On aimerait bien vous croire Monsieur Bouteflika

On aimerait bien vous croire Monsieur Bouteflika
par Dr. R. Ziani-Cherif (*)

L’Algérie a connu ces huit dernières années un chamboulement d’événements dramatiques menaçant les fondements même de l’Etat. Une nuée de «présidents», de chefs de gouvernements, de parlementaires et autres commis se sont succédés au pavillon de commande d’un pays en dérive chaque jour un peu plus, laissant derrière eux chaque fois une situation pire que celle héritée au moment de leur «intronisation».

Chacun arrivant avec sa propre analyse et la conduite à tenir qui en découle. Un point commun et un même fil directeur: une approche borgne qui ne daigne voir que l’illusion de son auteur et n’entendre que l’écho de sa propre voix altérée par l’éloignement de la société qui s’explique par la rupture totale entre gouvernants de fait et gouvernés sans voix ni choix.

Les «traitements» des nouveaux intronisés successifs n’apportèrent aucune amélioration ; tout au contraire la déliquescence du pays continua sa course vertigineuse. Ces expériences in vivo n’ont par contre rien changé des convictions d’un peuple lassé des vociférations tout azimut des tout venants.

Votre arrivée M. Bouteflika, bien que charriée par ceux-là même qui ont plongé le pays dans sa crise actuelle, ajoutée au musellement de toute voix dissonante et de tout avis contraire ou approche différente ayant marqué votre ère; malgré tout cela, votre arrivée a laissé transparaître un mince filet d’espoir; qui trouve plus ses fondements (loin de la raison) dans ce désir viscéral et non moins légitime d’aspiration à la paix et la sérénité de tout peuple (algérien en particulier) qu’a tout autre argument basé sur la personne de l’énième homme au pouvoir!

Cette pénible attente qui guette toute lueur d’espoir porteuse d’un soupçon de paix et de stabilité fit que le peuple mit son bon sens et toute bonne logique en état de veille en acceptant de croire que ce que vous disiez était vrai. Crédulité naïve, irréalisme ou simple instinct légitime et oh combien compréhensible!

Seulement l’effet des mots, comme les chimères, est éphémère. Le peuple ne tarda pas à se rendre compte, en suivant vos déclarations, du mirage sur lequel il s’est laissé porté. Un leitmotiv revient sans cesse dans vos réponses: «Le contrat moral et la promesse donnés à la société civile et aux victimes du terrorisme me lient les mains et ne me permettent pas d’élargir les leaders du FIS. La responsabilité de la crise repose sur ces leaders selon cette société civile ». Comment trouvez-vous acceptable de vous constituer otage d’un lobby fonctionnel qui n’existe que comme moyen de pression et de diversion?

Ne nous-est-t-il pas alors permis et légitime suivant la même logique de nous poser la même question? Est-ce que l’amnistie, décrétée au bénéfice des éléments des groupes armés ayant souscrit à la trêve, a-t-elle eu l’aval de cette «société civile»?

Simple question qui ne s’assimile nullement à une quelconque objection. Si la question s’impose c’est qu’il est plus que déroutant de trouver normal d’élargir ceux qui, il y a peu de temps, étaient désignés comme terroristes et vils tueurs alors que les leaders politiques du parti – emprisonnés bien avant que ne dégénère la crise – soient privés de leurs droits les plus élémentaires. Plus encore, ils sont soumis au plus pernicieux des chantages: un abandon de leurs droits politiques – parmi leurs droits fondamentaux – contre le recouvrement de leur liberté.

Et toujours sur la même lancée «M. le président», vous trouvez qu’ «il ne saurait être question d’un quelconque retour du FIS sous quelque forme ou nom, jusqu’à ce que l’équilibre social, politique et économique soit rétabli! La carte politique étant ce qu’elle est (reconstituée) en Algérie, nul besoin de la changer».

