Benjamin Stora :

Benjamin Stora :
« Nous nous dirigeons vers un Maghreb des régions »

Par Sylvain Cypel, Le Monde 21 décembre 1999

Benjamin Stora, un regard critique, savant et chaleureux
Profondément laïque et manifestant une grande empathie, mais sans concessions, pour son sujet de prédilection – les nationalismes maghrébins -, Benjamin Stora poursuit ses recherches sur le terrain : il est actuellement détaché au Centre de recherches de sciences humaines et sociales de Rabat.
Dés le déclenchement de la « deuxième guerre d’Algérie », à l’hiver 1991, il a adopté une position critique tant envers les islamistes, dont il expliquait la montée en puissance, au sein d’une jeunesse en proie au chômage, essentiellement par les errements du régime « militaro-bureaucratique » en place, qu’à l’égard du régime lui-même. Il s’est ainsi longtemps attiré les foudres à la fois des intégristes et du courant « éradicateur ».
Né en Algérie, à Constantine, en 1950, professeur des universités, Benjamin Stora enseigne l’histoire du Maghreb et de la colonisation française (Indochine-Afrique) et codirige l’Institut Maghreb-Europe de l’université Paris-VIII. Auteur fécond, il a publié plusieurs thèses, dont l’une, Messali Hadj (1978, Le Sycomore, 1982), sur le fondateur du nationalisme algérien, et une thèse d’Etat sur l’immigration algérienne en France (1991, Ils venaient d’Algérie, Fayard, 1992). Son ouvrage le plus célèbre est sans doute La Gangrène et l’Oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie (La Découverte, 1991). En collaboration avec Akram Ellyas, il vient de publier Les 100 Portes du Maghreb (L’Atelier), où, d’Abane Ramdane à Abderahmane Youssoufi, il propose cent entrées par mots-clés (noms, organisations, dates, idéologies, lieux…) pour comprendre l’histoire et l’actualité des trois pays du Maghreb.

Pour ce spécialiste de l’histoire des nationalismes maghrébins, l’émergence d’élites émancipées de la pesante mémoire des luttes anticoloniales et la moralisation de la vie publique sont les fondements d’une future démocratisation, impérative pour accrocher le train de la mondialisation.

« Le Maghreb a le potentiel pour « être un dragon » du prochain siècle, écrivez-vous dans l’ouvrage que vous publiez avec Akram Ellyas, Les 100 Portes du Maghreb. Pourtant, ajoutez-vous, il « risque fort d’être l’une de ces régions en trop », exclue des grands mouvements de la mondialisation. Les handicaps du Maghreb sont-ils donc si immenses ? Quels éléments permettraient d’envisager un développement positif ?
– A l’aube du XXIe siècle, le sentiment d’isolement s’accroît au sein des populations maghrébines, coincées entre la barrière saharienne, derrière laquelle le continent africain ne peut s’arracher au sous-développement, et les miradors édifiés par l’Europe de Schengen. Les visas pour le Nord, la misère au Sud. Dans ce cadre, la politique des gouvernants maghrébins depuis la décolonisation – mauvaise gestion économique, corruption, absence de démocratie – est aggravée par les transformations nées de la mondialisation. Pourtant, le Maghreb possède des atouts importants : une population jeune, une alphabétisation qui progresse, un « gisement » exceptionnel en matière grise, des ressources naturelles considérables, même si ce dernier point doit être nuancé quand on voit la « malédiction » qu’a constituée pour l’Algérie le choix de s’adosser à la rente des hydrocarbures sans développer son agriculture ou un tissu industriel cohérent.
» On pourrait imaginer un décollage économique du Maghreb à l’aide de réels partenariats avec l’Europe, par branches d’activité. Mais fondamentalement, le décollage ne s’opérera que par la démocratisation. Je ne crois pas au développement économique par l’émergence de régimes « despotiques éclairés », qui restent loin des préoccupations d’élites maghrébines pénétrées, vu la proximité de l’Europe, par les idées démocratiques.

