Alger, août 2001 : silence, mon peuple se meurt
par Yasmina (pseudonyme d’une Algérienne vivant en France), algeria-watch, septembre 2001
Fin août 1999, après un mois de vacances, je quitte Alger la belle, Alger la blanche, avec beaucoup de tristesse. Décidément, malgré ce qui s’y passe, mon pays est le plus beau du monde.
Août 2001, Alger la blanche n’est plus. Elle est devenue noire, noire de monde, noire de saleté, tout est noir. Le voile blanc n’est plus porté par les femmes, les vieilles portent le » hidjab » de couleur sombre, sombre comme le regard des gens et comme l’avenir de ce pays. Bienvenue à Alger !
Arrivée à l’aéroport et déjà un malaise vous saisi, ça sent la misère : les gens sont maigres, les visages sont sombres, on n’entend presque pas de rires d’enfants. Seuls quelques adultes rient et même les rires sont forcés, exagérés, comme tout ce qui se vit à Alger.
Des amies sont venues nous chercher, je n’ose pas leur demander des nouvelles, il me suffit de les regarder : les visages tristes marqués par la fatigue. Je sens que nous sommes un bol d’air frais pour elles. Je me risque à demander : » Comment va la famille ? » Puis, je regrette, quelle question idiote
Une des deux me répond : » Ça va
imdoullah ! « , mais le ton n’est pas convaincant. Je ne sais pourquoi j’insiste : » Et comment va la santé ? » Là, elle devient beaucoup plus loquace : elle a un problème de tension, elle fait du diabète, problème de cur (elle a à peine 47 ans), les chocs, les peurs : » on » lui a tué un fils
un autre s’est exilé en France, réfugié politique
elle est diabétique
elle se ruine en médecin et en médicaments quand elle en trouve
enfin il y a pire
Nous sommes très fatalistes. J’apprendrai plus tard que la majorité du peuple algérien souffrent des mêmes symptômes : tension, diabète, etc. Est-ce dû aux chocs répétés, aux peurs ou alors à une alimentation déséquilibrée
Je ne sais pas !
Nous arrivons dans la famille, quelque part à Alger. C’est une famille dite moyenne, le père est cadre dans une grosse société publique. Ils sont heureux de nous voir, ouf ! De nouvelles têtes, des gens à qui raconter toutes les souffrances endurées. Le soir même, ils nous racontent tout ce qu’ils ont vécu, ce que les autres ont vécu. Ce qu’ils nous ont raconté, il y a deux ans, ils ne s’en souviennent pas. Ils nous racontent tout l’insoutenable l’innommable dans les détails c’est terrible.
J’avais lu les livres de Habib Souaïdia et Nesroulah Yous, La sale guerre et Qui a tué à Benthala ?, j’avais cru avoir lu et entendu le plus horrible. Eh bien non Ils me racontent les bébés trouvés carbonisés dans les fours, des hommes et des femmes, qui après un attentat, continuent à marcher sans tête et j’en passe Ils ne sont pas seulement des témoins, ils sont des victimes. Et ce sont les mêmes discours que tiennent les différentes personnes que nous rencontrons. Quand ils racontent, on lit l’effroi dans leurs regards ! Ils viennent tous de loin, de très loin Mais sont-ils réellement revenus ? Ils passent du coq à l’âne, ils rient de choses qui me font froid dans le dos Je réalise qu’ils sont traumatisés, qu’il leur faudrait une psychothérapie ou une psychanalyse, je ne sais pas Ils ont trop vu, trop entendu, trop enduré, trop souffert et les enfants ne sont pas épargnés. Mon Dieu, quel héritage ! ! !
Je décide de me changer les idées, d’aller me balader dans les rues d’Alger que je connais pour y avoir vécu pendant des années. Alger est surpeuplée : des gens partout : dans les boutiques, les cafés, les salons de thés, les trottoirs débordent, il faut marcher sur les routes. Je regarde les boutiques et je reste outrée par les prix. Au niveau vestimentaire et alimentaire, il y a de tout et pour tous les goûts, mais pas pour toutes les bourses. Les prix sont exagérés, comme tout ici, à l’image du pays : 2 000 dinars un pantalon, 1 500 dinars un tee-shirt, 4 000 à 7 000 dinars une paire de chaussures, lorsque l’on sait que le salaire mensuel le plus élevé est de 30 000 dinars après cinq années d’études, mais ceux-là ne sont pas majoritaires. Comment font les gens ? Je ne sais pas. Pourtant ils achètent.