Propos fort semblables à ceux véhiculés par une certaine et même société civile fervente initiatrice de la fameuse allégation selon laquelle le peuple algérien -et musulman d’une façon générale – n’est pas encore mûr pour exercer ses droits civiques (choix de ses leaders et de son projet de société entre autre), donc non éligible sur les listes des peuples à même de jouir de leur plein droit, ce qui lui vaut pour ‘son salut’ une direction illuminée pour gérer ses biens et mener sa destinée, en attendant une maturation qui ne viendra pas de sitôt. Cette société civile explique le rejet temporaire de démocratie sous le fallacieux prétexte que ce peuple ‘infantilisé’ choisirait sa propre destruction. Décision mise en exécution un certain 11 janvier 1992 par le biais du putsch des généraux.

En vérité il ne faudrait pas oublier que cette hantise profonde de tout recours au choix libre du peuple trouve sa raison dans cet amer souvenir de ce lobby lors des différentes occasions où le peuple eut à choisir (élection locale de juin 1990 et législative décembre 1991). Ce lobby ne peut oublier ses cuisantes défaites électorales et le cinglant discrédit donné par le peuple bien conscient des desseins funestes de ce lobby.

La même remarque pourrait s’assimiler à vos derniers propos, M. Bouteflika, concernant la loi portant sur la généralisation de la langue arabe. Tout a été utilisé pour saborder cette loi en faisant miroiter «les risques de pareille entreprise jugée précipitée et inopportune»!

Ceci nous rappelle cette volonté délibérée de se mettre toujours à l’encontre du peuple et de son choix sous les prétextes les plus incongrus mais non moins planifiés selon un agenda inavoué.

Le refus de cette société civile étant le mobile avancé par Bouteflika justifiant sa volonté – ou les ordres reçus – d’élimination des chefs historiques du FIS quant à toute participation dans le champ politique et à toute collaboration à la solution de la crise, ceci nous incite à lever une partie du voile en essayant de définir qui est cette «société civile», qui la compose et que représente-elle réellement?

Nul n’ignore sa structure nébulloïde, constituée d’associations en marge de la société et de micro-partis fallacieusement modernistes et autoproclamés démocrates, qui ne sont en fait que les fruits d’un accouchement au forceps visant l’émiettement du champ politique issu de la nouvelle constitution de février 89.

Comment oublier d’ailleurs leur appel pétillant à l’intervention de l’armée pour les libérer de la sanction des urnes. N’est-ce pas cette société civile qui, derrière le verbe s’est excellée dans l’art de l’appel au crime, appels aux camps de concentration et autre pogrom? Il suffit de suivre ses écrits pour se rendre compte de la nature de sa «démocratie» faite d’un conglomérat de stalinisme, de néonazisme et de néofascisme: en un mot des négateurs de tout droit des peuples.

Ne sont-ils pas eux qui ont chargé les fusils des éléments de l’armée pour charger les populations désarmées lors des manifestations pacifiques de février 1992, manifestations populaires courant les rues en signe de protestation et de condamnation de l’arrêt du processus électoral et de tout ce qui s’en est suivi en matière de dépassements en tout genre? Manifestations réprimées dans des bains de sang qui n’en finissent pas?

Ne sont-ils pas les instigateurs et membres du triste et sinistre CNSA connu pour avoir demandé l’annulation des résultats des urnes et ‘sommant’ le pouvoir d’en finir et pour de bon avec les islamistes fut-ce au prix d’un «cleansing» en bonne et due forme à la manière des camarades Milosevic, Karasic et autres Mladic et Arkan? Ne sont- ils pas les initiateurs de la nouvelle idéologie «l’eradicalisme» qui mit le pays à feu et à sang ?

Ne sont-ils pas les têtes de pont et les géniteurs des escadrons de la mort et autres groupes paramilitaires à l’image de l’OSRA, l’OJAL et autres groupes occultes ayant endeuilli le pays au prix de larges massacres?

La liste noire de leurs forfaits est trop longue pour pouvoir être contenue dans ce bref rappel.

A la lumière de ce sinistre palmarès et cette mise à nu de leur prétendue représentativité qui ne trompe personne, comment ce lobby, aussi insignifiant de par son déracinement et de par sa nature, véhicule de discorde – comme vient de le reconnaître le pouvoir lui-même et de mentionner ses capacités de nuisance dans le journal gouvernemental El Moudjahid, qualifiant cette prétendue société civile de «restes immondes des lobbies déstabilisateurs» -; comment donc pareil greffe hétérogène en rupture totale avec le peuple au nom duquel elle prétend parler, pourrait-elle constituer une raison valable pour exclure les véritables enfants du pays de toute participation à la solution de la crise?