– Une corruption protéiforme touche ces élites. Ce problème vous paraît-il le plus handicapant pour évoluer vers la modernité ?
– Absence de démocratie, bureaucratie et corruption sont étroitement liées au Maghreb, où la lutte contre la corruption, qui freine considérablement le développement, est devenue un enjeu essentiel. Seule la démocratisation des mours sociopolitiques peut susciter un changement en profondeur. En Algérie, en Tunisie et au Maroc, l’accès à la « modernité », le passage à l’Etat de droit ne sont plus de simples mots d’ordre mais des revendications actives, qui traversent l’ensemble des sociétés.
» Dans ces pays, l’histoire coloniale, au nom de principes républicains, a durablement dévalué le principe universaliste de la démocratie. Cela a favorisé les replis identitaires forts et le différencialisme culturel dès la naissance des mouvements anticolonialistes. Plus tard, les islamistes ont poussé cette logique encore plus loin. Mais l’alphabétisation, l’urbanisation, la connaissance plus grande du monde extérieur par l’accès aux images satellitaires relativisent l’idée d’un « modèle occidental » de la démocratie et placent le Maghreb dans un mouvement d’ensemble, où démocratie et droits de l’homme deviennent des fondements essentiels de légitimité, quels que soient le passé, le patrimoine culturel ou l’environnement religieux.

– Vous jugez « l’expérience de transition » engagée par Mohammed VI « fragile et très contrôlée ». Assiste-t-on au Maroc à une véritable évolution sociopolitique ou à un replâtrage, le nouveau monarque plaçant ses hommes aux postes-clés pour que « tout change afin que rien ne change » ?
– Le point important, au Maroc, est l’extraordinaire mouvement imprimé par le jeune souverain à la classe politique et à la société. Mohammed VI tente de se situer sur les thématiques exprimées par la mouvance islamiste : la misère, l’analphabétisme, la corruption, l’exclusion des femmes. Cependant, moderniser le système ancien du Makhzen est extrêmement ardu. Enraciné dans l’histoire, le Makhzen, cette administration toute-puissante inféodée au Palais, produit des conservatismes d’autant plus sensibles que la pression de la société augmente. Comment un jeune diplômé peut-il aujourd’hui accepter l’autorité de vieilles générations qui fonctionnent sur le dogme de l’inamovibilité ? Or le temps presse. Le Maroc a accumulé un énorme retard dans la scolarisation, le logement, le développement industriel. Le mouvement de modernité impulsé par le haut risque, en effet, de n’aboutir qu’à de simples « changements de têtes » s’il n’est pas relayé par l’émergence d’une société citoyenne. Les associations de femmes ou de défense des droits de l’homme sont les premiers signes de cette émergence.

– Après avoir suscité beaucoup d’espoirs, le président Bouteflika paraît à son tour englué dans l’impasse algérienne. Comment voyez-vous l’évolution de l’Algérie, dans l’immédiat et à plus long terme ?
– Après un départ tonitruant, Abdelaziz Bouteflika, isolé au sein de l’appareil politique, marque le pas. Sa « concorde nationale » apparaît comme un artifice de plus dans la tragédie algérienne. Au fond, près de quarante ans après son indépendance, l’Algérie reste confrontée au même problème : la séparation entre le politique et le militaire. C’est l’armée des frontières de Houari Boumediène qui s’impose aux politiques au sein du FLN en décembre 1957. Elle s’installe définitivement au pouvoir par le coup d’Etat du 19 juin 1965. Sa gestion militaro-bureaucratique sera remise en cause par l’effondrement du système de parti unique, en octobre 1988. Mais, après une phase d’effervescence démocratique, le processus est interrompu par la terrible guerre qui éclate en Algérie, qui prend la société civile en otage, et où l’obscurantisme religieux n’est bien sûr pas étranger. A court terme, un gouvernement regroupant un maximum de sensibilités politiques serait un moyen de sortir du statu quo. A plus long terme, l’Etat étant perçu en Algérie comme très éloigné des aspirations de la société, la reconquête de la légitimité politique passe par des formes nouvelles de représentations, intégrant les générations culturellement émancipées de l’encombrante mémoire de la guerre d’indépendance.

