Un officier algérien dénonce « la sale guerre »

Un officier algérien dénonce « la sale guerre »

Témoignage
La Croix, 1 février 2001
Habib Souaidia a 31 ans. Ancien parachutiste des forces spéciales, il est le premier officier de l’armée algérienne, – il était lieutenant – à oser parler à visage découvert du rôle de l’armée dans « la sale guerre » qui déchire l’Algérie depuis 1992.
La sale guerre est le titre d’un livre témoignage sans précédent (1), dans lequel Habib, en exil en France depuis dix mois, radié de l’armée à sa demande, lève le voile sur les tabous les mieux gardés du drame algérien: le fonctionnement interne de l’armée et le comportement de « ces dix généraux qui s’exclame-t-il, nous ont fait faire, à nous les officiers, les sous-officiers, la troupe, le sale boulot. Ils ont fait de nous des bêtes sauvages ». La phrase sort comme un cri de douleur

Un homme encore révolté par ce qu’il a vécu

Engagé volontairement en 1989, sorti de la prestigieuse académie militaire de Cherchell, aux avant-postes pendant près de six ans, emprisonné de 1995 à 1999, le jeune homme, aujourd’hui en civil, n’a rien de l’image d’Epinal, du « para ». Mesurant à peine 1,70 m, timide, le regard sombre, fiévreux, il est encore effaré de ce qu’il a vu. J’ai vu des soldats .se déguiser en terroristes et massacrer des civils. J’ai vu des colonels assassiner de sang-froid de simples suspects. J’ai vu des officiers torturer à mort des islamistes. J’ai vu trop de choses. Autant d’atteintes à la dignité humaine que je ne saurais taire. Ce sont là des raisons suffisantes, j’en suis convaincu, pour briser le mur du silence. »

« Je veux qu’un jour Ies généraux répondent de leurs crimes »

Habib est dans le rôle du « justicier », un « Zorro soldat » en quelque sorte, tout en n’ayant aucune sympathie pour les groupes armés islamistes. « J’ai témoigné, nous dit-il, car je veux qu’un jour les généraux répondent de leurs crimes devant la justice, soit de mon pays, soit internationale. Moi, je suis prêt à plaider coupable, comme complice, à payer ma part, même par des années de prison. Par ce livre, je ne me lave pas les mains de cette sale guerre. Je veux libérer ma conscience. »
« Dès 1993, raconte-t-il, je me suis dit qu’il faudrait que je parle un jour des coulisses de « la guerre civile ». Cette année-là, j’ai vraiment compris que celle-ci n’était pas un simple conflit entre les « gentils militaires » venus sauver la démocratie et les « méchants terroristes » islamistes destinés à la détruire. Si tel avait été le cas, je n’aurais jamais quitté mon pays et j’aurais combattu les terroristes jusqu’au dernier. »
Habib l’affirme pour l’avoir vécu de l’intérieur: «Depuis 1992, c’est une « guerre secrète » qui est menée par les généraux: roux maquis, intoxication en tout genre, manipulations et infiltrations des groupes armés islamistes. Ce rideau de fumée leur permet de mener impunément une guerre d’une incroyable sauvagerie.

Des unités spéciales et surtout la sécurité militaire

Ce que l’on ignore, c’est qu’ils s’appuient pour cela sur seulement quelques milliers d’hommes en armes: ceux des unités spéciales de la police et de la gendarmerie, et surtout ceux de la Sécurité militaire (NDLR: le service des renseignements) et des « forces spéciales » de l’armée, celles dont j’ai fait partie. »