À Alger on s’habille, on cultive l’apparence, sinon on subit la » hogra » (le mépris). Il faut donner l’impression que l’on a de l’argent. On entretient son corps, être mince est devenu une obsession comme dans le reste du monde, la parabole laisse ses empreintes ! On ose tout, on ose ce que l’on n’osait pas il y deux ou trois ans : robes courtes, moulantes, décolletés vertigineux et personne ne vous regarde. On ne vous siffle plus dans les rues
Et pour cause. Dès que la nuit tombe, les rues s’emplissent de filles qui font le plus vieux métier du monde, dans des tenues de professionnelles. Elles sont jeunes, très jeunes, 12-18 ans. Il y a celles qui le font parce qu’il n’y a plus aucun revenu dans la maison : ici pas d’indemnisation au chômage, pas de RMI ou de prestations familiales, le chômage fait des ravages alors il faut survivre. Et il y a celles qui viennent de » l’extérieur « , comme on dit ici : elles ont fui les villages, où toutes leurs familles ont été massacrées, victimes de la barbarie. Elles vivent dans les rues, aucune structure pour les accueillir ; on abuse d’elles, alors autant utiliser ce corps pour manger. C’est triste, horrible, mais un peu plus chez nous.
Tout a changé à Alger : la ville, les gens, les mentalités, les valeurs. Drahem, Drahem, c’est le mot qui revient le plus dans la bouche des gens : l’argent, on ne parle que de ça. Parce que pour vivre ici, il faut de l’argent, beaucoup d’argent. Tout se paye et tout est cher, affreusement cher, autant les produits de luxe que les produits de bases. Plus vous êtes filou et futé plus on vous admire, c’est la loi de la jungle, le plus fort mange le plus faible. Mieux vaut être en bonne santé, sans scrupule, sinon c’est terrible
Les constructions ont changé, les villas sont de véritables bunkers, des forteresses, des grosses bâtisses de deux voire quatre étages, des barreaux aux fenêtres, des portes blindées. Incroyable, ces années de terreur ont changé l’architecture. Tout est fou, même les gens, mais au bout d’un mois à vivre parmi les roses on en prend malgré soi le parfum. Il y a vraiment de quoi devenir fou. Tout est irrationnel, on perd tout, la notion du temps, des valeurs. Tout est compliqué, tout demande un effort incroyable. Les gestes les plus anodins, comme se laver, deviennent un calvaire. L’eau ne vient que tous les trois ou quatre jours à des heures incongrues de la nuit, 23 heures, 2 heures ou 3 heures du matin. L’eau de réserve ne suffit pas. De plus, l’eau est de très mauvaise qualité, les barrages sont infectés par les cadavres d’animaux mais aussi d’hommes que l’eau charrie régulièrement
Il faut être vigilant. Une menace de plus, comme si le reste ne suffisait pas.
C’est un autre monde, un autre temps, tout est insécurisant, incertain, l’avenir est sombre. Comment vivent-ils ? Qu’est ce qui les fait tenir ? Je les admire
Quel courage, quelle force !
En parallèle, je découvre un autre monde, il en existe un autre, loin, très loin, de la réalité qui vous donne l’impression que vous êtes sur une autre planète. Le Club des Pins : une beauté inouïe, une mer aussi belle que celle des Caraïbes, avec une nature à vous couper le souffle sous un ciel d’un bleu éclatant où vivent des gens riches, très riches, immensément riches, riches à vous en donner la nausée, des nouveaux riches. Mais d’où viennent ces fortunes ? Si la situation de ces dernières années a plongé des millions d’Algériens dans la pauvreté, elle en a enrichi certains
À Alger, il n’existe plus de classe moyenne, il y a seulement deux clans : les pauvres et les riches. Le deuxième groupe est riche : voitures décapotables, villas sur les bords de mer, restaurants et hôtels dont ils sont les maîtres incontestés. Ils vivent dans un autre monde. Il y a deux mondes, mais deux mondes qui ne se côtoient pas, qui ne se voient pas
C’est fou. Les riches vivent sur une autre planète. Ils ne parlent que français, ils vivent et ils parlent exactement comme le faisaient les colons français riches avant l’indépendance : les gens du peuple, ils les appellent
les » bougnoules » ! Ils ont leurs plages, leurs hôpitaux, leurs quartiers. Les courses, ils ne les font qu’à l’étranger, même la petite boite d’allumettes est importée. La misère les indiffère, ils étalent leurs richesses, sans pudeur, sans scrupule. On les respecte, on les hait, on les admire, et les plus pauvres tentent de leur ressembler.
Il existe des plages superbes mais à l’accès payant comme tout à Alger : on sélectionne, pas de pauvres. Sur les plages, les shorts on laissé place aux maillots de bains deux pièces, échancrés, cela ne choque personne, tout à évolué, trop vite, mais à y voir de plus près, on se rend compte que nous avons régressé, les femmes sont devenues des objets, que l’on jette au gré de sa fantaisie. En effet, les divorces ont pris des proportions incroyables. Beaucoup d’hommes sont morts ou partis au maquis, alors les femmes se jettent sur ceux qui restent, jeunes ou vieux, à partir du moment où ils ont de l’argent. Les hommes abandonnent femme et enfants. Les rues en sont pleines. Des femmes sans logement, sans travail, avec trois ou quatre enfants livrés à eux-mêmes. D’autres viennent de villages martyrs, elles s’installent non loin des casernes ou des commissariats. Vivre dans les rues d’Alger mais surtout pas dans les hameaux isolés. À Alger tout est investi : studio, caves, galeries, trottoirs, entrées d’immeubles. Les gens s’entassent à Alger, car Alger-centre est devenu synonyme de sécurité.
