Sid-Ahmed Ghozali : «On ne doit plus désigner de président»
Sid-Ahmed Ghozali au Jeune Indépendant
«On ne doit plus désigner de président»
Ancien chef de gouvernement et actuel président du Front démocratique, parti nayant pas encore reçu son agrément, M. Sid-Ahmed Ghozali estime que le meilleur moyen de faire avancer un processus démocratique nest pas de tenir des élections truquées davance.
Interview réalisée par Mohamed Zaâf, Le Jeune Independant, 8 avril 2002
Il considère que lEtat a très mal géré la crise en Kabylie au point quil y a lieu de se demander sil nest pas trop tard pour trouver une solution. A cet effet, il en impute lentière responsabilité au chef de lEtat.
Le Jeune Indépendant : Les avis sont partagés sur la tenue des élections dans les conditions actuelles
Sid-Ahmed Ghozali : Il faudrait peut-être se demander si cest bon ou mauvais pour le pays. Que vont-elles apporter à lédification démocratique ? Vont-elles aider à la solution des grands problèmes daujourdhui, entre autres la crise en Kabylie, les problèmes de toujours : la pauvreté, le chômage, les inégalités sociales, leau, léducation, autant de priorités auxquelles la politique politicienne na laissé aucune place ?
La réponse est manifestement non ! Le meilleur moyen de faire avancer un processus démocratique, ce nest certainement pas de tenir des élections truquées. La fraude, ce nest pas uniquement bourrer les urnes. Cest empêcher aussi dautres citoyens algériens dêtre candidats. Cest aussi interdire illégalement le FD et Wafa, pourtant reconnus par la loi. La duplicité du gouvernement consiste à interdire sans se prononcer. Cette interdiction veut dire que la fraude a déjà commencé. En fait, lissue de ces élections est décidée davance.
Vous rejoignez M. Benyellès lorsquil dit que cette fois on na même pas besoin de bourrer les urnes
Cette capacité de frauder a été dénoncée en son temps (élections de 1997) par les trois quarts de la coalition, jusquau chef de lEtat actuel qui a fait plus que le laisser entendre. Partant de la conviction que des élections libres ne lui sont pas favorables, le pouvoir organise et décide à lavance des pourcentages. Pourtant, il aurait pu tirer la leçon du premier tour de 1991, où à peine 26 % des Algériens ont donné les trois quarts des sièges au FIS. Et que lon ne peut qualifier des élections de justes si elles ne se traduisent pas par un libre choix des Algériens. Au lieu daller de lavant dans la construction démocratique, cest linverse qui sest produit en dix ans de résistance à lobscurantisme : le combat des forces patriotiques et démocratiques a été confisqué et lémergence de lalternative démocratique sans cesse empêchée. Pensez-vous que la démocratie a des chances davancer dans les conditions actuelles, sous létat durgence ?
Le peuple algérien, contrairement à ce qui a été dit par ses propres gouvernants, nest pas médiocre. Il sait que personne dans ce pays ne peut lui rapporter la Suède ou le Canada du jour au lendemain. Il sait également que la démocratie est un long processus sauf quil nen voit pas le commencement. Quon le convainque que des pas, même petits mais concrets, se font dans cette direction et il y aura la réconciliation entre lEtat et le citoyen, jen suis sûr. Aujourdhui, lAlgérien constate que le pouvoir affirme une chose et fait son contraire. Il dit que nous sommes un Etat de droit, mais il ne respecte pas les lois. Que dit un ministre de la République dans le cas du FD ? Il dit : «Cest vrai, la loi nous impose deux mois pour nous prononcer et si après vingt-deux mois je suis encore en train de parler de dossier à létude cest parce que deux mois ce nest pas suffisant !» Ce genre dattitude, entre autres, déstabilise les Algériens, cest cela la hogra pour eux. Lexemple le plus tragique vous lavez en Kabylie. Regardez comment cette affaire a été gérée à un point quil y a lieu de se demander sil nest pas trop tard pour trouver une solution. Personne nest heureux avec les situations démeutes et lon ne peut que se sentir humilié de voir, par exemple, une institution comme la Gendarmerie nationale partir comme un malpropre, dune portion du territoire national. Jen impute la responsabilité à 100% au pouvoir et le pouvoir cest le chef de lEtat. Quand il y a eu lassassinat dun jeune Algérien en Kabylie, Massinissa en loccurrence, il appartenait au pouvoir de prendre sur le champ des mesures : mettre le responsable en prison, sanctionner les responsables et aller sexcuser auprès de la famille et, à tout le moins, partager son deuil. Cétait le seul moyen de dire à nos compatriotes là-bas : la Gendarmerie nationale ce nest pas cela. Au lieu de cela, le pouvoir a dabord dit de la victime que cétait un «délinquant» !!!
Zerhouni dit quil a été mal informé
En cette affaire comme en dautres circonstances, il ne fait que répercuter ce qui lui est dicté, ni plus ni moins. Dans sa situation, il se serait grandi en démissionnant. Mais, se contenter de pointer un doigt sur lui, cest une manière docculter les premiers responsables politiques.
Dans son rapport, le Pr Issad fait état dinterférences au sein de la gendarmerie. Qui peut interférer ?
Avait-on besoin dune commission denquête pour savoir qui a tué Massinissa ? La commission denquête était piégée dès le départ. Dans cette affaire, lEtat a été défaillant. Cest le pouvoir politique qui est responsable du pourrissement dans lequel se trouve la Kabylie et dans son sillage lAlgérie.