En fait la réalité est toute autre. Bien qu’hypertrophiée à fond et à dessein et passée aux miroirs les plus grossissant, personne ne prend au sérieux ni l’épouvantail qu’elle constitue ni son utilisation par le pouvoir via Bouteflika pour justifier l’exclusion des leaders du FIS.

Alors, cherchons la raison de l’exclusion ailleurs ; et plutôt du côté de la bande des sept (généraux, avec écart type acceptable). Ce n’est certainement pas les dernières transpositions au sommet apparent de cette dite institution qui viendra nous désavouer.

Cette institution, ou plutôt les quelques généraux qui la tiennent en otage, a su bénéficier du bouillonnement orienté et entretenu de cette «société civile» et de sa panique fort compréhensible au lendemain des élections de décembre 1991. Elle a pu ainsi l’exploiter pour mettre en exécution son putsch. Cette même institution, le moment voulu, n’hésita pas un seul instant à se débarrasser de cet allié conjoncturel devenu encombrant; ce qui explique d’ailleurs les dernières manifestations de cette société civile en signe de protestation quant à l’amnistie des éléments des groupes armés.

L’aspect occulte est que cette amnistie, décrétée en apparence au profit des groupes armés (tous confondus), comme cela est avancé pour des raisons évidentes, est venue plutôt pour enterrer un dossier bien plus que gênant pour ces mêmes généraux au courant des dernières nouvelles concernant leurs homologues chiliens; tchadiens et autre serbes traînés (ou en cours) devant les cours de justice internationale pour crime contre l’humanité. Cette hantise de comparaître devant ces cours pour répondre de leurs crimes constitue la véritable raison derrière le recours au parachutage en catastrophe de cette amnistie encore non élucidée et visant principalement à devancer les événements et enterrer leur passé récent et sanglant; ce qui explique d’ailleurs le délestage des plus proches des allies d’intérêts communs que constituent ces lobbies déracinés.

M. Bouteflika, arrêtez de gaspiller du temps et des vies humaines. L’Algérie est en proie à une hémorragie qui l’exsangue. Nul ne doute des origines de cette crise d’essence éminemment politique, et que seul une approche politique juste et globale – à l’inverse du colmatage de brèche traficoté actuellement pour les raisons sus-citées – est à même de sortir le pays du déchirement.

M. Bouteflika, on aimerait bien vous croire, on aimerait bien mettre de côté – ne serait-ce pour un temps – l’injustice dont a été victime tout un peuple au lendemain du putsch des généraux janvieristes. On pourrait tourner la page de cette indépendance inachevée et confisquée telle que décrite par feu Farhat Abbès. Seulement, ce qui ne saurait être en aucune manière oublié ou mis de côté, c’est la gravité du marasme qui ronge le pays, c’est l’identité des auteurs de cette crise qui lacère l’Algérie, comme il est clair pour le peuple tout entier qui est la victime et qui est le bourreau. Les prestidigitateurs de service peuvent s’époumoner et exhiber leurs tours illusionnistes subversifs, le peuple en fin de compte est à même de discerner le vrai de l’ivraie quoique puissent dire ceux qui ne lui reconnaissent pas cette aptitude et ce droit.

M. Bouteflika, on ne rétablit pas la paix en reconduisant indéfiniment l’état d’urgence.

On ne tisse pas les ponts de la confiance à bout de fusils et de baïllonnettes.

En un mot, les adeptes de l’éradicalisme et édificateurs de destruction ne sauraient constituer les matériaux propres à l’édification d’une Algérie libre, juste, sereine, prospère et en paix réelle avec elle-même.

C’est cela qui explique que le peuple n’y croit pas encore.

Alors choisissez le camp de ce peuple, cela n’apportera que paix et bénéfices pour tous.

Diagnostiquez juste, la conduite à tenir qui en découlera ne pourra être que juste, et le peuple vous suivra.


(*) Membre du Madjlis e’Choura National du F.I.S.,
élu au parlement (décembre 1991),
membre du bureau politique du C.C.F.I.S.