Procès des dirigeants de SIDER
Procès des dirigeants de SIDER (Algérie)
Document de synthèse
1- Les faits : bref historique
Le 21 février 1996 les principaux dirigeants de SIDER (1) ont été mis sous mandat de dépôt. Le ministère de la justice présentait les chefs d’inculpation justifiant des mises sous mandat de dépôt : détournement de deniers publics, exposition des biens publics à la dilapidation et à la détérioration, utilisation volontaire des biens publics à des fins personnelles et au profit de tiers, conclusion de marchés contraires à la législation ayant entraîné un préjudice aux intérêts de l’Etat et déviation dans l’exécution des fonds publics. Des déclarations multiples de responsables politiques faisaient entrer cette action dans le cadre de la lutte contre la corruption, cheval de bataille du programme de travail du Président de la République nouvellement élu.
A la fin de l’instruction, l’acte d’accusation ne porte plus sur des actes de corruption ou de détournements de fonds à des fins personnelles, contrairement à ce qui avait été présenté à l’origine.
Il porte exclusivement sur des actes de gestion qui auraient porté préjudice à l’entreprise. (2)
Le procès s’est déroulé du 4 au 23 octobre 1997 à Annaba
Les réquisitions du procureur et les sentences prononcées ont été les suivantes :
Réquisitoire |
Sentence |
|
M. Chettih |
perpétuité |
10 ans |
M. Fellahi |
20 ans |
6 ans |
M. Rami |
15 ans |
6 ans |
M. Achaïbou |
20 ans |
5 ans |
M. Benhamadouche |
15 ans |
5 ans |
M. Maïza |
15 ans |
5 ans |
M. Benmihoub |
5 ans |
3 ans |
M. Lakhdari |
5 ans |
2 ans |
M. Masmoudi |
20 ans |
5 ans avec sursis |
Mme Laouar |
15 ans |
5 ans avec sursis |
M. Mebarki |
15 ans |
acquitté |
A noter que Mme Laouar et M. Masmoudi étaient gravement malades au moment du procès et que Madame Laouar est décédée le 14 novembre 1997.
2- Une analyse juridique
2-1. D’après les informations recueillies, le traitement judiciaire de l’affaire a été entachée d’irrégularités, tant au regard du code pénal que du code de procédure pénale ; des accusations ont été portées sans preuve et sans justification ; le réquisitoire et le verdict ne trouvent pas de justifications dans le Code pénal.
Au niveau de la procédure, on peut relever notamment que :
- l les motifs d’inculpation notifiés aux personnes mises en accusation au début de la procédure, relatifs à des faits de corruption et de détournements, n’ont rien à voir avec ceux qui ont été retenus dans l’acte d’accusation, relatif seulement à des actes de gestion. Le juge d’instruction est sorti du champ de saisine du Procureur.
- les modalités du mandat confié aux experts sont critiquables dans la forme et le fond : les experts, agents d’une société de comptabilité, n’étaient pas assermentés et le chef de mission d’experts était, par l’intermédiaire de son épouse agent de Sider, en conflit judiciaire avec Sider et ses dirigeants dont il avait à expertiser les actes,
- le mandat donné par le juge d’instruction aux experts était exorbitant du droit puisque, au lieu de donner leur avis sur des actes déterminés, ils étaient chargés de faire un audit judiciaire de la gestion de l’entreprise et de découvrir des infractions au code pénal,
- il n’y a pas eu de confrontation entre les accusés et les experts, ni au cours de l’instruction, ni au cours du procès.
Au niveau du fond, on peut relever notamment que :
- les accusés ont été jugés, non pas pour des actes qu’ils ont commis, mais pour des faits commis par des personnes sur lesquelles ils avaient un pouvoir hiérarchique ou simplement pour le fait qu’ils appartenaient à un collectif de direction,
- un des articles du code pénal invoqué par l’accusation et par le jugement, l’article 422 bis, n’est pas applicable aux agents des entreprises publiques puisqu’il concerne des agents de l’Etat et ceux des organismes de droit public,
- quant aux autres articles retenus par l’accusation, ils n’établissent l’infraction que s’il y a volonté de nuire, existence de fins frauduleuses, intention de nuire : or, ni l’acte d’accusation ni le réquisitoire n’ont évoqué l’existence de ces conditions indispensables à l’existence de l’infraction.
2-2. Le procès se fonde presqu’exclusivement sur un rapport élaboré et signé par des agents de la Société Nationale de Comptabilité (SNC), commis comme experts judiciaires dans les conditions contestables rappelées ci-dessus.
Aucun des signataires de ce rapport, ni la société en tant que personne morale n’avait au regard de la loi algérienne la qualité d’expert judiciaire. Accessoirement, cela aurait dû interdire l’utilisation de ce rapport pour l’établissement de l’acte d’accusation.
Ce rapport dresse une liste des actes considérés comme non conformes à des procédures, règlements ou lois et que, de ce seul fait, ils considèrent comme ayant occasionné un préjudice à l’entreprise. Ce préjudice étant à lui seul considéré par le juge d’instruction comme une infraction pénale.
