Jean-François Kahn: «Face au fascisme on ne négocie pas…»
ENTRETIEN AVEC JEAN-FRANÇOIS KAHN
«Face au fascisme on ne négocie pas…»
Nadjia Bouzeghrane, El Watan, 24 fevrier 2001
Lettre ouverte à Jean-François Kahn (François Gèze)
Jean-François Kahn, directeur de Marianne, réagit à lassignation en diffamation de son journal et du journaliste Mohamed Sifaoui faite par le directeur des éditions La Découverte (El Watan de mercredi 21 février 2001). Pour plus dinformations sur La Sale guerre, ce livre qui a fait couler tant dencre, nous renvoyons nos lecteurs aux différents articles sur le sujet publiés par notre journal en janvier 2001 et au cours de ce mois.
Pourquoi les éditions La Découverte assignent-elles en diffamation Marianne ?
Ce nest pas La Découverte qui assigne Marianne en diffamation, mais son directeur, François Gèze. Il y a un livre qui sort, La Salle guerre, les médias en parlent. Il se trouve que le coauteur du livre, Mohamed Sifaoui, dit que cela ne correspond pas à ce quil avait écrit et quon a ajouté des éléments à son texte, quon en a exagéré certains et minimisé d’autres. Cest un élément du débat. A Marianne, nous avons fait notre travail. Vous imaginez que je dise à ce journaliste algérien que je refuse de recueillir sa version. Jespère quon me poursuivrait pour faute déontologique grave. Dans ce cas, beaucoup de journaux ont commis cette faute grave… Certains journaux ont fait état des protestations du journaliste. Jai eu une intervention quon peut critiquer. Dans la version de linterview que Mohamed Sifaoui nous a donnée, il était très agressif avec M. Gèze, directement. Jai demandé quon supprime toutes les attaques et tout ce qui était dirigé contre la personne de M. Gèze. Cest ma seule intervention, et voilà quil porte plainte.
Ne deviez-vous pas vous rencontrer pour un débat contradictoire ?
La chargée de presse de La Découverte ma téléphoné il y a quelques semaines pour me proposer un débat. Cétait après avoir lu dans El Watan quil ny avait pas de débat possible. Jai répondu que cétait formidable, cest ce que jai toujours demandé. On loue la salle, on retient le principe de deux journalistes dun côté et deux de lautre : cest-à-dire Jean-Pierre Tuquoi, du journal Le Monde, et le directeur de La Découverte, dun côté, et de lautre un journaliste algérien, Hassan Zerouky, et moi-même. Un deuxième journaliste, Mouloud Benmohamed, a été récusé par M. Gèze. On appelle José Garçon qui considère que cest quasiment une provocation que de lui proposer un débat. Et voilà que le directeur de La Découverte vient de menvoyer une lettre pour me dire quil refuse le débat, parce que nous sommes en désaccord. Je croyais quil fallait quil y ait un débat parce quon est en désaccord. Il est vrai que je ne fréquente pas lextrême gauche de façon systématique, que je ne connais pas sa façon de fonctionner intellectuellement, mais je suis stupéfait. Cela étant, M. Gèze porte plainte, cest son droit le plus strict. Je lui dit : on débat quand même. M. Gèze minjurie, je lui dis : on débat quand même. Quoi que fasse, M. Gèze, je dis, au nom de la démocratie : on débat quand même. Et lui, il répond : dès lors quon est en désaccord on ne débat pas. Voilà la différence.
Mais pourquoi est-il si difficile davoir ce genre de débat ?
Je vais vous donner un avis tout à fait personnel. Dans leur majorité, les gens sont sincères, en revanche, ils viennent quasiment tous de lextrême-gauche et dans lextrême gauche, il ny a pas de culture de débat. Moi, je suis une espèce de démocrate ouvert, libéral, avec de vieilles idées sur le pluralisme, je suis complètement dépassé pour eux, eux qui affirment détenir la vérité.
Est-ce que selon vous cest propre à lAlgérie, ou bien cela se vérifie-t-il pour dautres problèmes, dautres situations ?
