Syndicat des magistrats: Adami épinglé par Louh
SYNDICAT DES MAGISTRATS / Adami épinglé par Louh
El Watan, 7 et 8 octobre 1998
Réagissant aux propos tenus par M. Adami, ministre de la Justice, dans nos éditions de jeudi et samedi derniers, M. Tayeb Louh, président du SNM, lui renvoie la contradiction en révélant pour la première fois le détail d’une ingérence dont l’opinion publique peut enfin juger de sa nature, de son étendue, de sa gravité et de son impact sur le fonctionnement de la justice.«Au cours de l’interview, votre collègue a posé les questions qu’il fallait poser au ministre. Mais comme il fallait s’y attendre, son interlocuteur s’est complu dans la langue de bois et l’art de l’esquive. Ceci dit, d’une façon globale. Pour le détail, j’ai relevé que, dans une question, votre collègue, par méconnaissance du menu exact de l’ingérence dénoncée par le SNM, a parlé au ministre d’une circulaire alors qu’en réalité il y en a eu plusieurs. M. Adami s’en est trouvé conforté à souhait pour, dans sa réponse, non seulement minimiser l’ampleur de son ingérence dans les prérogatives du pouvoir judiciaire, mais encore, par un tour de passe-passe, la nier éhontément.»Après cette entrée en matière, M. Louh, dans un argumentaire serré, démontre le contraire des assertions de M. Adami en s’appuyant sur le contenu de circulaires adressées tantôt à l’intention des magistrats de siège, tantôt aux magistrats de parquet, des circulaires dont il a souvent été question sans que l’opinion publique ait jamais su la teneur.La première circulaire remonte au 23 mars 1996, relative à la liberté provisoire. Elle a été adressée aux juges d’instruction «pour leur expliquer quand et comment ils doivent ordonner la liberté provisoire des prévenus écroués dans le cadre de certaines affaires». Cette circulaire est considérée comme illégale parce que contraire aux dispositions des articles 126 et 127 du Code de procédure pénale qui donnent prérogative au seul juge d’instruction de décider sur la base de la loi et, en son âme et conscience, de l’octroi ou non de la liberté provisoire. Elle est illégale parce qu’elle met fin à ce pouvoir reconnu au juge en le subordonnant au préalable de «l’information» du ministre et à «la concertation» avec les chefs de cour. «Car, en définitive, que signifient information et concertation si ce n’est ingérence ? Par ailleurs, M. Adami se défend d’avoir demandé à quelque magistrat que ce soit de mettre telle personne en prison ou de libérer telle autre. Mais il a fait pire ! Sa circulaire, en s’inscrivant dans un cadre général relatif, selon ses termes aux «affaires qui préoccupent l’opinion publique», entraîne qu’elle s’applique à certains individus et pas à d’autres. Or, à ce que l’on sache, la loi doit être la même pour tous.»Poursuivant son propos, M. Louh rappelle que la liberté provisoire relève du domaine des libertés individuelles, libertés garanties par l’article 139 de la Constitution, article qui énonce que ces libertés relèvent de la compétence du seul pouvoir judiciaire. «Or, étant, de par sa fonction de ministre, membre du pouvoir exécutif, M. Adami, en intervenant dans un domaine qui lui échappe, a porté atteinte non seulement à la loi, mais encore à la Constitution.»
SYNDICAT DES MAGISTRATS / Adami épinglé par Louh
La deuxième circulaire date du 10 août 1996, intimant l’ordre aux présidents de tribunaux de présider les sections pénales des détenus alors que le décret 66/161 relatif au fonctionnement des cours et des tribunaux en son article 13 dispose que l’ordonnance de répartition des fonctions judiciaires entre les magistrats relève exclusivement du président du tribunal qui, lui, assure le service des audiences de la section à laquelle il voudra s’attacher. «J’ai refusé d’appliquer cette circulaire parce qu’illégale au regard du décret cité ci-dessus mais églaement anticonstitutionnelle puisque selon l’article 147 de la loi fondamentale le juge n’obéit qu’à la loi. Or, je suis juge de siège. Et ce refus, j’ai pris la responsabilité de le notifier par une correspondance officielle au ministre conformément à l’appel du bureau exécutif de notre syndicat qui, dans son communiqué du 16 mai 1996, avait dénoncé l’ingérence du ministre et demandé en conséquence aux magistrats de n’obéir qu’à la loi. Et c’est pour avoir adopté cette attitude conforme à la loi et au serment prêté que M. Adami a affirmé dans vos colonnes que j’avais failli à ma mission comme président de tribunal. Mais ce qu’a omis de dire M. Adami, c’est que depuis ma correspondance, je me suis vu étrangement promu à la fonction de conseiller auprès de la cour de Tlemcen.»Effectivement, M. Louh n’est plus président de tribunal depuis septembre 1997. Il est en conséquence légitime de s’interroger sur les mobiles réels de sa traduction devant le conseil de discipline pour «avoir failli à sa mission de président de tribunal» et ce, une année après sa fin de mission à cette fonction, une fin de mission couronnée par une promotion à une fonction supérieure. «Je vous dirai davantage : je mets au défi M. Adami d’accepter de soumettre à l’appréciation d’une commission d’enquête indépendante l’accomplissement de ma mission en tant que président du tribunal de Maghnia et la sienne en tant que procureur général à la cour de Sidi Bel Abbès, son dernier poste d’exercice en tant que magistrat».La troisième instruction datée du 18 août 1996 s’adressait aux magistrats leur enjoignant de n’engager aucune poursuite pénale à l’encontre d’une catégorie de citoyens et ce, sans l’avis préalable de la chancellerie. «Alors, qui viole la loi ? M. Adami ignore-t-il à ce point que le Code de procédure pénale ne prévoit aucune immunité, ni privilège, ni procédure