L’histoire officielle aux prises avec les retours des mémoires

Histoire et mémoire

L’histoire officielle aux prises
avec les retours de mémoires  

A l’occasion du double anniversaire du 20 Août 1955 et du 20 Août 1956, moments charnières du mouvement libérateur, Ben Khedda, Mme Vve Abane, Djeneïna Messali et Stora s’expriment sur le devoir de mémoire

Chaffik Benhacene, La Tribune, Samedi 19 août 2000

L’Algérie s’apprête à commémorer le double anniversaire du 20 Août 1955 et du 20 Août 1956 et elle le fera dans un contexte singulier de remontées et de croisement de mémoires. Sous l’héroïsme, les douloureuses résurgences de mémoire et le plus souvent l’absence de réponses à des questions qui n’auront pas été jusque-là posées. Des témoignages récurrents sur les conditions de préparation, sur les objectifs des opérations du 20 Août 1955 dans le Nord constantinois, cette «insurrection paysanne» dont certains acteurs font un bis repetita du 1er Novembre aura été plus retenue la dimension solidaire – desserrer la pression sur les hommes de la Zone 1, marquer sa solidarité avec Mohamed Benyoussef, sultan détrôné du Maroc- que la rupture politico-militaire introduite dans la conduite de la lutte par l’intervention des «masses en armes».Les options du 20 Août 1955 ont-elles été discutées sinon même clairement mises en cause lors du Congrès de la Soummam et a-t-on effectivement opposé à Si Ahmed Zighout -commandant de la Zone II et successeur de Si Abdelkader Didouche- le caractère excessif des pertes -plus de douze mille civils- consécutives à une répression brutale, systématique, sans précédent ? En novembre 1955, Smaïn Zighed, Abdeslem, Bakhouche, Cherif Zadi, qui furent parmi les principaux animateurs de l’offensive du 20 Août 1955, sont jugés et exécutés par leurs compagnons d’armes. Ambitions excessives -de Zighed ?- suspicions de messalisme, pulsions régionalistes ? Ces questions, forcément, viendront à maturité comme d’autres qui auront à reconfigurer les relations complexes entre des mémoires, parfois encore souterraines, et une histoire qui tient de moins en moins dans le carcan des dispositifs commémoratifs institués.Le paradoxe tient-il aussi du fait que la célébration du Congrès de la Soummam -symboliquement réévalué sous la présidence Ben Djedid- est d’abord le fait de ceux qui s’y étaient opposés sinon de leurs épigones. C’est en effet en août aussi, lors du CNRA tenu au Caire en 1957, que les thèses de la Soummam -primat du politique sur le militaire, primat de l’intérieur sur l’extérieur- furent littéralement mises en pièces (certains dirigeants de la révolution ne lui ont jamais pardonné (à Abane) son fameux principe de primauté du politique, observe le président Benyoucef Ben Khedda dans l’entretien exclusif accordé à la Tribune qui relève aussi que «ce sont les chefs militaires qui se sont adjugés le pouvoir».Dans une communication, donnée en mai 1992 à Alger, sur la guerre d’Algérie : les enjeux de mémoire, Mohamed Harbi signale l’ouvrage de Ben Khedda aux origines du FLN comme restitution d’une «mémoire centraliste» rétive à «tout ce qui pourrait contrarier l’idée que la préparation de la lutte armée n’était pas la préoccupation première de ce courant» et cite, en exemple, l’occultation «d’une demande transmise par Messali à Benyoucef Ben Khedda par l’intermédiaire de Moussa Boulekheroua d’envoyer des cadres au Caire pour en faire des cadres militaires».En conclusion d’une contribution exclusive, Benjamin Stora note qu’«en Algérie, le problème en suspens est celui d’une réappropriation d’une mémoire plurielle dans un pays où la guerre contre la France a été le facteur central d’unité nationale et de légitimation politique» et de tous les «décloisonnements de mémoires que dépend l’écriture de l’histoire». En Algérie même, une profusion de signes sanctionne la fin du monopole mémorial et de la prise en otage de l’histoire du mouvement national et de la guerre de libération nationale par les mémoires de clans, de factions longtemps érigées en histoire officielle. Que cette histoire instituée fut celle de la proscription d’événements, d’acteurs qui le signe mieux que le retour dans l’espace public des Krim, Khider, Abane, Boudiaf, Abbas et désormais Messali ? En contrechamp, et pendant longtemps, ces noms ont-ils été aussi difficiles à prononcer et il ne fait pas de doute qu’au-delà de la dimension proprement politique, cette stigmatisation a-t-elle tatoué la vie de proches, d’amis, de compagnons. La réserve volontairement observée par la veuve de Abane Ramdane, la longue militance de Djeneïna Messali-Benkhalfat témoignent, chacune à sa manière, d’un envers de la proscription qui apparaîtra en résonance pour tous ceux qui auront approché les amis de Abbas avec d’autres gisements et finalement d’autres richesses d’une histoire abusivement administrée. Les contributions que la Tribune publie aujourd’hui veulent s’ancrer dans le débat historique et ont vocation de marquer que ce débat ne fait que s’ouvrir et est appelé à s’amplifier.    

