Khaled Satour: L’enquête manquante
Khaled Satour, janvier 2001
L’opinion publique française ne progresse pas dans son appréhension de ce qui se passe en Algérie depuis bientôt dix ans. L’invariable libellé des communiqués de presse, » nouveau massacre perpétré par un groupe islamiste armé « , actualise sans cesse la thèse de l’origine, inépuisable et insubmersible. Les termes en ont été posés une bonne fois pour toutes: des intégristes sanguinaires ont décidé de mettre le pays à feu et à sang, de s’en prendre au pouvoir et aux démocrates et de massacrer sans fin la population désarmée. Sans fin et, à la longue, sans raison, ce qui n’étonne pas : quand le doute s’insinue, une fois esquissée paresseusement une réflexion sur les enjeux du drame, on ne va guère au-delà de lamentations sur l’opacité d’une guerre tenue pour rebelle à toute explication.
Voilà un conflit qui défierait toutes les règles du genre. Dans les visées du camp islamiste armé, renaissant sans cesse de ses cendres ( certains chefs de groupes , donnés pour mort deux à trois fois, égorgent aujourd’hui encore), il n’y aurait plus ni objectif lisible ni stratégie déchiffrable. C’est la sauvagerie immanente qui serait à l’oeuvre.
Car la seule grille d’analyse qui est proposée est d’ordre essentialiste. Aussi intangible que la Genèse dans les textes sacrés, il y a l’idée que les islamistes sont les prédateurs de la société algérienne et les démocrates les résistants à leur totalitarisme. Présomption forte, de l’étoffe de celles que le droit, sur un registre plus amène, a coutume de poser comme irréfragables, c’est-à-dire invulnérables à l’assaut de toute preuve contraire, à l’épreuve des faits les plus avérés. L’écrivain Rachid Boudjedra, dans son livre FIS de le haine, n’a-t-il pas, à coup d’épithètes, rejeté les islamistes derrière une barrière génétique: rats enragés et pestiférés, sous-hommes, tueurs patentés, hommes hystérisés, psychopathes, débiles attardés, etc?..Que soit ainsi déqualifiée une bonne majorité d’Algériens indique assez que » l’éradication » n’a jamais été une approximation sémantique.
En France, cette approche essentialiste du drame algérien est défendue par des intellectuels, serre-files d’un siècle finissant, qui ont voulu réduire la complexité de la crise algérienne à un affrontement entre le Bien et le Mal, en invoquant une infaillible lucidité tirée d’on ne sait quel » discernement des esprits « . Si les communistes semblent les avoir rejoints sur cette position, c’est en empruntant le détour familier de la dialectique : ils tirent une ligne de partage entre fascistes et démocrates algériens en sollicitant à leur manière le critère de la contradiction principale qui a pourtant failli jadis les faire passer à côté du mouvement national algérien.
Démocrates contre fascistes, donc. Et le pouvoir militaire, alors? Eh bien, on l’admoneste, on le réprimande parce qu’il se conduit mal. Mais comme il combat l’intégrisme et qu’il est le rempart de la démocratie, on ne peut faire moins que l’admettre dans la demeure du Bien, en tant qu’hôte incident, cela va sans dire : après tout, la grâce ne le touche que par la contagion de ce voisinage.
Soit. Le problème est que, de ce strapontin de la commisération, l’ogre militaire écrase de sa carrure tout le monde. S’il est encombrant, on s’en accommode. La propagande islamiste et ses complices, les organisations de défense des droits de l’homme, lui imputent-ils une pratique de la torture à grande échelle, la multiplication des exécutions sommaires, l’extermination à l’arme lourde de détenus dans les cours de prisons et la disparition d’une dizaine de milliers de personnes? Passe encore, on peut soutenir qu’il n’est point de guerre propre.
Mais il y a une ligne rouge qu’on ne peut laisser franchir. Que les dizaines de massacres perpétrés dans les noirs villages suburbains lui soient attribués, voilà qui est intolérable.