D’emblée sont posées les deux contradictions de base :
- d’abord, le fait qu’un acte de gestion n’est pas conforme aux procédures ne saurait en faire la cause d’un préjudice pour l’entreprise – au contraire, souvent, l’intérêt de l’entreprise contraint ses gestionnaires à prendre des décisions contraires aux procédures,
- ensuite, l’existence d’un préjudice ne suffit pas à établir une infraction pénale puisque les articles du Code Pénal évoqués par l’accusation subordonnent l’établissement de l’infraction à la volonté de nuire ou l’intention frauduleuse, …
Il se trouve par ailleurs que les experts ont souvent appliqué – de façon indue – à la gestion des années 90 des procédures, règlements et lois valables avant 1988, et le non respect des procédures, règlements et lois ne constitue pas toujours une infraction pénale.
2-3. L’expertise estimait le préjudice subi à 4,8 milliards de dinars (environ 100 millions de dollars) (3) . Les principaux actes incriminés sont les suivants :
- le recours à des privés pour le transport du personnel et des marchandises, pour la maintenance de véhicules, pour la gestion des cantines,
- la passation de contrats, notamment pour l’importation de fer à béton, sans appels d’offres internationaux,
- le fait d’avoir réduit les prix de vente du fer à béton par rapport à ses barèmes,
- le fait que certains dossiers d’archives des missions à l’étranger ne contenaient pas le rapport de mission,
- certains contrats qualifiés d’irréguliers : par exemple, l’achat par SIDER de 2 ambulances « sophistiquées » alors que son budget en prévoyait 5 ambulances standard.
Cette expertise a été notifiée à SIDER, qui a répondu point par point sur l’ensemble des faits incriminés. Il ressort du rapport de SIDER et de sa confrontation avec le rapport d’expertise :
- d’une part que tous les faits incriminés relèvent de la gestion courante de l’entreprise,
- d’autre part qu’à aucun moment les dirigeants n’ont procédé à des choix contraires à l’intérêt de l’entreprise,
- et qu’en conséquence les actes de ces dirigeants n’étaient pas fautifs et n’ont entraîné aucun préjudice pour l’entreprise.
Le rapport de SIDER a été remis au juge d’instruction, mais n’a pas été versé au dossier. Aucune confrontation sérieuse entre les agents de la SNC et les dirigeants accusés de SIDER n’a eu lieu pendant le procès, ce qui ne pouvait permettre de vérifier le caractère sérieux des accusations. Ni l’entreprise SIDER, ni son autorité de tutelle, le ministère de l’industrie, n’ont porté plainte avec constitution de partie civile.
Mais à supposer que ces actes incriminés et les préjudices correspondants aient pu être constatés, ils ne constituent des infractions au code pénal et par conséquent ne peuvent être saisis par l’appareil judiciaire que si ces actes ont été commis avec l’intention de nuire à l’entreprise ou à des fins frauduleuses. Or l’acte d’accusation ne le dit pas, a fortiori ne le prouve pas. L’inculpation, a fortiori le réquisitoire et les condamnations, constituent donc des voies de fait. Il s’agit donc d’un scandale judiciaire.
Il est à souligner que tous les actes et méthodes de gestion rappelés ci-dessus, qui ont justifié les lourdes condamnations infligées aux dirigeants de Sider, n’ont pas été modifiées par l’entreprise Sider et continuent à être pratiquées exactement de la même façon sans que quiconque – tant au niveau des appareils de contrôle de l’entreprise qu’à celui de l’appareil judiciaire, y trouve à redire : cela est le signe que, pour Sider et pour tout le système de contrôle du secteur public, les pratiques correspondantes sont bien les plus adaptées à la situation et qu’à aucun moment elles n’ont été à l’origine de préjudices pour l’entreprise.
3- Comment en est-on arrivé à ce scandale judiciaire ?
Nous ne voyons pas d’autres explications à ce scandale, dénoncé tout au long du procès par la quasi-totalité de la presse, que les trois suivantes.
Première explication possible : une bavure judiciaire ?
Les arrestations et les premières déclarations des plus hauts responsables politiques auraient été provoquées par des ragots et des rapports de certains services de sécurité. L’instruction aurait alors commencé après les arrestations ; le juge aurait chargé l’expert de trouver coûte que coûte des faits à incriminer et de les qualifier pénalement.
Deuxième explication possible : la volonté de la part de certains intérêts privés haut placés de préserver leurs intérêts ?
La presse a mis en relief les connexions entre le procès SIDER et l’importation de produits sidérurgiques par certains opérateurs privés.
De 1992 à 1995, SIDER, faute de moyens financiers a été mis à l’écart du marché du rond à béton. Mais ensuite, le Chef du gouvernement a ordonné à SIDER de veiller à la régulation du marché des produits nécessaires à la construction et lui a donné les moyens de le faire. SIDER a donc procédé à des importations de ronds à béton et les a revendus ce qui a pénalisé certains importateurs privés. « Le noeud gordien de ce dossier reste le rond à béton » a dit le président du tribunal.