Il ne peut pas y avoir de solution lorsque le pouvoir nassume pas ses responsabilités. Nous sommes engagés dans la spirale infernale de la surenchère. Prenez le 14 juin : que demandaient les 300 000 manifestants sinon quune délégation soit reçue pour remettre ses doléances ? Faute de cela, la plate-forme dEl-Kseur, dabord offerte à négociation, est devenue par la suite non négociable, alors que dautres revendications viennent sy ajouter chaque jour. La surenchère a été déclenchée et entretenue par une gestion de la crise frappée du sceau de lincurie du pouvoir politique, sa cécité et son incompétence.
M. Djeddaï a fait état de consultations avec de nombreuses personnalités comme Abdelhamid Mehri, Ahmed Taleb-Ibrahimi, vous-même
Il ne faut pas faire de confusion. Je ne suis pas au fait des initiatives de M. Djeddaï. Layant reçu à la veille du conseil national du FFS, jai été conduit à lui dire quil serait tragique si les élections venaient à se tenir dans les conditions actuelles et sans la Kabylie. Et aussi, que je soutiendrai et participerai à toute initiative dont lobjectif serait de favoriser, en dehors de toute étiquette politique ou partisane, une contribution à lapaisement et de mettre en garde le pouvoir sur les risques incalculables que son comportement fait courir au pays. Aujourdhui, le péril est dune autre nature quen 1991 : cest du risque de dislocation de la nation quil sagit. Comment percevez-vous la «réconciliation» ?
La réconciliation galvaudée a été utilisée pour couvrir une compromission avec le FIS. Je pense que sil y a une réconciliation nationale à faire, cest entre le peuple et son Etat, tant [est grand] le fossé [qui] les sépare.
Comment parvenir à la réconciliation telle que vous la concevez ?
Nous sommes tous daccord pour dire que rien ne peut se faire sans une participation du peuple, que rien ne sera résolu si le peuple garde le sentiment que lEtat est un ennemi. A Tamanrasset, le Président sétonnait de voir les manifestants brûler en Kabylie des infrastructures publiques, «des biens qui leur appartiennent», disait-il. Na-t-il pas compris que si des Algériens agissent ainsi, cest que, précisément, ils ont le sentiment que ces biens ne sont pas à eux ? Vous ne verrez jamais un Suisse ou un Belge brûler sa commune. Dabord, parce que cest lui qui en a choisi les occupants, ensuite, la commune lui donne tous les jours la preuve quelle soccupe de ses problèmes. Lexemple de la Kabylie illustre parfaitement ce sentiment. Il faut commencer par rétablir limage et la crédibilité de lEtat. Un citoyen est façonné par ses institutions : lEtat ment, il ment, lEtat triche, il triche, lEtat viole les lois, il ne respecte pas la loi. Quand lEtat est incivique, cest lincivisme dans toute la cité, quand lEtat est corrompu, cest tout le tissu social qui est corrompu, y compris ce qui nous paraît le plus éloigné de la corruption. Que lEtat, en se montrant juste, donne le bon exemple et il sera respecté. Alors lespoir redeviendra possible.
Mis à part la participation du peuple au choix des hommes, y a-t-il autre chose qui puisse y contribuer ?
Les Algériens ne demandent pas quon règle en un clin dil leurs problèmes, ils demandent simplement quon commence. Quant au choix des hommes, il pose lui aussi un problème institutionnel. Nous avons le chef de lEtat qui dit : «Je nai confiance en personne.» Comment quelquun peut-il travailler au sommet de lEtat en nayant confiance en personne. A ce niveau, il y a trop de dossiers pour quil puisse les consulter tous lui-même. Il y a trop de personnes à nommer pour quil puisse les nommer lui-même. Il se condamne ainsi à linaction. Doù limmobilisme affligeant dans la gestion des affaires publiques
Pensez-vous quil faut réorganiser lexercice du pouvoir ?
Il nous faut commencer à construire une République moderne au sein de laquelle les institutions et les grands corps de lEtat fonctionnent dans un cadre légal et non point dans un jeu de rapports de force. Cest là la mission du chef de lEtat. Une mission quil ne peut accomplir en labsence dune légitimité populaire réelle.
Cest ce qui vous pousse à demander des présidentielles anticipées ?
Des confrères à vous mont fait dire ce que je nai jamais dit. Le chef de lEtat a été désigné. Mais, il est là ! La décision de partir dépend de lui et de lui seul. Le plus important reste que lon tire la leçon du passé. Sans le vouloir peut-être, il est en train de démontrer depuis trois années que ce système [de la désignation] ne peut plus marcher. Vous auriez mis nimporte qui dautre, dans les mêmes conditions, cela aurait donné les mêmes résultats. Depuis lindépendance, nous navons pas résolu le problème de la légitimité du pouvoir au sommet. On a raté le coche en 1989 lorsquon avait inversé le calendrier. Au lieu de faire voter la Constitution pluraliste, puis élire un ou deux mois après, un président dans un cadre pluraliste, nous avions fait linverse.
La révision de la Constitution
Lhistoire de lAlgérie montre que chaque président a eu sa Constitution. Cest la négation même de la Constitution. Personne ne peut avoir confiance en vous si vous changez de Constitution comme si vous changiez de chemise. Avant de chercher à amender systématiquement la Constitution, ce qui participe de linstabilité des institutions, il faut sattacher à lappliquer.
Revenons aux élections. Leur report est-il une solution à la crise ?
Non, pas plus que le seul départ du chef de lEtat nest la solution à nos problèmes. Si lon devait en rester là alors, cela consisterait à attendre les prochaines présidentielles pour rééditer les mêmes scénarios.
En réalité, il est de la responsabilité historique de la société politique et civile de se montrer capable de promouvoir un pacte national qui engage toutes les forces patriotiques et démocratiques dans un processus de sortie de crise. Si ces forces manquent cette occasion et laissent ainsi sinstaurer lirréversible, il sera trop tard de dire : «Je ne savais pas !»