’entre eux, se sont efforcés d’écrire l’histoire à leur façon pour un souci de légitimité et non de pédagogie historique ou d’éclairage de la lanterne des jeunes générations. Y a-t-il aujourd’hui, au sein des politiques, une volonté d’écrire l’histoire sur des bases classiques et scientifiques.

C’est le présent qui commande au passé de toute façon. Le présent de l’Algérie, comme on le sait, c’est la tragédie que le pays a traversée depuis dix ans et, donc, une réflexion sur soi et sur les origines de la tragédie que le pays a vécue. Cette réflexion sur les origines de la violence a incontestablement influé aussi sur la réflexion qu’on a pu avoir sur la guerre de libération. Ce n’est pas un mystère. On a déjà ce premier point qui me paraît tout à fait central, c’est-à-dire qu’on a les exigences du présent qui dictent de manière impérative qu’on regarde ce passé, qu’on fouille dans ce passé. Ce n’est pas un hasard si des personnages comme Ferhat Abbas, Messali Hadj ou Mohamed Boudiaf (à travers son retour en janvier 1992) sont revenus dans l’espace public après avoir été occultés de l’histoire officielle au lendemain de l’indépendance. Ces trois personnages emblématiques, faut-il le rappeler, avaient été écartés complètement de la scène mémorielle. A travers leur réapparition dans l’espace et surtout à travers leur image emblématique du nationalisme algérien, il fallait, peut-être, redonner une cohérence à une Algérie qui soit une Algérie républicaine. C’était quand même ça. S’agissant maintenant de l’écriture de l’histoire, il faut, tout de même, souligner qu’il s’agit de procédures compliquées, de lieux. Et ces lieux, c’est, en gros, les moyens qu’on donne aux universités et au système éducatif. Ce n’est pas simplement un historien isolé, esseulé qui va à la recherche des archives. C’est tout un système de réflexion. Et, dans cet ordre d’idées, force est de reconnaître qu’il y a une difficulté très grande pour les universitaires algériens de pouvoir faire leur travail de recherche, de pouvoir faire leur métier d’historien.

Ecrire l’histoire, c’est, aussi, donner les moyens aux historiens qui travaillent en Algérie de pouvoir voyager, de pouvoir circuler, de pouvoir organiser des colloques, etc. Des progrès ont été faits dans ce sens. Le colloque sur l’Etoile nord-africaine mis sur pied en janvier 2001 a été une initiative très importante. C’était la première fois que se tenait, sur le sol algérien, un colloque sur la fondation du mouvement indépendantiste national. On a vu réunir, à cette occasion, un grand nombre de citoyens soucieux d’en savoir plus sur les origines de l’Etoile nord- africaine. En revanche, il y avait peu de jeunes historiens. Pour que ceux-ci puissent se manifester, il faut donner des moyens matériels aux universités et au système scolaire pour avancer dans l’écriture de l’histoire, pour que l’histoire soit présente dans l’espace et le débat publics.

Autre aspect, c’est la transmission de l’histoire. La transmission de l’histoire, c’est notamment les manuels scolaires. Là, il y a un effort incontestable de modernisation des manuels qui doit être fait pour les rendre plus attrayants, plus lisibles. Ce n’est pas seulement une question de contenu, c’est aussi une question d’investissements financiers et matériels. Il faut des manuels exhaustifs dans le fond, qui soient compétitifs en langue arabe, en français et aussi en berbère. C’est aussi un défi extraordinaire, parce que l’histoire ne vit que si elle est transmise. Et elle n’est transmise que par le système éducatif qui, en la matière, me paraît important et décisif. Ces deux volets – les moyens au profit des historiens et la transmission de l’histoire – renvoient à la responsabilité de l’Etat. Dernier aspect, l’écriture de l’histoire suppose aussi la liberté de création. La liberté de pouvoir aborder les sujets les plus tabous, les plus difficiles, les plus conflictuels. Sur ce plan, l’Algérie a, quand même, fait des pas en avant. Les retours de mémoire, et donc l’écriture de l’histoire en Algérie, sont spectaculaires pour les raisons que j’ai indiquées sur les exigences du présent. Mais ils sont aussi spectaculaires parce qu’ils s’inscrivent dans l’espace public. C’est-à-dire qu’on a davantage de places, de rues, d’avenues, de lieux publics au nom de leaders nationalistes et politiques dont on pensait qu’ils avaient été totalement écartés, exclus. Certes, on est encore loin de pouvoir discuter, de débattre en profondeur de la place de Mohamed Khider ou de Krim Belkacem, deux noms emblématiques qui, à mon sens, n’ont pas encore toute leur place dans l’historiographie officielle algérienne. Mais c’est un début, un début important qu’il faut encourager. C’est ça qui est important. M. K.

(1) Benjamin Stora : le Dictionnaire des livres de la guerre d’Algérie, 1955-1995. L’Harmattan, Paris 1997.

(2) Mohamed Harbi : Une vie debout, mémoires politiques, tome 1 : 1954-1962. La Découverte, 420 pages

(3) Enseignant à l’université de Nancy, Gilbert Meynier est sur le point de finaliser un travail intitulé Histoire intérieure du FLN pendant la guerre

 

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