Préface du livre: Le procès du réseau Jeanson
LE PROCÈS DU RÉSEAU JEANSON
La guerre d’Algérie en accusation
Préface à l’édition de 2002 par Marcel Péju
Quelque recul aidant, l’année 1960 apparaît dans la guerre d’Algérie, pour l’opinion française, comme celle du tournant. Il faut se replacer dans le lourd climat de l’époque. Depuis six ans, dure cette guerre qu’on refuse de nommer. Depuis quatre ans, par la grâce de gouvernants socialistes, elle broie physiquement et moralement les jeunes appelés du contingent. Depuis deux ans, elle a porté au pouvoir, au nom de l' » Algérie française « , un général de Gaulle qui ne sait comment s’en défaire. Et le pire est que, résolument soutenue à droite, elle ne suscite aucune véritable opposition du côté des partis et mouvements institutionnels d’une » gauche respectueuse « . Le Parti communiste lui-même, s’il fait campagne pour » La paix en Algérie « , se garde de faire sien le mot d’ordre d’indépendance au nom duquel le Front de libération nationale (FLN) a déclenché la révolution. D’un bout à l’autre de l’échiquier politique, reste plus ou moins tabou le mythe des » trois départements français « .
C’est dans ce contexte de mol conformisme et de démission intellectuelle que surgissent, dans les premiers mois de 1960, deux événements. Le premier tient à la révélation que des Français, généralement issus d’une mouvance de gauche mais réfractaires au militantisme officiel, se sont organisés clandestinement pour apporter leur soutien au FLN. Au nom de la maxime selon laquelle » un peuple qui en opprime un autre n’est pas un peuple libre « , ils ont choisi de se libérer eux-mêmes de leur virtuel statut d’oppresseurs en aidant les Algériens à se libérer d’une oppression coloniale dont ils refusent d’être solidaires. Au mois de février 1960, au scandale de la bonne presse qui les stigmatise comme des traîtres à la communauté nationale, une dizaine d’entre eux sont arrêtés par la police : ils appartiennent au principal » réseau de soutien « , celui qu’anime le philosophe Francis Jeanson, ancien gérant des Temps modernes et bien connu pour son combat anticolonialiste .
Le second événement consiste en la mobilisation d’une appréciable partie de l’intelligentsia autour d’une Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, qu’on appellera couramment » Manifeste des 121 « , d’après le nombre de ses premiers signataires (qui seront rapidement rejoints par quelques dizaines d’autres) . Ici encore, on est dans une manière de dissidence. Élaboré dès le mois de juin par Maurice Blanchot et Dionys Mascolo, puis amendé lors de premiers contacts, ce texte, durant l’été, est proposé individuellement – notamment par l’équipe des Temps modernes et celle des Lettres nouvelles – à la signature de ceux qui paraissent susceptibles de s’y associer. Le 5 septembre, avec les 121 noms déjà obtenus, la Déclaration est rendue publique – ce qui est une manière de parler, aucun organe légal d’information ne se risquant à la publier. Elle circule de mains en mains, dénoncée comme un appel à la désertion par une presse peu scrupuleuse sur les détails, tandis que ses signataires se voient inculpés les uns après les autres.
Quand s’ouvre donc, le 6 septembre, le procès du réseau Jeanson, c’est dans cette atmosphère marquée par le soudain réveil d’une » gauche insoumise « , qui n’accepte plus les messages de la guerre d’Algérie. Elle en bénéficiera tout en l’amplifiant.
Donnant la parole tant aux militants de l’aide au FLN qu’aux avocats de l’insoumission militaire, ses audiences déchaînent la fureur de la presse bien pensante tandis que des manifestations nationalistes vouent au poteau les uns et les autres. À gauche, les réactions sont partagées, dominées par la prudence et la gêne.
Reste qu’on ne pouvait échapper, désormais, à un débat devenu public, et c’était l’un des buts recherchés. D’emblée, en effet, le procès fut conçu comme une machine de guerre, si l’on peut dire : de guerre contre la guerre. Sa force de frappe en était le » collectif » des avocats du FLN, dirigé par Abdessamad Benabdallah, Mourad Oussedik et Jacques Vergès, qui rejoignirent de talentueux indépendants, au premier rang desquels Roland Dumas, chez qui furent d’ailleurs préparés des épisodes majeurs. Dans le même temps, il était décidé d’assurer la sténographie intégrale des audiences afin d’en laisser un témoignage » pour l’Histoire « . Ainsi naquit le livre qu’on va lire. Il démontre une fois de plus qu’en matière politique, la meilleure défense est l’attaque. Échappant chaque jour davantage à un tribunal désemparé, le » procès du réseau Jeanson » se transforma en » procès de la guerre d’Algérie « .
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Présentation de livre: Le procès du réseau Jeanson
En février 1960, la police arrête une vingtaine de militants d’un réseau constitué par des Français, afin de soutenir dans la métropole l’action des militants du FLN algérien. Le » réseau Jeanson « , du nom de son animateur, organisait l’hébergement en France de responsables FLN et l’acheminement de sommes d’argent au profit de l’organisation indépendantiste. Le 5 septembre 1960, démarre le procès de ces » porteurs de valise » devant le Tribunal permanent des forces armées de Paris. Comme l’écrit Marcel Péju, » le gouvernement croit sans doute vouer les accusés à l’opprobre » et » pourfendre spectaculairement la trahison « . Mais au bout de quelques jours, la situation se trouve renversée et le procès se transforme en arène politique : » C’est le gouvernement, l’armée, leur politique, c’est la guerre d’Algérie tout entière dont le procès commence. Accusés, témoins, avocats, débordant un tribunal stupéfait, transforment le prétoire en tribune de l’opposition. «
Le procès des membres du réseau Jeanson reste un moment fort de la guerre d’Algérie – qui coïncide avec la publication du » Manifeste des 121 » sur le droit à l’insoumission. Ce sont les minutes de ce procès historique qui sont reproduites dans ce livre, publié initialement en avril 1961 aux Éditions François Maspero, et immédiatement saisi par la police. De la bataille de procédure qui marque le début du procès aux témoignages des signataires du Manifeste des 121, en passant par les interrogatoires des accusés et les plaidoiries des avocats, ces minutes restituent de façon très vivante les quatre semaines d’une bataille politique, juridique et morale de première importance.
» En cet automne du gaullisme où l’équilibre des forces adverses donna un moment l’impression que tout était possible, ce procès aura offert le spectacle toujours rare mais, dans cette enceinte, le plus inattendu et le plus insolite : celui de l’intelligence en liberté » (Marcel Péju).
Militant de l’indépendance algérienne, Marcel Péju est aujourd’hui journaliste à Jeune Afrique. Il est avec sa femme, Paulette Péju, l’auteur de Ratonnades à Paris (Maspero, 1961 ; nouvelle édition : La Découverte, 2000).
LA DECOUVERTE, Collection Cahiers libres, 264 pages, 18 €