Le FLN algérien veut profiter des élections locales pour s’imposer

Le FLN algérien veut profiter des élections locales pour s’imposer

Le Monde, 11 octobre 2002

Après avoir emporté les législatives du 30 mai, le parti du premier ministre Ali Benflis veut transformer l’essai lors du vote du 10 octobre pour les assemblées de communes et de wilayas. En Kabylie, la situation demeure extrêmement tendue.

Alger, Annaba, Constantine de notre envoyée spéciale

Quatre mois après les législatives du 30 mai, marquées par la victoire du Front de libération nationale, qui a remporté la majorité absolue à l’Assemblée nationale, la population algérienne était de nouveau appelée aux urnes, jeudi 10 octobre.
Il s’agissait de désigner les assemblées de plus de 1 500 communes (APC) et celles des 48 wilayas (APW).

A Alger, à la veille du scrutin, tous les yeux étaient braqués sur la Kabylie, où la situation, extrêmement tendue pendant ces deux dernières semaines de campagne électorale, menaçait de dégénérer en affrontements sanglants entre partisans du vote et tenants du boycottage. Six mille membres des forces de sécurité avaient été dépêchés dans la wilaya de Tizi Ouzou et 20 000 sur l’ensemble de la Kabylie, pour « protéger les urnes ».

Aussi lourde de conséquences que soit l’issue de ce bras de fer, l’enjeu des élections locales ne peut se limiter à la Kabylie. Au soir du 10 octobre, la carte politique de l’Algérie devrait être plus représentative qu’elle ne l’était jusque-là. D’abord parce qu’une page sera tournée pour de bon sur les élections de 1997, marquées par une fraude massive au profit du Rassemblement national démocratique (RND) du président de l’époque, Liamine Zeroual.

Ensuite parce que, à l’inverse des élections législatives, les « corps constitués » (armée, police, gendarmerie, douanes, pompiers…) ne votent pas cette fois dans des bureaux spéciaux, aménagés sur leurs lieux de travail, mais sur leurs lieux de résidence, comme de simples citoyens. Ainsi, un million de personnes (au moins) se retrouvent totalement libres de leur choix lors de ces élections, loin de toute éventuelle directive ou esprit de corps, ce qui pèsera sur l’issue de la consultation.

A dix-huit mois de la présidentielle, l’objectif, pour le pouvoir, est de rééditer l’exploit du Front de libération nationale (FLN) aux législatives de mai et de voir confirmé le retour en force de l’ex-parti unique. Tout indique que le FLN sortira largement vainqueur de ces élections locales, en raison, notamment, de la personnalité de son secrétaire général, le premier ministre Ali Benflis.

REGARDS VERS LE MAROC
A Tiaret, Gardhaïa, El-Golea, et partout ailleurs, M. Benflis a rempli les stades et remporté un triomphe pendant la campagne électorale qu’il a menée lui-même sur le terrain, à raison de trois à quatre meetings par jour, sur le thème de « la moralisation de la vie publique », chantier central du FLN. « Il a fait une campagne de conviction, sans jamais se prêter à de basses attaques à l’encontre de ses rivaux. Benflis est sûr de lui, à l’inverse d’Ouyahia [le leader du RND], qui a mené une campagne défensive, presque par devoir », souligne un observateur.

Quelle que soit le mérite supposé de M. Benflis, la confusion des genres entre sa fonction de secrétaire général du FLN et celle de premier ministre aura joué en sa faveur, au détriment des autres partis en lice, ce que ne manquent pas de souligner ses détracteurs. « Les gens se tournent à nouveau vers le FLN parce qu’ils voient bien que c’est le parti qui a le vent en poupe. Ils ont l’espoir de capter ainsi davantage de ressources, fidèles en cela au proverbe arabe selon lequel « le monde est avec les gens debout » », remarque le chercheur Mohammed Hachemaoui, qui pointe au passage le discours « quelque peu démagogique »du secrétaire général du FLN.

Le taux de participation est un autre enjeu de ce scrutin, et pas seulement en Kabylie. En mai, les législatives n’ont attiré que 46 % des électeurs sur l’ensemble du territoire (moins de 3 % en Kabylie).

Parce qu’elles concernent directement les citoyens en raison de leur caractère de proximité, et qu’elles font appel aux liens tribaux, communautaires, ethniques, les élections locales devraient enregistrer un taux de participation plus élevé, en particulier dans les petites agglomérations et les campagnes, où, à l’inverse d’Alger et des grandes villes, les gens s’intéressent aux APC et APW. Ces assemblées sont en effet considérées comme des lieux de pouvoir donnant accès au logement et à la terre, deux des causes d’émeutes qui secouent le pays à intervalles réguliers.