Ce que l’on appelle la « mafia » aurait-elle voulu ainsi « punir » de façon exemplaire les dirigeants de SIDER pour avoir porté préjudice à certains intérêts privés ?
Troisième explication possible : la volonté du pouvoir algérien, du moins de certaines de ses composantes, de marquer son autorité sur l’encadrement technique des grandes entreprises ?
Les gestionnaires condamnés ont toujours considéré que la finalité de leurs actes de gestion se trouvait dans l’intérêt de l’entreprise. Dès le début du procès, ils ont mis en avant le risque de gestion : M. Chettih a déclaré qu’en toute chose, son devoir était de veiller aux intérêts de l’entreprise et de prendre des décisions de gestion, qui comportent des risques, et dont il n’avait à rendre compte qu’aux organes de tutelle ou aux organes de gestion. Cette façon d’envisager la direction d’entreprise est en parfaite cohérence avec l’effort officiel de promotion de l’économie de marché, libérée des entraves administratives et où les initiatives sont favorisées.
La conduite du procès, à contre courant des discours officiels sur les réformes économiques et la gestion des entreprises dans l’économie de marché, a montré avec éclat que le dossier était pénalement vide et que les faits incriminés relevaient justement de ce « risque de gestion ». Et pourtant le réquisitoire a été d’une grande sévérité et les condamnations ont été extrêmement lourdes. Ne serait-ce pas un avertissement très clair donné aux gestionnaires du secteur public pour qu’ils soient plus « dociles » ?
Des vies brisées, une déstabilisation de l’encadrement du secteur public, une perte de crédibilité de l’Etat algérien face à l’étranger et aux investisseurs étrangers
Il est inutile d’insister sur les drames individuels que ce procès a engendrés.
Quelles que soient les raisons de ce procès, celles citées ci-dessus ou d’autres, il a pour conséquence une déstabilisation de l’encadrement du secteur public. Comment exiger de la part de ses cadres initiative et courage dans la conduite de leur entreprise, alors que des personnes réputées parmi les meilleurs gestionnaires sont condamnées au mépris du droit ? En dehors du cas de SIDER, qui a été largement médiatisé, il est possible que, parmi les nombreux cadres algériens placés sous les verrous, il existe d’autres cas de même nature. C’est une atteinte aux structures économiques et sociales de l’Algérie, qui s’ajoute aux massacres d’hommes, de femmes et d’enfants.
Cet exemple appelle de grandes interrogations, essentiellement à cause du fait que le procès et son issue ne trouvent pas de justification dans le droit algérien. Il est vrai que des recours en cassation ont été introduits. Il importe que ces recours puissent donner l’occasion de revenir au droit. Faute de quoi l’Etat se trouverait décrédibilisé, son image serait ternie face aux pays étrangers. Le pays serait pénalisé face aux investisseurs étrangers. D’autant que la Banque Mondiale, maintenant, considère que la solidité de l’institution judiciaire et sa contribution effective à l’instauration d’un Etat de droit sont une condition essentielle pour l’accueil d’investissements dans un pays.
Rédaction révisée en octobre 1998
(1) MM. Chettih – P.D.G., Achaïbou – directeur du Groupe commercial, Maïza – directeur de l’administration générale -, Fellahi – directeur du complexe sidérurgique -, Benmihoub – sous-directeur des finances -, Lakhdari – chef du service de sécurité. Par la suite, cinq autres personnes ont été inculpées pour des motifs voisins : Mme Laouar – directrice du personnel, MM. Benhamadouche – directeur des finances, Masmoudi – conseiller du DG, Mebarki – directeur de l’audit interne, Rami – directeur du développement .
SIDER est une des entreprises issues, au début des années 80, de la restructuration de la Société Nationale de Sidérurgie, une des plus importantes entreprises publiques algériennes. Son chiffre d’affaires s’élève à environ 500 millions de dollars, elle occupe environ 20 000 salariés.
(2)Cette modification en cours de chemin de l’instruction est un indice de la « fragilité » du dossier (pour ne pas parler de son absence), même si l’acte d’accusation précise que les éventuels faits de corruption ou de détournement seront traités dans une instruction séparée. Au cours du procès, il a été donné à entendre que les accusations de corruption seraient fondées sur la dénonciation (en avril 1996) !), auprès de l’Ambassade d’Algérie en Allemagne, du gérant de l’entreprise METRA – dénonciation démentie par l’ancien associé de ce gérant qui a lui-même porté plainte auprès du tribunal de Düsseldorf. Apparemment , l’instruction des actes de corruption et de détournements n’a pas avancé depuis le procès d’octobre 1997
(3)Le chiffrement du préjudice a été fait de la manière suivante : tous les actes que les experts comme présentant une quelconque anomalie sont considérés comme des préjudices et sont comptabilisés dans l’intégralité de leurs coûts et cela, autant de fois qu’ils se sont présentés.