Algérie : révélations ou manipulation ?

Algérie : révélations ou manipulation ?

Alexandre Adler, Courrier International, 1 mars 2001

Une nouvelle fois, l’Algérie est le théâtre d’une bataille de rumeurs dont le terrain essentiel est la France. Une nouvelle fois, on revient sur les atrocités commises pendant cette guerre civile, et un groupe d’intellectuels et de journalistes français mène l’offensive pour nous faire croire que les pires crimes ont été commis non par les islamistes insurgés mais par l’armée qui leur faisait face.

Les guerres civiles peuvent donner lieu à tant de manipulations ! Je me revois ce jour du printemps 1979 à Rome, où un collègue de « La Repubblica » venait d’être abattu par les Brigades rouges. Dans l’émotion qui régnait alors, personne ne pouvait imaginer ce que l’on finira par comprendre dix ans plus tard : le meurtre de cet homme par un mari jaloux qui avait eu l’idée d’attribuer son crime aux terroristes. Et combien de “trotskistes” de pure imagination sont tombés, victimes de dénonciations politiques, dans l’Union soviétique des années 30, ourdies par des sous-chefs de bureau pressés de succéder à leurs patrons ? Enfin, j’ai fini par comprendre que “mon camp”, dans la guerre d’Espagne, avait commis quelques atrocités retentissantes, notamment sur des religieux et des propriétaires terriens, qui expliquent en partie la discrétion républicaine sur les crimes de Franco et des siens après 1975.

Ces considérations permettent de relativiser les récentes révélations, même si celles-ci sont vraies. Car si nous revenons au coeur du problème, de quoi s’agit-il, que veut-on nous faire penser ? Simplement ceci : que l’islamisme ne serait pas une menace pour l’Algérie, qu’il eût fallu s’en accommoder, qu’il faudrait demain bâtir un front commun de ces islamistes et des forces semi-libérales qui contestent les Etats du monde arabe, pour apporter “le changement”. Ainsi un homme comme Kasdi Merbah, qui fut en son temps la quintessence de la Sécurité militaire, mais qui cherchera en fin de parcours à s’entendre avec le FIS et y perdra la vie – sans doute des mains des siens -, apparaît-il à présent aux yeux de ces forces et de leurs soutiens français comme un héros rétrospectif…

Ce n’est pas mon sentiment : l’essentiel des actions terroristes du mouvement islamiste, notamment contre les groupes porteurs à ses yeux de l’occidentalisation, est authentique. La plupart des intellectuels, des communistes, des militaires, des femmes émancipées, des minoritaires qui sont morts – souvent dans d’atroces circonstances – l’ont été de leur fait. Les mêmes groupes sévissent en Egypte, au Yémen, en Palestine, au Soudan, où ils pratiquent l’esclavagisme, et bien sûr en Afghanistan, avec le même bilan. Pourquoi l’Algérie ferait-elle exception ? En revanche, je vois bien tous les doctes islamologues, qui tentaient, à grands froncements de sourcils, de nous faire croire que ces mouvements étaient en route vers une sorte de “démocratie islamiste”, analogie locale de notre démocratie chrétienne, et que nous n’avions en France pas de pires ennemis au Maghreb que les pouvoirs en place… Les autorités algériennes ont-elles sacrifié les moines trappistes de Tibérine ? Peut-être. En tout cas, l’héroïque archevêque d’Oran, monseigneur Claverie, a bien été supplicié par les islamistes du FIS parce qu’il dénonçait leur intolérance.

Les gendarmes et les policiers algériens ont-ils laissé les habitants de certains villages proches du FIS, qui avaient négocié une trêve avec le pouvoir, se faire égorger par leurs anciens amis des GIA, c’est très probable. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il se joue depuis la défaite militaire du FIS, en 1995, une partie complexe où une fraction du pouvoir n’a pas renoncé au vieux projet algéro-centré de Boumediene, consistant à faire rentrer le fleuve islamiste dans son lit, bien entendu par la contrainte, mais pour ensuite en réutiliser l’énergie contre les occidentalistes de gauche et de droite. Tel est toujours l’enjeu, telle est la raison de fond des révélations en provenance d’Alger. Car revenons à l’époque de Boumediene et Bouteflika première manière : Abassi Madani et ses amis “préislamistes” avaient déjà été introduits à l’université d’Alger sous couvert d’“arabisation” pour permettre l’épuration des communistes de culture française. Les mêmes avaient été mobilisés après les émeutes kabyles de Tizi Ouzou du début des années 80 pour faire pièce à la renaissance berbère, de caractère essentiellement démocratique et laïque. Et le régime utilisait alors la guerre couverte contre le Maroc, par le truchement du Polisario, et l’épuration des libéraux de ses propres rangs (l’ancien secrétaire général du FLN Keït Ahmed, notamment), pour enrayer toute “évolution à la Sadate”, qui viendra tard et mal avec Chadli dans les années 80.

Bouteflika reste tenté par de telles recettes plus ou moins diluées par la mondialisation ambiante et ses amitiés plus récentes saoudiennes et émiraties, mais une fraction décisive de l’armée (Mediene et Touati essentiellement) a bloqué ce processus. Cette fraction ne semble pas porteuse d’un grand projet politique. Mais on ne fera pas croire à l’opinion française qu’elle n’est composée que de lâches et d’affairistes. Les plus lâches et les plus affairistes dans cette affaire, ce sont ceux qui se pressaient dans les couloirs romains de San Egidio et avaient décidé, pour leur propre compte, qu’ils pourraient laisser l’essentiel du pouvoir au FIS, qui ne manquerait pas de s’appuyer sur leur expertise. Et si le peuple algérien doit renoncer à ses bûches de Noël et accepter contre son gré de voiler ses filles, tant pis. Ces gens-là avaient le passeport français, et l’appartement parisien ou marseillais grâce auquel même l’expérience de la “démocratie islamique” peut devenir supportable. Ceux que l’on appelle avec haine “éradicateurs” étaient alors le dos au mur et se sont battus alors qu’ils pouvaient tout perdre.

Non décidément, la résistance d’une majorité – même serrée – du peuple algérien à l’islamisme violent – c’est un pléonasme – restera dans l’Histoire comme un moment décisif du grand drame qui se joue entre Casablanca et Karachi. Tout comme la résistance de la République espagnole aura été le moment décisif de la constitution de l’antifascisme européen en 1936-37… malgré son triste cortège de religieuses violées et de “trotskistes” du POUM révolvérisés, tout comme l’insurrection nationale algérienne, malgré ses excès et ses violences inutiles, aura été le moment décisif de l’autodéfinition de l’anticolonialisme moderne, à la naissance du tiers-monde, dans les années 60.

 

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