Une misère matérielle, morale mais aussi culturelle s’est installée. Il n’y a plus de lieu de distraction, de culture, on ne s’enrichit pas avec des livres à Alger, on s’enrichit avec l’alcool et les cabarets. » La culture saura attendre. » Les plus beaux restaurants sont devenus des lieux de débauche. Restent les plages, seuls lieux de distractions, d’évasion, les gens oublient pour quelques heures leur quotidien, les massacres, les attentats. Mais de retour en ville, comme un leitmotiv, les massacres reprennent et les bombes se font entendre. Impossible de s’évader trop longtemps. Je me surprends à rêver que tout ce que j’ai lu et entendu sur l’Algérie n’est que du passé, que tout est faux, une manipulation de l’extérieur, mais ce soir-là la réalité me rattrape.
Je suis allée passer une nuit chez des amis quelque part aux alentours d’Alger, quand quelqu’un a jeté quelque chose sur le balcon. Un sac plastique
A l’intérieur, l’horreur
l’insoutenable horreur : une tête d’enfant, quatorze ans peut-être. Une tête coupée, visage brûlé, méconnaissable, il lui reste quelques cheveux sur le crâne. L’horreur à notre porte. Cette nuit-là j’ai réalisé que les témoignages de Habib Souaidia, Nesroulah Yous et de tous les autres n’étaient pas le fruit de leur imagination, comme j’ai pu parfois le croire. Il faut être dans le contexte pour le croire.
Qu’est devenu ce sac, je ne sais pas, personne ne le sait, personne ne l’a vu ! Rien entendu, rien vu. La loi du silence. Aurai-je été victime d’hallucinations au même titre que des millions d’Algériens ? Qui a pu faire ça ? Mais eux ne se posent pas la question de savoir qui tue qui. Ils disent êtres lucides, ils leur suffit d’additionner un plus un
Pour désigner les responsables de toutes ces horreurs, ils ne parlent plus des terroristes islamistes, mais de » Ils » et de » El houkouma » (l’État)
Même la presse en parle, pour preuve un dessin de Dilem, dans le journal Liberté : où l’on voit un barrage militaire, avec cette légende : » J’ai reçu l’ordre de laisser passer les terroristes, mais pas les Kabyles. «
À Alger, on dit que ce sont surtout les militaires, et pas les islamistes, qui tuent et qui torturent, mais pas tous les militaires : on sait qu’une guerre de géants fait rage dans les plus hautes sphères du pouvoir militaire et que c’est par massacres de populations interposées qu’ils se battent. La population dit avoir payé un lourd tribu, mais elle n’est pas la seule : les militaires ne comptent plus leurs morts. La mort, ils disent vivre à ses côtés, elle ne les lâche pas. Dans les environs de Béni-Messous, quartier entourées de casernes, des corps de jeunes hommes, souvent nus, ligotés, torturés, sont retrouvés régulièrement. Qui a pu les tuer si près des casernes ? Il n’y a jamais aucune enquête, mais pour tout le monde, il est évident qu’ils ont été tués dans ces casernes
Ils se demandent seulement quand cela s’arrêtera-t-il
C’est tout ce qui les intéresse.
De l’Europe et de la France, en particulier, ils disent ne rien attendre, ne rien espérer. Ils ont compris que les intérêts économiques priment sur les droits de l’homme. Ils n’éprouvent pas de colère, pas de haine, pire de l’indifférence
en écho à celle qu’affichent à leur égard, ces mêmes pays.
À Alger comme dans toute l’Algérie, on côtoie l’horreur, le plus laid mais aussi le plus beau de la nature humaine. D’Alger j’ai décidé de ne garder qu’une image, qui m’a remplie d’espoir, celle de cette petite fille d’un an et demi, d’une beauté inouïe, belle parce qu’aimée et encore plus belle lorsque j’ai connu son histoire.
Cette petite fille a été trouvée dans les rues, par des gens que je connais, gisant sur le trottoir par une nuit de décembre. Elle était âgée alors de six mois. Un jeune homme de vingt-cinq ans l’a ramenée chez lui. Il vit dans un studio avec sa mère et ses onze frères et surs. Son père les a abandonnés, comme beaucoup à Alger. Il est seul à subvenir aux besoins de sa famille. Mais ce n’est pas grave, chez nous, » quand il y a à manger pour dix il y en pour douze « . Aujourd’hui, il se bat bec et ongle pour pouvoir adopter cette petite miraculée, qu’il considère comme son enfant. Notre peuple est resté bon, généreux et humain. Tout n’est pas mort et je suis maintenant convaincue que de ses cendres l’Algérie renaîtra.