Bouteflika invente la Malaisie immobile
Bouteflika invente la Malaisie immobile
Malek Sohbi, Libre Algérie, 10-23 Avril 2000
Homme sans doctrine économique, Bouteflika s’avère porteur d’une conviction dans le domaine : c’est lui qui doit décider de tout. Blocage.
Une année après son intronisation, il se confirme dramatiquement que Abdelaziz Bouteflika n’a pas eu le temps de réfléchir à l’évolution de l’économie algérienne durant les longues années de son éclipse levantine. Tout le contraire, par exemple, d’un homme comme Belaïd Abdesselam dont il partage la forte hostilité à la décennie Chadli, mais qui, lui, a pris la peine de suivre de près les changements afin de mieux en combattre l’orientation dominante au sein du comité central du FLN et à travers ses écrits au sujet de la politique énergétique en particulier ou encore de la gestion de la dette. Rien de tout cela chez Bouteflika.
Avant la sortie «historique» de déclaration de candidature de l’hôtel Aurassi, personne en Algérie n’était en mesure de citer un commentaire du candidat sur ce qui s’est produit sur le front économique dans son pays depuis 18 ans. Ce qui non seulement était bien commode pour ses parrains, mais lui offrait incontestablement une très large marge de manouvre de laquelle il n’a pas manqué d’abuser.
Symptôme clinique de l’élasticité sans borne de la pensée économique bouteflikienne, les années-lumière qui séparent le contenu de son programme électoral de ses intentions déclarées une fois installé son gouvernement. Dans le premier, il est très critique au sujet des conséquences d’un passage accéléré à l’économie de marché, dans les secondes il a lâché une escouade de ministres éclairés décidés à mettre le pays à l’heure des normes «FMI-Banque mondiale» bien apprises à Washington et ailleurs.
En réalité, entre les deux positions si éloignées, il existe quelques contraintes lourdes de notre époque et un concours de circonstances. Les relents de réserve chez Bouteflika contre l’ouverture libérale, les privatisations et les déréglementations se mariaient mal avec sa volonté de plaire à l’Occident. Il a fini par choisir bien sûr de ne pas chahuter sa danse du ventre par des trémolos en fausse note sur le bradage que seraient les privatisations et autres critiques de la sorte contre l’ouverture marchande.
Contraintes lourdes.
Le concours de circonstances, lui, veut que le président délègue ses neurones chargés de l’économie à des amis qui lui ressemblent un peu par leur itinéraire : Abdelatif Benachenhou, Hamid Temmar et le petit dernier tiré des bureaux de la Banque mondiale, Chakib Khellil, ont fait carrière à l’extérieur du pays. Ils ne pensent pas que du bien de ce qui a été fait par les indigènes chez eux pendant toutes ces années de sacrilège où l’Algérie n’avait pas encore mis Bouteflika à sa tête.
Il est donc impossible de situer sur le plan de la pensée économique le président Bouteflika. Si aujourd’hui il apparaît comme le partisan d’un libéralisme encore plus débridé, c’est peut-être parce que son personnel technocratique de service, venu d’organismes multilatéraux financiers, ne peut pas développer d’autre discours que celui de la fin du secteur public et des politiques industrielles. Ici s’arrête cependant l’errance de la pensée économique bouteflikienne, appelée pudiquement «pragmatisme» par les panygéristes. Car l’ancien ministre des Affaires étrangères, faute d’idées, détient une conviction : si le président de la République ne peut pas nommer les directeurs généraux des entreprises publiques, choisir leurs partenaires étrangers, décider des mieux-disants dans les privatisations et les contrats de concessions et choisir les sites d’implantation des investissements importants, il est un président au rabais. Or, Abdelaziz Bouteflika a juré de ne pas être un président au rabais.
Tout le monde ou presque dans les institutions économiques a donc reçu sa ration de bois vert. Au bout du compte, la démarche présidentielle, pour névrotique qu’elle puisse paraître, procédait bien d’un calcul finalement classique : mettre à terre tous les centres de décision parcellaires contenus dans les réseaux de l’économie afin d’en récupérer les prérogatives au profit de la présidence de la République. Des Douanes algériennes aux holdings publics, en passant par l’APSI et le CNP chargé des privatisations, «les nids de rente», comme aime à les appeler un des «visionnaires» de l’équipe présidentielle, sont indiqués.
Le débat économique est devenu aussi sommaire que clair depuis quelques mois. Il se résume en une question : qui décide de tout ?
Comme la réponse produit forcément de la divergence en bonne quantité, il en a résulté un colossal blocage de l’animation publique de la vie économique depuis au moins une année. Pour engager des mesures économiques nouvelles, la présidence veut d’abord redistribuer le pouvoir économique, le rapprocher d’elle, le concentrer.
La question aujourd’hui est donc de savoir jusqu’à quelle limite Bouteflika continuera à poursuivre cet objectif irréaliste, anachronique, au risque d’user opérateurs nationaux et partenaires étrangers. Tout indique qu’il veut prendre son temps en faisant de la révision constitutionnelle son grand chantier du second semestre 2000, afin de régler, encore, une affaire de prérogatives.
Il y a des exemples, notent malicieusement les spécialistes du moindre mal, en Malaisie ou en Tunisie où des pouvoirs politiques autoritaires centralisant la décision économique ne sont pas incompatibles avec de forts taux de croissance. Le drame personnel de Bouteflika est qu’il arrive un peu tard dans la chronique vertigineuse de son pays pour espérer camper le personnage du dictateur, vanté cette semaine en la personne de Habib Bourguiba.