– Les atteintes aux droits des personnes sont aujourd’hui criantes en Tunisie. En Algérie et au Maroc, certains demandent des enquêtes sur les disparitions. Quelles évolutions peut-on attendre sur le terrain des droits de l’homme et de la mémoire ?
– Sur ce plan, la Tunisie, qui n’est toujours pas sortie du système du parti unique, paraît à l’écart. Mais votre question renvoie au rapport difficile entre une mémoire trop pleine et un impossible oubli. Nous assistons au Maghreb à l’épuisement des nationalismes créés pour les indépendances. Ces mouvements, à forte coloration populiste, ont su mobiliser des foules considérables pour la réappropriation de l’identité bafouée ou perdue. Cette dimension ne provoque plus aujourd’hui que des replis identitaires. Or les jeunes générations, à l’écoute de la « culture monde », veulent sortir d’une histoire exclusivement nationaliste. Désormais, les trois pays sont confrontés à des mouvements démocratiques qui, eux aussi, interpellent l’histoire récente. La multiplication d’associations de « familles de disparus », de « victimes du terrorisme », de « vérité sur les personnes enlevées » apparaît comme le symptôme d’une future judiciarisation de la vie politique au Maghreb.

– L’islam politique est-il entré dans une phase de déclin au Maghreb ?
– L’islamisme a connu son apogée dans les années 80. Au Maghreb, les fondamentalistes insistent alors sur les phénomènes d’acculturation. L’islam leur apparaît comme une contre-culture. Mais ils se sont ensuite heurtés à la sécularisation qui affecte les sociétés maghrébines. L’islam peut se présenter comme le fondement d’une redéfinition de l’identité nationale, mais avec la mondialisation, que peut-il dire face à la primauté de l’individu consommateur ? Désormais, la fuite personnelle, la crise des cellules familiales et communautaires frappent en profondeur le Maghreb. Celui qui émigre ne part plus vers le Nord, pour une collectivité villageoise, familiale ou tribale ; il part pour lui-même, se détache de sa communauté d’origine. Par ailleurs, l’Etat étant jugé lointain et hautain, la foi devient une affaire personnelle. L’islamisme radical n’a pas su rester en prise avec l’individualisation du sacré et l’affranchissement communautaire. Et la sauvagerie du drame algérien a eu comme un effet repoussoir. Mais l’activisme islamiste ne disparaîtra pas du Maghreb. Son enracinement au Maroc autour de la figure de Cheikh Yassine exprime cette poursuite d’une révolution culturelle et identitaire ; d’autant que le chômage endémique et l’envahissante domination culturelle de l’Occident sont toujours là.

– Au Maroc, en Algérie et en Tunisie, l’arrivée à des postes-clés de technocrates très différents des personnels issus des indépendances semble s’accompagner d’une désaffection de la politique parmi les jeunes élites. Ce phénomène vous inquiète-t-il ?
– L’arrivée de générations qui n’ont pas connu les luttes d’indépendance sera un des défis majeurs du début du XXIe siècle. L’effacement des solidarités mémorielles nées des combats nationalistes produit des élites essentiellement technocratiques. Cela peut être inquiétant. En même temps, l’idée d’un gouvernement omnipotent apparaît de plus en plus inadaptée. L’émergence d’une classe d’entrepreneurs et d’intellectuels s’orientant vers une autonomie de pensée, l’existence des mouvements syndicaux, la complexité des économies font douter de la centralisation autoritaire de l’Etat.

– Vous écrivez qu’au Maghreb « les trois pays ont la tête tournée vers l’Europe tout en s’ignorant, lorsqu’ils ne s’affrontent pas ».Le Maghreb aura-t-il jamais un sens géopolitique ?
– L’Union du Maghreb arabe, fondée en 1989, est effectivement en panne. Pourtant, le Maghreb est bien plus qu’une simple donnée géographique : les peuples y partagent la même langue, la même culture, la même foi. L’histoire a forgé des liens puissants dans les combats anticoloniaux. Aussi, le Maghreb politique ne peut que se construire, en dépit des résistances. Mais, à mon sens, ce ne sera pas une union par addition des Etats. Les unités régionales, comme le Rif au Maroc, la Kabylie en Algérie ou encore le Sahara occidental, seront les nouvelles réalités géopolitiques et économiques, chevauchant les frontières entre Etats. Ce sera la fin de l’idée que la puissance des Etats peut, seule, contrôler l’ensemble des ressources économiques, culturelles et politiques. Plus que le « Maghreb des peuples », devenu un slogan incantatoire, c’est vers le « Maghreb des régions » que nous nous dirigerons au XXIe siècle. »

 

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