La dernière inconnue est la régularité de cette consultation. Alors que les premières élections « propres » de l’histoire du Maroc, intervenues il y a deux semaines, suscitent ici des sentiments divers – admiration, curiosité, mais aussi scepticisme, voire irritation -, il ne déplairait sans doute pas à l’Algérie de se voir décerner le même label de transparence. Au ministère de l’intérieur, on rappelle que les dispositions mises en œuvre pour les législatives de mai dernier – dépouillement des bulletins en présence d’observateurs de chaque parti et remise d’un procès-verbal à chacun – sont toujours en vigueur et qu’elles rendent la fraude « difficile à imaginer ». Reste à en persuader la population, toujours dubitative.
Florence Beaugé

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En Kabylie, le mot d’ordre de boycottage est rejeté par certains au nom de la « citoyenneté »

Tizi-Ouzou de notre envoyée spéciale

« La Kabylie en Etat de siège », titrait Le Matin à la veille des élections municipales. « Après la campagne, les émeutes », ajoutait La Dépêche de Kabylie. « Ce sont des pyromanes, protestent de plus en plus de voix en Kabylie, le moindre affrontement devient maintenant une émeute. » Des affrontements qui opposaient les forces de l’ordre aux partisans de la Coordination de archs, des daïras et des communes (CADC), qui tentaient d’empêcher l’arrivée des urnes et des forces de sécurité qui les accompagnaient, ainsi que l’installation des bureaux de vote, dans certaines communes.

Cependant, mercredi, si l’on dénombrait déjà de nombreux blessés et des arrestations, la Kabylie n’était pas à feu et à sang. Dans la ville de Tizi-Ouzou, où le mot d’ordre de grève générale de la CADC était passablement suivi, les magasins sur les grandes artères étaient fermés, pendant que le commerce continuait dans la ville nouvelle. Une dizaine de jeunes brûlaient des pneus au pied de la Cité des genêts, fief de la CADC, avant de se disperser, faute de combattants. Les forces de l’ordre étaient discrètes et circulaient en civil.

Les écoles transformées en bureaux de vote sont fermées depuis lundi. « Ras le bol, proteste un parent d’élève, nos enfants n’étudient plus qu’un jour par semaine. La manière dont fonctionne ce mouvement n’a rien à voir avec la citoyenneté, ils veulent faire de nous des moutons. La citoyenneté, c’est le droit à la différence et, ici, elle est qualifiée de trahison. »

LASSITUDE DE LA POPULATION
Comme lors des élections législatives du 30 mai, pour la CADC, il ne s’agit pas de boycotter ce scrutin mais de l’empêcher. « Si la loi nous assurait qu’à moins de 5 % d’électeurs les élections ne seront pas validées, il n’y aurait pas de problème, on laisserait voter librement, explique un délégué de la CADC, mais ce n’est pas le cas. Nous sommes donc dans l’obligation d’empêcher ces élections. »

Ce raisonnement commence à lasser une population, épuisée par 16 mois d’émeutes et de répression, qui s’interroge sur la représentativité de ce mouvement. « La démocratie vaut ce qu’elle vaut, mais si l’on dévalue le vote, cela veut dire qu’il n’y a plus de citoyenneté et qu’il ne nous restera plus qu’à fonctionner à l’allégeance », estime un universitaire, résolu à aller voter, « même à blanc, sauf si on m’en empêche militairement ». Selon lui, la Kabylie est sommée de se taire pour faire la démonstration qu’elle est derrière ce qu’il appelle « le commandement » de la Coordination. Un commandement dont la légitimité est à ses yeux discutable et discutée, qui « impose dans l’ombre son diktat » à toutes les préfectures berbérophones, par la peur.

Celle-ci est perceptible dans le haussement d’épaules des commerçants, dans les pressions exercées sur les candidats de tous les partis en lice et, plus particulièrement, du Front des forces socialistes (FFS), jusqu’alors le principal parti en Kabylie. Peur des dérapages comme, ce mardi à Maatkas, où un commerçant appartenant à un groupe d’autodéfense contre l’islamisme armé, excédé par des jeunes qui entendaient le contraindre à fermer son magasin qu’ils venaient de saccager avant de s’en prendre à sa voiture, a ouvert le feu, tuant l’un de ses agresseurs.

Ghania Mouffok

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Abdallah Djaballah, chef du parti islamiste légal : au nom de Dieu et « des exclus du pouvoir »

Annaba, Constantine, Skikda de notre envoyée spéciale

Qui peut dire qui est véritablement Abdallah Djaballah ? Quarante six ans, licencié en droit, marié, père de neuf enfants (dont huit filles), le chef de file d’El-Islah, parti islamiste légal, est un mélange de tolérance et de dogmatisme. Son calme étonne. Même au micro, quand il hausse le ton devant un auditoire captivé, Djaballah semble ne faire aucun effort, comme si la voix jaillissait d’elle-même.