particulière dans ce domaine pour la catégorie de citoyens visée par sa circulaire ? Par cette dernière, il s’est tout bonnement érigé en législateur et en «procureur général de la nation», laquelle fonction n’existe d’ailleurs pas».La quatrième circulaire, datée du 8 juin 1996, aurait dû soulever le courroux de l’UGTA puisque son objet porte sur «l’abus des juridictions prud’homales dans les jugements de réintégration» décidés en faveur des travailleurs licenciés. Par l’emploi du seul terme «abus», juridiquement parlant, le ministre a commis une grossière ingérence dans les prérogatives des juges chargés des affaires prud’homales. La cinquième circulaire, datant du 19 février 1997, concerne la délivrance du certificat de nationalité algérienne, le document le plus connoté d’entre tous en termes de souveraineté nationale, document relevant du Code de la nationalité. «Faisant fi du Code de la nationalité et de la convention relative au statut d’apatride à laquelle l’Algérie a adhéré, M. Adami explique de façon erronée aux juges les modalités d’obtention de la nationalité en s’ingérant là aussi dans un domaine de compétence qui leur revient.»La sixième circulaire, remontant au 10 février 1996, est relative à l’exécution des instructions du ministre. «M. Adami y justifie fallacieusement son ingérence dans les juridictions alors que – excusez-moi de me répéter – l’article 147 de la Constitution dispose que le juge n’obéit qu’à la loi. Et par ce fait même, comme par le fait de les rendre exécutoires sous peine de sanction, le ministre a élevé ses notes et circulaires au rang de la loi.Comment a-t-il osé prétendre le contraire dans la première partie de l’entretien accordé à votre journal et d’accuser par-dessus le marché de mauvaise foi ceux qui l’ont dénoncé ?»A ces six circulaires et instructions, indique M. Louh, s’ajoutent d’autres adressées individuellement à tel ou tel magistrat concernant des décisions rendues dans leurs prérogatives de juges. «L’ensemble de ces circulaires, collectives et individuelles, constitue également, à des degrés divers, des ingérences dans le pouvoir législatif. C’est à cette aune-là que nous jugeons de la gravité de la dérive du ministre.»Après cet étalage, le président du SNM en vient aux accusations portées contre lui par le ministre de la Justice, accusations à la base de sa traduction devant le conseil de discipline. «Premièrement, M. Adami m’a accusé d’avoir dénoncé une ingérence qui n’existerait pas. Peut-il, au vu de ce que je viens de vous révéler, encore nier la réalité de cette ingérence ?Deuxièmement, il m’a accusé d’avoir failli à ma mission de président de tribunal. Je pose alors la question de savoir qui de nous deux s’est montré respectueux des lois de la République et de la Constitution. Troisièmement, le ministre m’a accusé de manquement à l’obligation de réserve pour m’être adressé à la presse et dénoncé ses ingérences. M. Adami feint d’ignorer que j’ai agi dans le cadre de l’exercice du droit syndical pour défendre le principe sacré de l’indépendance du pouvoir judiciaire, auquel j’appartiens et duquel il est exclu. Quatrièmement, et sans honte, il m’a accusé d’usurpation de fonction de syndicaliste du fait d’une prétendue fin de mon mandat de président du SNM.On ne peut être plus machiavélique alors que mon accusateur sait pertinemment ma qualité de membre fondateur du SNM, d’une part, et, d’autre part, qu’il est de notoriété publique que ce sont ses manouvres et ses ingérences qui ont empêché la tenue de l’assemblée générale du SNM pour le renouvellement de ses structures. Par ailleurs puisque force est à la loi et – il doit le savoir lui qui insiste tant sur sa fonction première de magistrat – qu’en tant que ministre, il n’est nullement habilité à juger de ma qualité de syndicaliste ni de dirigeant syndical. En ce sens, M. Adam a violé la convention internationale du travail, qui interdit toute ingérence dans la vie des syndicats comme il a ignoré l’article 15 de la loi portant l’exercice du droit syndical. Cinquièmement, et parce que le ridicule ne tue point, M. Adami m’a accusé d’une absence de… trois jours, tenez-vous bien, au cours de l’année 1996, soit donc il y a deux années, une absence dont je ne me rappelle même pas tant elle est loin dans le temps et si minime dans la durée !» Et pour clore notre entretien, M. Louh s’explique sur son boycott de la séance du Conseil supérieur de la magistrature siégeant en conseil de discipline, boycott suivi solidairement par sa défense. «Il faut que je vous explique que mon affaire a été enrôlée le 8 août dans le cadre de la session ordinaire du CSM ouverte le mois d’août et que sur requête de ma défense, le CSM a renvoyé l’affaire à la prochaine session… Contrairement à la règle, j’ai été convoqué pour le 28 septembre dans cette même session ouverte en août et non encore clôturée à ce jour. En me présentant devant le CSM, j’ai demandé à cette instance de respecter sa décision en maintenant le renvoi de l’affaire à la prochaine session. Ce qu’elle a refusé et, en conséquence, entraîné mon retrait de façon à ne pas cautionner une parodie de conseil de discipline. Derrière ces considérations juridiques, il y avait un acharnement du ministre à mon endroit, acharnement dont votre journal comme d’autres de ses confrères ont révélé les enjeux qui le sous-tendent. Il reste que ce qui me paraît scandaleux, c’est lorsque M. Adami, dans l’interview accordée à votre collègue, s’est lavé les mains de mon affaire en rejetant la responsabilité sur le CSM. Or, qui m’a traduit devant le CSM, sachant que ce même CSM, d’après les aveux du ministre dans sa composition actuelle, ne garantit ni l’indépendance de la justice, ni le droit des juges.»
M. Kali