À propos du DRS et de sa fabrique de mensonges

À propos du DRS et de sa fabrique de mensonges

par François Gèze, directeur général des Éditions La Découverte

Le quotidien algérien «La Nouvelle République» m’a fait l’honneur de me consacrer, le 31juillet 2002, un article étonnant, titré «Gèze, serviteur de “Sa Majest锻, signé d’un courageux anonyme, «Mehenna H.». J’y ai pris connaissance d’un véritable scoop: «Dans un message adressé à une haute personnalité française et intercepté par un internaute qui nous a mis au parfum (lire par ailleurs), François Gèze se dévoile comme étant un agent double dont le rôle est la collecte de toutes les informations touchant aux intérêts marocains. Il apparaît clairement dans le mail signé par Gèze, que ce dernier a pour mission essentielle de veiller au bien-être du roi Mohamed VI et de repousser toute velléité de déstabilisation qui menacerait le socle de la monarchie.»

Cette invention pure et simple est une très remarquable démonstration par l’absurde de ce que nous sommes quelques-uns, depuis quelques années, à tenter d’expliquer: la presse algérienne «indépendante» reste soumise aux diktats du «service d’action psychologique» du DRS (alias «la SM»). Quel journal vraiment indépendant, dans un pays vraiment démocratique, accepterait de publier de telles inepties?

Cela me rappelle la brève tout aussi délirante publiée par le quotidien «Le Soir d’Algérie», le 14mai 2001, trois mois après la parution du livre de Habib Souaïdia, La Sale Guerre, que j’ai publié dans la maison d’édition que je dirige, La Découverte, en février de la même année. Une brève que je me dois de citer: «L’auteur de La Sale Guerre, le livre qui tente de laver les islamistes de leurs crimes en imputant les massacres de citoyens aux forces de l’ordre, est, depuis deux jours, en Israël, apprend-on de sources informées. Officiellement, Souaïdia est à Tel-Aviv pour la promotion de son livre qui vient d’être édité en hébreu par Daniel Bensimo, un éditeur connu pour son engagement pur sioniste. Ce dernier s’est, d’ailleurs, montré très généreux envers Souaïdia qui a touché, en contrepartie des droits du livre, une somme de plus de 280000 FF. Une somme pour le moins inhabituelle dans le domaine de l’édition, précise-t-on.» Là encore, il s’agissait bien sûr d’une invention pure et simple.

Ce genre de délire ne justifie même pas un démenti: il n’y a pas à dialoguer avec ceux pour qui le mensonge a la même valeur que la vérité. Mais on doit en revanche s’interroger sur les raisons de la folie qui les anime, et surtout sur le système qui les a produits. En l’espèce, qu’est-ce qui a motivé ces articles grotesques? Le fait que j’ai publié deux livres importants: en octobre2000, celui de Nesroulah Yous, Qui a tué à Bentalha?, et quatre mois plus tard, celui de Habib Souaïdia, La Sale Guerre. Pour les négationnistes du DRS et leurs chefs, les quelques généraux qui ont réussi à plonger les Algériens dans la barbarie dans le seul but de continuer à encaisser l’argent de la corruption (plusieurs milliards d’euros par an), c’est un crime de lèse-majesté. Ils ne peuvent pas imaginer que Nesroulah Yous et Habib Souaïdia sont simplement deux Algériens sincères, révoltés par ce qu’ils ont vu, et qui ont eu le courage d’en témoigner.

Pour les «décideurs» algériens, cela ne peut pas exister: leur peuple, à leurs yeux, n’est rien d’autre qu’une masse d’«infra-humains», dont la vie n’a aucune valeur (c’est pourquoi on peut les torturer et les massacrer, comme on le ferait de rats ou de cafards, images d’ailleurs couramment utilisées dans les milieux du DRS). Il est donc inconcevable, à leurs yeux, que des femmes ou des hommes issus de ce peuple puissent parler, vivre, exister comme eux-mêmes. Dans cette logique délirante et mortifère, ils ne peuvent comprendre que des hommes du peuple comme Yous, le civil, et Souaïdia, le militaire, aient pu avoir la volonté de témoigner. Forcément, ils ont été «manipulés», comme le DRS manipule depuis des années intellectuels et journalistes. Et comme l’un et l’autre ont écrit des livres, le «manipulateur» tout trouvé, c’est leur éditeur.

Dès lors, tout le reste se débobine dans une logique implacable: cet éditeur, qui publie des «menteurs» et des «voleurs» en s’abritant derrière son prétendu engagement pour les droits de l’homme, pour qui «roule-t-il»? Eh bien, au gré de l’imagination des services du DRS, pour la DGSE, pour l’Internationale socialiste (dont les généraux algériens sont les seuls à faire semblant de croire qu’elle a une quelconque influence sur les affaires du monde) ou pour l’«Internationale islamiste» (un concept qui n’est plus uniquement «made in DRS» depuis le 11septembre). Ou encore pour l’Internationale «socialo-islamiste», création pour le coup spécifiquement algérienne, comme on a pu l’entendre lors des audiences du procès en diffamation du général Khaled Nezzar contre Habib Souaïdia, début juillet 2002 à Paris (et le lire dans moult commentaires de la presse algérienne sur ce procès historique).

Et aujourd’hui, cet éditeur «roule» pour les Marocains… Pourquoi pas, après tout? Et demain, ce sera quoi? La CIA? Le Mossad? Je suis sûre que la machine à fabriquer des mensonges du DRS a encore plus d’un tour dans son sac, et saura trouver, à coup de mails imaginaires ou de faux documents, d’autres grands «ennemis de l’Algérie» qui ourdissent de sombres complots dont je serais l’agent…

On pourrait se contenter d’en rire. Mais on ne peut oublier, malheureusement, que ce type de désinformation – dont on a là un exemple entre mille – sert d’abord à couvrir les crimes que continuent à commettre, en toute impunité, les généraux contre le peuple algérien.

Paris, le 2août 2002