De cette voix, en tout cas, ne sortent que des phrases en arabe, bien que le chef d’El-Islah comprenne, et parle, parfaitement la langue de l’ancien colonisateur. Question de principe.

Djaballah a choisi en effet de se ranger du côté des « exclus du pouvoir » en Algérie, ceux qui ne maîtrisent pas le français et, du coup, ne peuvent prétendre à des responsabilités importantes au pays. En ce jeudi 3 octobre, il tient un meeting au Palais de la culture d’Annaba, dans la salle et sur l’estrade où a été assassiné le président Mohammed Boudiaf, le 29 juin 1992. Est-il en campagne pour les élections locales ou déjà en pleine répétition pour les présidentielles d’avril 2004 ? Il s’agit de son 85e meeting depuis le début de la campagne. La salle est pleine mais disciplinée. Vêtu d’un costume beige bien coupé, mocassins aux pieds, chechia blanche posée sur le sommet du crâne, cheveux et barbe noirs, Djaballah écoute les orateurs qui se succèdent avant lui au micro, psalmodient des versets du Coran et lancent des slogans tels que « nos principes ne sont pas à vendre ».

DÉLABREMENT AVANCÉ
Soudain, il se lève. La foule l’ovationne. Au balcon, les femmes lancent des youyous. En bas, les hommes, non barbus pour la plupart, sont plutôt jeunes. Pendant trois quarts d’heure, Djaballah va évoquer les thèmes qui lui tiennent à cœur, en particulier l’islam et l’arabité, « les deux constantes de l’algérianité ». Ce jour-là, la Palestine, l’embargo contre l’Irak, la « lâcheté des régimes arabes qui s’inclinent devant les Etats-Unis et en redemandent » ne sont pas du programme, mais ils le seront dans ses interventions suivantes. Comme d’habitude, Djaballah interpelle ses fans : « Ceux qui sont au pouvoir depuis quarante ans, vous ne trouvez pas que ça suffit ? » « Ouiii ! », hurle la foule. « Voulez-vous le changement ? », reprend-il. « Ouiii ! ». « Et qui va aider Annaba à obtenir ce changement ? » « El-Islaaah ! », crie la salle. « Alors rendez-vous le 10 octobre. Ne pas voter est un crime », conclut-il, toujours aussi calme. La foule évacue la salle sans incident.

Sur sa route vers Constantine puis vers Skikda, sa ville natale, Djaballah et son cortège, composé d’une dizaine de voitures prêtées par des militants d’El-Islah, s’arrêtent dans différentes localités, toutes plus misérables les unes que les autres. El-Hadjar. El-Boumi. Sidi Ammar. Zirout-Youcef, El-Harouch… Le spectacle est toujours le même. Des barres d’immeubles dans un état de délabrement avancé, hérissés d’antennes paraboliques, des sols jonchés d’ordures, des flaques d’eau boueuses, des habitants l’air épuisé, et qui n’ont qu’une phrase à la bouche : « Ras le bol ». L’air, par moments, est irrespirable, en raison des vapeurs rejetées par des usines d’engrais chimiques installées dans la région. Quand Djaballah descend de voiture, les gens s’agglutinent autour de lui. Il prononce quelques mots de réconfort, mais il secoue aussi ses interlocuteurs, les invitant à se prendre en main.

« Ce que les gens apprécient en lui ? Sa sincérité, son intégrité, explique une jeune journaliste de la radio algérienne. En 1999, je l’avais suivi pour les élections présidentielles. Trois ans plus tard, je constate que sa popularité a incroyablement augmenté ».
Florence Beaugé

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A Aïn Taya, près d’Alger, les élections municipales recontrent un vif intérêt

Alger, Aïn Taya de notre envoyée spéciale

Il faut quitter la capitale, son climat délétère et sa désespérance, pour découvrir une Algérie qui vit sans baisser les bras. Autant le scrutin du 10 octobre suscite la rage en Kabylie, et l’indifférence à Alger, autant il provoque, ici et là, un vif intérêt, pour des raisons souvent insoupçonnées. A 30 kilomètres de la capitale, Aïn Taya, cité balnéaire autrefois réputée, aujourd’hui « en voie de clochardisation » selon ses habitants, n’a pas l’intention de se laisser voler ses élections.

Pas moins de neuf listes se disputent les sièges de l’Assemblée populaire communale (APC) et de l’Assemblée populaire de wilaya (APW.)