L’état-major s’implique dans les opérations secrètes

L’ex-officier donne un exemple: « Je devais effectuer avec mes homme un barrage mobile entre la forêt de Bouchaoui Ouled-Fayet et Sidi-Fredj (non loin d’Alger). Il s’agit d’un périmètre de – haute sécurité » car c’est un lieu de passage de tous les dignitaires du régime; ils passent par là pour regagner leurs luxueuses villas du littoral. En début de soirée, une Renault Super-5 qui venait en sens inverse a fait demi-tour à notre vue. (…) Le véhicule a alors accéléré. J’ai donné l’ordre de tirer. (…) Nous étions certains qu’il s’agissait de terroristes. Dans la voiture, j’ai vu deux hommes : l’un bougeait encore, l’autre était mort sur le coup. Ils n’avaient aucun papier d’identité sur eux. Un de mes soldats m’a fait signe de loin. Il était en compagnie d’un civil, la quarantaine, bien habillé. ( ) C’était un collègue, un commandant de la Sécurité militaire. Il m’a appris que deux de ses amis, des civils, circulaient à bord de cette Renault ( ). J’ai donné l’info par radio. À ma grande surprise, le général Mohamed Lamari (NDLR : aujourd’hui chef d’état-major) lui-même m’a répondu : « Ligote-le et ramène-le-moi ». Il a ajouté: «S’il résiste, tue-le! »J’ai regardé le commandant, qui, surpris, avait tout entendu. – Vas-y, tu peux partir, je ne t’ai jamais vu, lui ai-je dit. ( … ) Heureusement pour moi, le général Mohamed Lamari n’est jamais revenu sur cette affaire. »
Aux yeux du plus grand nombre, l’intervention directe du général Lamari peut paraître une pure invention. Mais nombre d’opérations secrètes dépendent directement de l’état-major algérien. À Alger « la rumeur », « Radio-Trottoir », savent que souvent , les généraux sont réveillés la nuit par des officiers qui attendent le O.K.! du grand patron pour pouvoir intervenir ou pas. »
Habib ne craint, pas d’être contredit par les officiers supérieurs. «Je dis vrai , je cite des lieux précis, les dates, les gens. Je peux encore en citer d’autres.»

La « punition » d’un village proche du Front Islamique du salut
Le livre d’Habib Souaïdia regorge d’informations. Cela va de l’organigramme précis de l’armée à de multiples histoires vraies, terribles. La pire, pour Habib, fut en mars 1993, l’histoire du massacre du village de Zaatria où, pour punir la population proche du Front islamique du salut (FIS, interdit), un commando de la Sécurité militaire, accompagné de paras, massacre une douzaine de personnes. Habib, qui avait ordre de surveiller le camion dans lequel se trouvaient les faux terroristes ,comprend,« le montage » grâce à l’un de ses hommes mis dans le coup: « Je venais de participer à un massacre. C’était la première fois que je me sentais complices de crimes », souligne-t-il.
On vit avec Habib au cœur même de l’armée, dans cette descente aux enfers. On y rencontre des officiers algériens corrompus qui vendent des tenues militaires à des civils, ces derniers les revendant à des… « tangos », nom de code donné dans l’armée aux terroristes islamistes, qui, eux, feront des « coups» habillés en parachutistes, tenue la plus prisée.
On y croise de « bons » officiers, – « il y en a beaucoup, heureusement », selon Habib -, qui, fous de rage et de désespoir, se permettent de cracher à la Figure (le leur supérieur, lui-même s’offrant des repas de roi face à une troupe de crève-la-faim

Un témoin gênant que l’on tentera de faire craquer

Officier aux ordres, Habib avait un regard souvent silencieux mais dérangeant. Les hauts gradés qui l’avaient propulsé sur le terrain n’en revenaient pas : , Tiens, tu es encore vivant. Mais tous tes copains sont morts. Ils l’avaient envoyé à la mort. Mais lui, il était là. debout.
A la fin, ils ont trouvé la- chose,, qui allait le broyer, lui, l’homme intègre : ils l’ont accusé de vol et condamné à quatre ans de prison. Il a été incarcéré dans la fameuse prison militaire de Blida, près d’Alger. – Quatre ans là. c’est quarante ans dans une autre prison du pays. – Ils – pensaient que j’allais y mourir! -, s’exclame Habib.
Mais le jeune officier a tenu le coup: il est sorti (le prison, a trouvé le temps de se raire radier de l’armée. d’obtenir en payant Lin passeport algérien et le droit de ne pas être intercepté à sa sortie du territoire…
Alors, aujourd’hui, il parle, et cela va faire grand bruit…

(1) La sale guerre, Ed. La Découverte, 200p. 95F, sortie du livre le 8 février 2001.

 

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