Le livre qui a ébranlé l’Algérie
Entretien avec Francois Gèze
Propos recueillis par Fabrice Nicolino, Politis, 28 juillet 2001
Politis: Quel succès!
François Gèze: En effet. Le livre de Habib Souaidia s’est vendu au total à 72 000 exemplaires. Il a déjà une édition catalane, et doit sortir sous peu en hollandais et en allemand. Nous négocions par ailleurs avec l’Angleterre et l’Italie.
P: On a l’impression que ce livre a largement ouvert les yeux de l’opinion internationale sur la réalité du pouvoir algérien.
FG: La perception de la guerre menée contre les islamistes avait déjà commencé à changer, notamment à la suite de la parution du livre Qui a tué à Bentalha? En octobre 2000 et du film de Canal plus sur la mort de Matoub Lounès, en novembre qui ont eu tous deux un grand impact en Algérie.
P: Mais le livre de Souaidia a été un choc bien plus grand encore!
FG: Sans aucun doute. Pour la première fois, on y apprenait que la guerre contre les islamistes, dans la période 1993-1995, avait été menée, non pas par une armée de 100 000 à 150 000 hommes, comme on l’avait cru, mais essentiellement par cinq unités des forces spéciales – qui deviendront dix – , soit au total quelques milliers d’hommes. Et que ces forces – j’avoue que j’ai été stupéfait de l’apprendre – , fonctionnaient complètement sur le modèle français de la guerre d’Algérie, avec les mêmes méthodes, les mêmes lieux de casernement, de détention et de torture.
P: Une vraie duplication!
FG: Autre apport fondamental du livre de Souaidia: on y voit apparaître les grands responsables de cette armée, dont les noms jusque là n’étaient que vaguement connus, ainsi que leur rôle exact. C’est le cas entre autres de Mohamed Lamari, commandant des forces spéciales à l’époque, aujourd’hui chef d’état-major de l’Armée nationale populaire, de Smain Lamari, bras droit de Toufik Mediene à la tête de la Sécurité militaire, et bien sûr de Toufik Mediene lui-même. Il faut bien comprendre que ce fut un coup de tonnerre absolu, car seuls les spécialistes, et encore, connaissaient le fonctionnement concret de la haute hiérarchie militaire.
Au total, l’ébranlement produit par le livre et ce qui l’avait précédé a fait voler en éclats la vitrine construite par les militaires, cette fameuse Algérie Potemkine faite de façades « démocratiques », comme ces partis islamistes ou laïques liés au pouvoir, ses intellectuels compagnons de route du FLN, ses anciens moudjahidines, etc.
P: En France même, la presse a assez brutalement changé de ton à propos de l’Algérie.
FG: La plupart des journalistes qui suivent ce dossier ont compris très rapidement que ce témoignage, avec toutes ces dates et ces faits, ne pouvait pas être inventé. D’un coup, le puzzle algérien formait une image enfin claire et précise. Sans à verser dans le militantisme en faveur du pouvoir algérin, comme l’a fait par exemple Marianne, il fallait bien regarder les choses en face.
P: Et du côté algérien? Les télévisions françaises étant captées là-bas, l’impact a dû être immédiat, non?
FG: A la différence de ce qui s’était passé avec le livre de Nesroulah Yous, la presse a immédiatement rendu compte du livre de Souaidia. Le service d’action psychologique qui contrôle et manipule la presse privée algérienne a été totalement pris de court. Visiblement, bien qu’averti de la sortie du livre, il ne s’est pas douté de sa force et n’a pas su construire un argumentaire. Du coup, quantité de bons journalistes algériens – il y en a – , profitant de l’absence de ligne officielle, se sont faufilés dans la brèche. Et il y a eu une avalanche d’articles, dont beaucoup honnêtes, et qui posaient les bonnes questions. Le livre a fortement contribué à ouvrir un espace de liberté qui ne s’est toujours pas refermé.
P: A-t-il circulé en Algérie?
FG: Des exemplaires ont bien sûr été ramenés de France, dont certains d’ailleurs saisis à l’aéroport, ou du Maroc, où il s’est beaucoup vendu. On nous a également rapporté que beaucoup de photocopies circulaient chez les militaires, au point que les photocopieuses du ministère de la Défense auraient été spécialement surveillées. Mais au total, le manque de livres sur place a obligé nombre de nos lecteurs algériens à s’inscrire dans des queues pour pouvoir lire le texte de Souaidia. Jusqu’à trente personnes pour un exemplaire, nous a-t-on dit!
P: Au delà, quelles ont été les conséquences du livre sur place?
FG: Le livre a paru au moment où le « cabinet noir » – les dix ou quinze généraux qui tiennent le pouvoir – était dans une grave impasse politique. L’installation de Bouteflika par des élections truquées, la loi sur la concorde civile n’avaient évidemment pas permis de régler la crise algérienne. Constatant l’impact de la Sale guerre, certains généraux s’en sont pris à Toufik et à Smain Lamari, incapables malgré leurs réseaux et leurs services, d’allumer le moindre contre-feu.