Ici, comme ailleurs dans ce type d’élections, on vote pour un homme, pas pour un parti. Et cet homme, c’est un parent, un voisin, un ami, un membre du clan ou un intrus, à qui l’on peut, pour une fois, demander des comptes. A Aïn Taya, ville de 30 000 habitants, le maire sortant, M. Ahmed Sadaoui, devrait faire les frais du ressentiment général. A tort ou à raison, on lui prête tous les défauts. D’abord, il n’est pas natif d’ici. Ensuite, il est membre du Rassemblement national démocratique (RND), parti haï dans le pays depuis qu’il a remporté les élections législatives et locales de 1997, alors qu’il venait d’être porté sur les fonts baptismaux par la hiérarchie militaire. Enfin, le président de l’APC a fait preuve d’une coupable légèreté dans sa gestion de la municipalité, au point de se faire exclure du RND. Loin de se laisser abattre, Sadaoui a trouvé refuge au sein d’un parti concurrent, le Rassemblement algérien, et compte bien effectuer un nouveau mandat.

Encadré d’une garde prétorienne d’une vingtaine de petits durs, âgés de 16 ou 17 ans, qui scandent avec fierté que « Sadaoui est avec les riches », le maire sortant jure que les accusations dont il est la cible ne sont que pures calomnies. L’achat de voix pour 6 000 dinars (90 euros) ? « Ce sont des rumeurs. » Sa victoire frauduleuse, il y a cinq ans ? « Dans l’état où était l’Algérie à cette époque, imaginez-vous que c’était possible, des élections démocratiques et transparentes ? », répond-il sans détour. Pour se faire pardonner d’avoir été « mal conseillé par ses adjoints », Ahmed Sadaoui a déboursé sans compter, mais tous les candidats ont offert aux habitants d’Aïn Taya quinze jours de fête en guise de campagne électorale : matchs de football, tournois de handball, cortèges de voitures, le soir dans les rues, klaxons bloqués… Mais surtout tournois de pétanque, tradition de la ville.

Ici, chacun se dit « bouloman »et s’enorgueillit qu’Aïn Taya compte parmi ses habitants le président de la Fédération algérienne de pétanque, Abdelaziz Rih, également tête de liste des indépendants. Est-ce grâce à la pétanque qu’il règne dans cette ville un climat infiniment moins violent et désespérant que partout ailleurs dans l’Algérois ? Pourtant Aïn Taya souffre des mêmes maux que toutes les villes d’Algérie : chômage, crise du logement, pénurie d’eau, etc.

Sur les panneaux d’affichage des candidats, ni graffitis ni déchirures, à l’exception de la photo d’Aït Ahmed, le leader du Front des forces socialistes (FFS), qu’une main rageuse a abîmée, sans doute pour punir le parti kabyle de participer au scrutin. L’absence de l’autre parti kabyle, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), de Saïd Saadi, fait la joie de la liste MSP (Mouvement de la société pour la paix, ex-Hamas). « Les trois premiers de notre liste étant des Kabyles, on a de bonnes chances de récupérer les voix du RCD »,soulignent sans fausse pudeur ces islamistes modérés.

« C’EST UNE ÉTRANGÈRE »
El-Islah, le mouvement de l’islamiste radical (mais légal) Abdellah Djaballah, a choisi, lui aussi, de tenter sa chance à Aïn Taya, mais comme il n’a pas ouvert de permanence dans la ville et, surtout, « a fait l’erreur »de prendre pour tête de liste quelqu’un qui « n’est pas natif d’ici », on le tient pour quantité négligeable. Même chose pour la tête de liste du Front de libération nationale (FLN), Mme Naïma Balhi, qui, prévoit-on, va mordre la poussière. « D’abord, c’est une femme, et les « anciens » ne sont pas d’accord, explique-t-on. Ensuite, c’est une « étrangère ». » En d’autres termes : non native d’Aïn Taya.

Loin de disparaître, le lien tribal, « l’identification primordiale », comme l’intitule un chercheur en sciences politiques, Mohammed Hachemaoui, semble vouée à s’exacerber dans l’Algérie d’aujourd’hui, et Aïn Taya en est une parfaite illustration. « Quand se déroulent de telles élections, la société victime d’un Etat prédateur devient prédatrice à son tour, dans sa manière d’investir les lieux de pouvoir, analyse ce jeune politologue. Et c’est parce que l’Etat moderne, avec ses règles universelles valables pour tous les citoyens, a échoué à se construire, que les liens tribaux, communautaires, ethniques, se réactivent à cette occasion, sur fond de clientélisme politique. »
Florence Beaugé

16 000 sièges à pourvoir
Jeudi 10 octobre, 17 millions d’électeurs désigneront pour cinq ans les assemblées populaires communales (APC, mairies) et les assemblées populaires de wilaya (APW, préfectures). Près de 120 000 candidats, dont 3 700 femmes, postulent à un mandat électoral pour les 1 500 communes et 48 départements. Dans les communes, près de 14 000 sièges sont à pourvoir, et près de 2 000 sièges pour les départements.