 

Commémoration du double anniversaire
du 20 août 1955 et 1956

Occultation et résurgence mémoriales
dans l’histoire du nationalisme algérien  

En Algérie comme en France, l’occultation et l’amnésie ont longtemps constitué les codes d’organisation et de gestion des rapports au passé immédiat, celui des guerres multiples, croisées, tranchées en fin de compte par le référendum de juillet 1962 (1). La liturgie révolutionnaire, mettant en scène un peuple uni autour d’un FLN/ALN homogène, instituait ainsi une rente mémoriale avec ses tables de loi, ses instances de contrôle, ses médiateurs attitrés, ses rites commémoratifs

Chaffik Benhacene, La Tribune, 19 août 2000

Le coup d’Etat du 19 juin 1965, au-delà du changement proprement politique, consacrait d’une certaine manière, sous le registre d’un mouvement de générations, l’avènement d’acteurs sans passé et la mise à l’encan de ceux qui avaient porté l’idée de l’indépendance nationale et plus singulièrement encore de ceux qui avaient été directement à l’origine du processus insurrectionnel (2). Le contrôle du passé, enjeu de légitimité, devenait ainsi le pendant du contrôle politico-policier de la société. L’ordre commémoratif -le choix des acteurs distingués, celui des dates, celui des lieux- informait, outre du souci d’une gratification symboliquement soucieuse de la donne régionale, du primat d’une lutte armée glorifiée sur la dimension politique du combat libérateur.Le mythe d’un peuple en armes -«un seul héros, le peuple»- libérait les acteurs de la société du poids d’un réel historique aussi complexe que difficile à assumer et donnait lieu à la substitution d’un imaginaire nationaliste aux fractures de l’histoire de la libération nationale.L’histoire scolaire, celle des manuels, institutionnalisait la manipulation des faits et l’occultation des acteurs tout en transférant le socle de la lutte indépendantiste du courant PPA/MTLD vers l’islahisme (3). «Dans toutes ses composantes anciennes et nouvelles, le FLN continue à éviter la lumière sur les années où, à l’ombre de la lutte contre la colonisation, s’est mise en place une société nouvelle avec ses hiérarchies propres et où s’est créé un nouveau type de domination», sanctionné au bout du compte par «la prépondérance de la mémoire des factions sur la mémoire officielle et l’impossibilité de les articuler», note Mohamed Harbi (4).Le rapatriement solennel des cendres de Krim Belkacem et son inhumation dans le carré des martyrs, à l’occasion, symboliquement chargée, du trentième anniversaire du 1er Novembre 1954, indiquait-il alors, comme le relève encore Harbi, que «l’entourage du président Chadli perçoit très vite que l’histoire du passé est un enjeu d’importance» (5). Une année plus tard, alors que s’ouvrait le cinquième congrès du FLN, l’annonce du décès de Ferhat Abbas est marquée par l’observance d’une minute de silence et par l’envoi de messages dont le quotidien El Moudjahid rend compte. Les biographies de Abane Ramdane et particulièrement celle de Messali Hadj sont d’authentiques succès de librairie (6) et la télévision nationale, aux débuts de la décennie quatre-vingt-dix, consacre l’esprit de la réforme par la réalisation d’une série d’une réelle densité émotionnelle et d’une grande qualité informative qui permet, pour la première fois, au public algérien de voir et d’entendre les proscrits de la mémoire officielle. Le choc est exceptionnel quand les Boudiaf, Aït Ahmed, Lahouel s’expriment directement sur le plateau de cette même télévision. En février 1991, la tenue du congrès de l’Organisation nationale des anciens moudjahidine (ONM) donne lieu à une spectaculaire agression de Redouane Hamidou, secrétaire général du MJD, présent en