P: Peut on parler d’un lien entre « la Sale guerre » et les émeutes en Kabylie?
FG: Disons que le livre a été le point culminant d’une crise de plus longue date. Je pense qu’un des clans militaires a choisi, comme si souvent, la politique du pire. On retrouve là la logique à l’oeuvre dans les grands massacres de 1997-1998, quand il s’agissait de déstabiliser le président Zeroual. Faire couler le sang pour résoudre leurs problèmes, c’est la tentation constante des généraux. Or en Kabylie, un mois avant la mort du jeune Mohamed Guermah, ui a tout déclenché, il y avait déjà des provocations de la gendarmerie en Kabylie. Et l’on sait maintenant, que beaucoup des 60 à 80 morts des émeutes du printemps ont été tués en réalité par des snipers, des tueurs isolés qui obéissaient probablement aux ordres du Groupe d’intervention rapide (Gir) de la gendarmerie. Ils savaient ce qu’ils faisaient.
P: Une stratégie de la tension, donc?
FG: Une stratégie de la tension, pas un dérapage. Il existe un plan, voisin de celui d’octobre 1988, lorsque des centaines de jeunes avaient été tués: réduire la population au silence, et rebâtir, une fois encore, une Algérie Potemkine. Mais ce plan a<échoué, pour deux raisons. D’abord, on a assisté à une montée en puissance de la société civile, notamment au travers des comités de village en Kabylie, qui a surpris le pouvoir. Cette organisation spontanée, qui puise dans les traditions, est devenu un outil politique de contre-pouvoir. Par ailleurs, le cabinet noir n’a plus la même liberté de manoeuvre: je suis convaincu qu’il avait l’intention de faire tirer sur la grande manifestation organisée à Alger le 31 mai par le Front des forces socialistes (FFS), mais qu’il a été retenu par le changement d’attitude de la communauté internationale, dont la France.
P: En effet, la politique française semble – enfin! – avoir bougé.
FG: Pour la première fois, des messages clairs ont été envoyés en direction d’Alger pour faire savoir aux généraux qu’il y avait des limites à ne pas dépasser. Lionel Jospin est directement intervenu dans le débat, et a fait pression dans ce sens sur la diplomatie française et Hubert Védrine. C’est un changement très important pour la suite des événements.
P: Curieusement, on n’entend pas du tout parler des islamistes. Cela vous étonne?
FG: Pa exactement: en fait, ils ne sont plus au centre du conflit algérien depuis des années. Liquidés, manipulés, cassés, infiltrés, ils ne sont plus un véritable danger depuis 1994-1995. Les dirigeants islamistes qui n’ont pas voulu rentrer dans le jeu du pouvoir ont été tués, et il ne reste plus guère, en dehors de ceux qui sont en prison, que quelques individus en exil. Pour le moment du moins.
P: On vous accuse volontiers d’être devenu un acteur de la crise algérienne, et la presse d’Alger évoque même à l’occasion un complot dont vous seriez l’une des têtes…
FG: Ces gens-là sont tellement éloignés de la culture des droits de l’homme et du respect des libertés démocratiques qu’ils me voient en effet comme un comploteur, éventuellement manipulé par les islamistes, ou l’Internationale socialiste, voire Vivendi!
P: Vivendi?
FG: Vivendi, comme chacun sait, est le propriétaire des éditions La Découverte. Dans un article paru à la Une du quotidien Le Matin, intitulé » A la découverte de Vivendi », il était dit à peu près: « M. Messier, si vous voulez obtenir la concession de certains réseaux d’eau en Algérie, débarrassez-vous de La Découverte et de M. Gèze »!
P: Avez vous eu des nouvelles de Jean-Marie Messier ou de Vivendi?
FG: Aucune. Le respect de mon indépendance éditoriale a été total.
P: Qu’est-ce qui attend selon vous un régime incapable de faire face à une crise aussi profonde? Où va l’Algérie?
FG: La misère sociale est gravissime: on manque de logements, mais aussi de travail, d’eau, parfois de nourriture. Le régime est au bout du rouleau, mais le cabinet noir, en l’absence de forces politiques alternatives, garde l’initiative. On pourrait penser à un scénario à la serbe ou à la roumaine. Dans les deux cas, les services secrets ont largement contribué à renverser le pouvoir en place tout en gardant le contrôle sur l’essentiel: l’argent, les trafics, les commissions sur les grands contrats. Mais à la différence de la Roumanie ou de la Serbie, il ne s’agit pas de se débarrasser d’un symbole, comme Ceaucescu ou Milosevic. Il faudrait imaginer qu’un des clans liquide les autres. Or c’est difficile: chaque général est en effet entouré de véritables commandos de cinquante à cents soldats très entraînés. Le règlement de comptes entre clans mafieux va-t-il se produire?