D’une « sale guerre »à l’autre

D’une “sale guerre” à l’autre

Salima Ghezali, La Nation (Alger), paru dans Courrier International, 1 mars 2001

L’état d’exception des années 90, avec ses massacres, rappelle l’autre guerre d’Algérie, souligne Salima Ghezali, directrice du journal « La Nation ». D’où viendra le sursaut moral ?

Le plus bouleversant dans le témoignage de Habib Souaïdia est son étrange et insupportable familiarité. A lire La Sale Guerre, on oscille sans cesse entre “ça n’est pas possible” et “on savait tout ça”. Il ne m’appartient pas de juger de la véracité des dizaines de faits précis rapportés par ce jeune officier des forces spéciales. Il me suffit d’avoir vécu en Algérie dix ans d’une guerre horrible où les témoignages ont plus souvent été murmurés ou lâchés dans un sanglot que clamés sur une scène publique monopolisée par les chantres de l’éradication.

Pour moi, Algérienne née à la fin de la guerre d’indépendance et subissant à l’âge adulte une guerre civile d’un genre particulier, le scandale n’est pas dans ce que raconte Habib Souaïdia. Le scandale est que ce livre – dont la venue sous la plume de Souaïdia ou d’un autre était inéluctable – naisse de la révolte d’un jeune officier et non de celle d’un officier plus âgé, de ceux qui ont connu la lutte pour l’indépendance. Ma génération était en droit d’attendre de ceux qui ont connu et combattu l’ignominie coloniale un sursaut moral face à la gangrène qui depuis dix ans ne cesse de s’étendre.

Faut-il absolument rappeler que, tout au long de ces dix années de guerre, les slogans politiques, les unes de journaux et même le vocabulaire ont trop ressemblé à ceux de la guerre précédente pour que le mimétisme s’arrête là ? Quand un chef de gouvernement (Réda Mallek) reprend les propos d’un Bigeard pendant la bataille d’Alger : “La peur doit changer de camp !” ; quand les paras patrouillent dans la Casbah pendant les élections de novembre 1995 ; quand l’état d’urgence succède à l’état de siège et que les lois d’exception s’inspirent de celles en vigueur pendant le régime de Vichy ; quand un texte réglementant la circulation des citoyens à travers le territoire national taxe ces derniers d’“autochtones”, vocable trop chargé historiquement pour être neutre ; quand des intellectuels et des politiques avancent la thèse des “deux peuples” ; quand tout cela et bien d’autres choses encore meublent l’espace public, il était fatal que le volet militaire ne soit pas en reste. Dès la sortie, début février, de La Sale Guerre, l’appareil de propagande du pouvoir s’est mis en branle pour traîner Souaïdia dans la boue et rappeler sous des slogans patriotards ronflants que la terreur est toujours là pour mater toute contestation.

Il suffit pourtant de reprendre la presse dès 1992 pour retrouver, comme les pierres du Petit Poucet, semés les indices de ce qui ne pouvait être qu’une sale guerre. Des éditoriaux culpabilisateurs qui reprochaient à la population de ne pas assez s’impliquer dans la lutte antiterroriste aux “nouvelles du front” qui rapportaient les macabres trophées des opérations militaires sans s’intéresser ni à l’identité des victimes, ni à la manière dont étaient conduites ces opérations, la presse des années 1992, 1993 et 1994, malgré l’état d’urgence et la censure, laisse clairement apparaître la mise en place d’une stratégie du contre-terrorisme fondée sur la terreur. La circulaire interministérielle de juillet 1994 réglementant l’information sécuritaire est en elle-même un morceau d’anthologie guerrière. On y voit à l’oeuvre la mise au pas de la presse.

Sans liberté d’informer, aucune société ne peut se mettre à l’abri des dérapages. Ceux qui ont pensé et planifié cette guerre le savaient très bien. Qui oserait, à la lecture du livre de Habib Souaïdia, dire “je ne savais pas” et prétendre qu’il vivait au sein de la société algérienne tout au long de ces années d’horreur ? Bien sûr, la thèse d’une stratégie de la tension organisée par le haut commandement militaire peut être sujette à débat. On peut y adhérer ou la rejeter. Mais le désarroi des soldats, des jeunes officiers, des policiers et de tous ceux qui ont eu affaire de près à la lutte antiterroriste, cela nul ne pouvait l’ignorer. La brutalité du terrorisme islamiste et les horreurs dont ils se savaient complices ont conduit de nombreux membres des services de sécurité à la dépression nerveuse. Tous n’ont pas trouvé dans le témoignage public une issue à leurs souffrances et aux contradictions insoutenables d’une guerre trop sale.