qualité d’invité, qui, dans son intervention, avait évoqué la nécessaire réhabilitation de Messali Hadj. Le fait est que la télévision avait aussi retransmis des images de l’algarade qui fixait une ligne rouge à la résurgence mémoriale. Il est de ce point de vue remarquable que ce soit encore un compagnon du défunt Boumediene qui, sur le cas limite de Messali, consacre la fin de l’ère de la proscription. Ces mesures de levée de l’interdit ont pu ainsi restituer à l’énoncé licite certains acteurs ou certaines organisations du mouvement national ou de la guerre de libération sans que cela signifie que cette restitution libère effectivement et complètement ces séquences historiques de tout contrôle social et politique. Tous les courants politiques -les centralistes du MTLD, les communistes, les amis de Abbas de l’UDMA-, tous les acteurs -Hocine Lahouel, Benyoucef Ben Khedda- n’ont pas bénéficié de toute la lisibilité historique possible. La résurgence mémoriale apparaît ainsi plus comme un procès de mise en circulation dans l’espace public de fragments de mémoires que d’une définitive libération de l’histoire refoulée. Cette résurgence, encore peu étudiée, se caractérise par une décontextualisation systématique des processus historiques qui donnent sens aux enjeux, aux choix et aux conduites des acteurs. Les retours des Krim, Khider, Abane, par exemple, n’informent en rien sur les questions auxquelles ces derniers étaient confrontés, ni du sens de leurs combats et de leur fin tragique. A y regarder de près, tout se passe comme si l’important était de nommer et c’est bien le nom de l’acteur occulté qui est célébré; et il importe que cette nomination, institutionnelle, passe par les canaux administratifs accrédités et qu’elle fût enfin soumise au processus établi de la reconnaissance sociale, la consécration télévisuelle qui, au premier degré, rend effectivement visible.L’autre caractéristique essentielle de la résurgence mémoriale est l’assignation à résidence mémoriale qui inscrit arbitrairement les acteurs occultés dans une appartenance territoriale -Abane à Azouza, Khider à Tolga, par exemple- qui, littéralement, porte atteinte au sens même de leurs engagements. Boudiaf a-t-il dû à un destin tragique de pouvoir interpeller directement l’imaginaire de sa société et Ferhat Abbas à la conjonction un peu exceptionnelle d’un dynamisme universitaire et de la mobilisation de ses proches de retourner dans le champ historique d’abord sous l’autorité de la recherche académique (7). La résurgence mémoriale est-elle un peu la poursuite des mêmes ostracismes avec d’autres moyens -homéopathiques ?- qui tentent d’inscrire des pans de l’histoire et ceux qui y ont participé sous les fourches caudines des logiques de factions. Les chemins -de la connaissance- restent bien escarpés qui mènent à l’intelligence des situations et des choix des hommes qui ont dessiné les contours du destin collectif de l’Algérie.   

C. B.

* Ce texte est largement inspiré d’une communication présentée en mars 1996, aux Journées «Abbas», organisées par l’université de Sétif.1- La Gangrène et l’oubli, Benjamin Stora. Ed. La Découverte. Paris 1992.2- A l’exception de Rabah Bitat, ministre dans le gouvernement Boumediene en juillet 1965.3- Cf. Les contributions de A. Merdaci et H. Remaoun au colloque de l’IMA, consacrées au trentième anniversaire des Accords d’Evian.Mohamed Harbi : Guerre d’Algérie : les enjeux de la mémoire. Conférence, Alger 1992.5- Ibid.6- Benjamin Stora. Messali Hadj. Ed. Rahma. Alger.Khalfa Mammeri : Abane Ramdane. Ed. Rahma. Alger.7- Benjamin Stora – Zakya Daoud : Ferhat Abbas. Une autre Algérie. Ed. Casbah. Alger.

 

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