Les colonies, terres de torture

Il est rassurant que la France se penche sur ses actes durant la guerre d’Algérie. Mais elle passe sous silence l’origine du mal.

Les colonies, terres de torture

Par LAHOUARI ADDI
Lahouari Addi est professeur de sociologie à l’IEP de Lyon
et chercheur au CERIEP (Centre de politologie de Lyon).

Libération, Le jeudi 7 decembre 2000

Un débat s’est engagé sur la torture durant la guerre d’Algérie, dans lequel l’absence des Algériens a été remarquée. Il faut dire que ces derniers n’ont pas été étonnés par les déclarations révélant les cas de torture: ils savaient qu’elle était pratiquée à grande échelle, la connaissant par l’expérience de parents et de voisins qui l’ont subie. Ce débat franco-français est à l’honneur de la France assumant son passé et reconnaissant qu’il n’a pas toujours été à la hauteur de l’image qu’elle cherche à donner dans le discours universel des droits de l’homme proclamés en 1789. Mais le plus étonnant, c’est qu’en France le débat n’en finit pas, alors qu’en Algérie les autorités officielles gardent un mutisme déconcertant. Car, ici, cela s’est passé il y a plus de quarante ans. Là-bas, on y est encore.
Il est frappant que l’on se focalise en France sur la torture, condamnée presque unanimement, et que l’on passe sous silence le système colonial qui est à son origine, faisant même dire et écrire à certains qu’elle a été un mal nécessaire et qu’elle était le pendant au terrorisme du FLN. Sans vouloir justifier le terrorisme du FLN ni de quelque organisation que ce soit, la question est de savoir si l’opinion publique française considère la colonisation comme une œuvre civilisatrice glorieuse ou une domination injuste qui a terni le passé de la France. Car c’est de cela qu’il s’agit. Pendant des décennies, les Algériens ont lutté contre la domination coloniale par des formes légales et ont demandé, dans les années 20, avec le mouvement Jeunes Algériens de l’émir Khaled, ancien capitaine de l’armée française, l’égalité avec les Français, revendiquant l’abolition du code de l’indigénat qui instituait, entre autres, le double collège électoral. En 1936, à la faveur du Front populaire, des espoirs étaient nés avec le projet Blum-Violette devant donner la citoyenneté française à 20 000 indigènes triés sur le volet. Mais les colons ont fait échouer le projet, décrédibilisant l’aile modérée nationaliste aux yeux de la population autochtone. Il fallut attendre 1947 pour voir le code de l’indigénat aboli, mais cela n’empêchait pas l’administration de recourir au bourrage des urnes (les élections «à la Naegelen», dit-on en Algérie jusqu’à aujourd’hui, du nom du gouverneur d’Alger de l’époque).

Les courants nationalistes modérés n’ayant obtenu aucune réforme, le courant radical s’enracina dans la population, ce qui lui permit de lancer l’insurrection en 1954. Le FLN a été la réponse à la rigidité du système colonial qui ne réagissait et ne comprenait que le langage de la violence. Soutenu par la majorité de la population, le FLN était arrivé à écarter les courants rivaux, notamment le MNA, en recourant souvent à une violence qui était en effet disproportionnée. L’idée que le FLN s’était imposé par la violence à la majorité des Algériens, avancée pour justifier la torture de l’armée française, est contestable parce qu’on ne comprendrait pas d’où lui viendrait sa force s’il luttait tout à la fois contre les Européens et contre une majorité d’Algériens. La torture a été la réponse au terrorisme du FLN, qui a été la conséquence de la domination coloniale.

Les actions du FLN étaient assurément illégales, mais étaient-elles pour autant illégitimes? Le FLN aurait-il existé si les revendications des colonisés étaient portées par des institutions et des cadres légaux républicains? Les victimes du FLN ne sont-elles pas, au fond, des victimes du système colonial qui a laissé exploser la révolte populaire dont le FLN a été l’expression? Répondre à ces questions permettrait de ne pas isoler la torture de son contexte et permet aussi d’éviter de chercher des boucs émissaires – du côté français ou algérien – à sacrifier, pour laver l’injustice coloniale relevant d’une responsabilité collective dans laquelle les socialistes de la SFIO n’ont pas la part la plus minime. Il ne suffit donc pas de blâmer des individus, encore faut-il démonter le mécanisme qui a mené à la torture.

La colonisation française s’est effondrée, et pourtant la torture continue de faire des ravages aujourd’hui en Algérie, sous prétexte de la lutte anti-islamiste. C’est ce qui explique le silence assourdissant des autorités d’Alger. A l’évidence, les généraux sont gênés par cette campagne sur la torture, pour deux raisons. La première est que, aujourd’hui, la pratique de la torture est institutionnalisée et générale comme le rapportent les ONG de droits de l’homme: des milliers de disparus, des exécutions extrajudiciaires, des assassinats de prisonniers, des parodies de procès, etc. La seconde raison est que certains généraux, selon des informations circulant à Paris et à Alger (Libération du 29 novembre 2000 et le Quotidien d’Oran du 2 décembre 2000), auraient participé, en tant qu’officiers de l’armée française, à la répression contre le FLN durant la bataille d’Alger, au cours de laquelle des milliers d’Algériens ont péri et, parmi eux, Larbi Ben Mhidi, le Jean Moulin algérien.

Il y a alors comme une continuité entre le passé et le présent, qu’il est difficile d’assumer publiquement. Un lieutenant, déserteur de l’armée algérienne réfugié en France, raconte qu’un matin, alors qu’il était de garde à la caserne, il a eu affaire à une vieille femme qui recherchait son fils arrêté par les services de sécurité. Il lui a demandé pourquoi elle était venue à cette caserne: elle lui a répondu qu’elle pensait que son fils y était détenu parce que, du temps des Français, c’est là qu’on torturait. N’est-ce pas terrible que le temps n’évolue jamais pour certaines catégories de la population, condamnées indéfiniment à porter la part maudite de l’humanité?.

 

Retour 

algeria-watch en francais