Je crois quils sont sincères. Je crois quils voient lAlgérie à travers une grille dexplication idéologique, une grille très structurée, et qui amène à être partie prenante dans le conflit algérien. Moi, je suis un journaliste humaniste qui essaie, quitte à me tromper, danalyser et de comprendre ce drame. Je nai strictement aucune accointance avec qui que ce soit.
Vous navez pas de parti-pris ?
Jai un parti-pris, un seul, cest que je crois que, face au fascisme, on ne négocie pas, on résiste. Je ne dis pas pour autant que tous les moyens sont bons. Dans larticle que jai écrit (Algérie – Contre le discours unique… Pour un vrai débat, ndlr), je dis que nous sommes solidaires des femmes algériennes qui résistent, de la presse indépendante qui a payé cher. Dans une lettre quil ma envoyée, le directeur de La Découverte me dit quil est en total désaccord avec moi, la presse algérienne nest pas indépendante, il y a simplement de temps en temps des bouffées de liberté. A partir du moment où une presse, parce quelle ne partage pas la même opinion que vous nest pas libre, quest-ce que je dirai, moi, sur la presse française ? Je dis quen France il y a un discours médiatique unique, mais jajoute aussitôt que cette presse est totalement libre. Je ne mets absolument pas en doute sa liberté.
Marianne sélève contre le «discours médiatique unique» en France. Nest-ce pas un peu paradoxal dans un pays démocratique qui veut que lexpression soit plurielle, contradictoire ?
Cest un peu compliqué. Il ne faut pas non plus caricaturer. Dabord, lAlgérie nest pas le seul sujet sur lequel il y a une espèce de discours médiatique unique. Deuxièmement, je pense que les journalistes qui soutiennent la thèse, je ne sais même pas comment on peut la qualifier…
Ce nest même plus la thèse de «qui tue qui ?», cela va au-delà…
Il y a quand même des nuances. Il y a ceux qui disent que les islamistes ne tuent pas, cest larmée qui tue, il y a ceux qui disent : ils tuent autant les uns que les autres…
Et vous, vous dites quoi ?
je hais larmée en général. Pour moi, le rôle dune armée cest de tuer. Je ne connais pas darmée, au monde, qui ne tue pas. En plus, il ny a pas darmée, fusse larmée américaine, qui soit engagée dans un type de répression comme celui-ci et ne commet pas des exactions insupportables. Je dis que les massacres collectifs, ce sont, pour lessentiel, les intégristes islamistes, que jappelle des fascisto-intégristes, qui les commettent. Derrière cette situation, il y a lidée de dire que pour finir cette sale guerre, il faut trouver un arrangement politique, ce qui est une position légitime. Cest une position dautant plus légitime que je lai soutenue en dautres temps, lorsque javais dit quil fallait négocier avec ceux qui se battent, cest-à-dire le FLN. Seulement, ma conviction est quaujourdhui ce nest pas possible, et, dailleurs, les intégristes armés veulent linstauration dun régime intégriste totalitaire. Et lidée quon peut trouver une solution politique avec eux est illusoire. Je ne comprends pas, ce sont les mêmes qui poussent de hauts cris parce quon serre la main à quelquun du Front national, ils vont manifester à Vienne parce quil y a trois ministres dextrême droite et là, ils disent quil faut sentendre avec les fascisto-intégristes. La deuxième chose que je dis et répète sans arrêt, si la solution à la crise algérienne est une solution politique avec lintégrisme, sur quelle base doit-elle intervenir ? Moi, je dis que cest impossible. Admettons que je me trompe et que ce soit possible. Ce sera sur la base du renforcement du Code de la famille, de mesures régressives pour les femmes…
Vous maintenez le débat de lundi 26 février ?
Oui. Ce serait bien que des Algériens viennent et sexpriment avec le plus grand respect de lautre. Si au cours de ce débat, il y avait un non-respect, dun côté ou de lautre, de la parole de lautre, je linterromprais. Le propre dun débat, cest de sécouter.
* Marianne devrait organiser un débat lundi 26 février à La Maison de lEurope, 35, rue des Francs Bourgeois, Paris.