Car, comme le dit si justement Habib Souaïdia, les jeunes officiers algériens ont été formés – en Algérie – au respect des institutions, au sens du devoir et de l’honneur, leur immersion dans une guerre dont la finalité n’était que la défense du régime et d’une caste parasitaire ne pouvait être que brutale. Comme les autres secteurs éduqués de la société algérienne, les jeunes militaires de la trempe de Habib Souaïdia ont découvert la nature du régime au milieu de la guerre ; comme les cadres empêchés de faire leur travail dans le respect de la législation puis emprisonnés arbitrairement ; comme les juristes, les avocats ou les magistrats sommés de violer la loi ou d’appliquer des lois iniques ; comme les fonctionnaires invités à piétiner le fonctionnement légal des institutions – “Il faut violer les lois scélérates !” avait ordonné l’ancien ministre de l’Intérieur Méziane Chérif, également responsable de la réglementation de la circulation des “autochtones” sur le territoire national ; comme les autres Algériens, nous sommes comme les autres ! C’est en somme en cela que réside le message de Habib Souaïdia, et c’est en cela qu’il est insupportable au régime. Car c’est sur la sacralisation de la seule institution militaire que devait reposer toute la conscience nationale. Mais une telle sacralisation, à l’exclusion de toute autre, ne pouvait résister à l’érosion du temps, à l’évolution de la société algérienne et à la guerre. C’est un secret de polichinelle que de dire que le haut commandement de l’Armée nationale populaire (ANP) a longtemps été sous la coupe des officiers issus de l’armée des frontières [lors de la guerre d’inpépendance], pour qui la population est avant tout une masse à contrôler.

Or, c’est cela même qui pose problème à Souaïdia et à d’autres. Ils sont nés dans l’Algérie indépendante et ont été formés par elle, au sein d’une société algérienne où ils pouvaient traquer des “ennemis” sans que pour autant ces derniers ne deviennent des pans entiers de cette société. Si le makhzen [système de contrôle de la société, terme généralement employé pour qualifier l’administration de la monarchie marocaine] a accepté l’idée de guerre totale en s’inspirant dès 1992 du mot d’ordre de Saint-Just – “Pas de liberté pour les ennemis de la liberté”, devenu “Pas de droits aux ennemis du droit” -, il n’en a pas été de même pour tous les Algériens. Le témoignage de Habib Souaïdia est à ce titre un indicateur de fin de séquence. Après les témoignages – forts nombreux – des victimes passives de la guerre, voici venu le temps de ceux des victimes actives. On ne peut ni s’en réjouir, ni le déplorer, mais seulement constater l’étendue du désastre.

Entre 100 000 et 200 000 morts, et toujours le même système en place avec ses corrompus et ses ordonnateurs de massacres. Comment ne pas accréditer la thèse d’une liquidation programmée ? Les confrères qui se seront jetés sur Habib Souaïdia pour l’abreuver d’injures auront oublié qu’ils se sont parfois fait l’écho de “dépassements” similaires à ceux rapportés par l’auteur de La Sale Guerre. Il est vrai que ces révélations, faites parfois en une, parfois reléguées à la rubrique “Courrier des lecteurs”, obéissaient à des calculs tactiques. On a vu ainsi, à l’occasion d’une visite d’Amnesty International, des journaux rapporter une expédition punitive particulièrement brutale menée par des services de sécurité contre la population. De même qu’au lendemain de la promulgation de la loi sur la “concorde civile” de nombreux journaux ont prêté leurs colonnes aux témoignages de membres des services de sécurité ou de miliciens qui réclamaient de pouvoir eux aussi bénéficier de la grâce présidentielle.

Tout cela, il est vrai, a été servi au lectorat sous la forme de séquences discontinues. On pouvait tour à tour rapporter des exactions commises au nom de l’Etat et accuser de complicité avec le terrorisme tous ceux qui dénonçaient les violations de droits de l’homme. Le crime d’un Habib Souaïdia est d’ordonner les séquences pour donner à lire une sale guerre et non une succession de faits sans liens entre eux. Il appartient désormais aux familles des victimes citées dans le témoignage de se porter partie civile. Tout comme il appartient aux personnes désignées comme coupables de sévices et de crimes de faire preuve de leur innocence ou d’attaquer Souaïdia en diffamation. Quelle que soit la prochaine étape dans cette horrible guerre imposée au peuple algérien, nous y entrons avec le sentiment d’un horrible gâchis et la certitude que la génération des pères fondateurs est définitivement disqualifiée. Reste l’affrontement entre makhzen et gens d’honneur : de quoi nourrir encore une guerre en buvant jusqu’à la lie un héritage empoisonné. Un héritage dicté du temps où l’on étranglait les politiques puis massacrait les maquisards de l’intérieur avant de prendre le pouvoir par la force.

 

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