Le dogme fait retour. Ces massacres, par leur horreur indicible, sont le fait de la barbarie islamiste. Ils portent tous sa marque. Sans cette vérité irréfutable, infalsifiable, les données essentialistes du conflit disparaîtraient, or elles sont par définition indestructibles.
Un instant, en 1997, l’opinon publique française a failli basculer. La revendication d’une commission d’enquête internationale s’est fait jour. Alors, au prix d’une formidable mobilisation, les forces du Bien ont déjoué la manoeuvre intégriste. Des hebdomadaires, des chaînes de télévision, des hommes politiques se sont indignés. Des intellectuels, contraints qu’ils étaient à la redondance par les incrédules, ont dû partir en reportage en Algérie, pour revenir contenir la dissidence. Des missions de l’Union Européenne et de l’ONU, en visite guidée, ont mis fin à cet épisode d’égarement.
Depuis, les digues tiennent : la contestation de la Thèse ne progresse que d’une manière rampante. Qui veut écorner le consensus doit prendre des précautions de langage, faire un long plaidoyer pro domo pour jurer qu’il est contre l’islamisme. En un mot, s’empêtrer dans les arguties d’un négationniste exposé aux foudres des gardiens de la Vérité ( un philosophe de renom a prévenu : poser la question qui tue qui? en Algérie c’est » faire du révisionisme en temps réel « ).
Mais trêve de dérision. Comment expliquer l’entêtement d’une certaine élite française à convaincre qu’un régime dont personne ne nie les exactions terribles doive absolument être tenu pour innocent des massacres de villageois? Quel est l’intérêt de démocrates professant l’intransigeance morale à tenir avec cet acharnement le limes où se retranche la demi-dignité d’un appareil, coupable par ailleurs des crimes de la Stasi et de la Securitat réunies? A des défenseurs de la vertu, que reste-t-il à sauver de l’honneur d’une vierge qui a déjà enlevé le haut?
Cet allié qu’on a fait mine de recueillir sur l’arche des Justes a en réalité toujours tenu le gouvernail. Pourquoi ne paie-t-il pas de sa personne? Le pouvoir algérien a la haute main sur une justice cuirassée par ses tribunaux d’exception, les peines aggravées de son Code pénal et ses antichambres de la torture. Que ne juge-t-elle les islamistes qui auraient massacré tant de fois? Seraient-ils tous insaisissables? A ce jour, pas un seul procès, fût-il un peu fabriqué, qui permette à la trouble conviction intime des juges algériens de prendre le relais quand la percussion médiatique faiblit. Peut-être craint-on que le remède ne soit pire que le mal. Il faudrait en effet s’assurer que les témoins-rescapés, plus nombreux que les figurants sur le plateau des Dix Commandements, jouent à l’unisson. Surtout, on devrait reparler de la passivité des forces de sécurité. Or, ce point fâcheux a été conjuré par la contrition de l’aveu, dans les mémoires du général Khaled Nezzar qui reconnaît humblement les faits: » …délais prolongés des exactions, … présence des forces de sécurité quadrillant le secteur,…évanouissement dans la nature des terroristes… « . Un profil bas qui a valu au commandement la mansuétude des démocrates. En 1982, une foule immense avait envahi les rues de Tel Aviv pour condamner la complicité d’Ariel Sharon et de l’armée israélienne dans les massacres commis par les milices chrétiennes à Sabra et Chatila, selon une configuration qui était semblable ( dans l’hypothèse la plus favorable à l’armée algérienne ). L’élite éclairée algérienne aura montré moins de compassion pour ses compatriotes martyrisés que son homologue israélienne pour ses ennemis jurés.
Telle est la force de la désinformation qu’elle n’anéantit pas seulement la réalité de faits effroyables. Par un raisonnement cynique, elle absout les coupables des faits qu’elle ne peut dissimuler.
Elle n’est pas qu’une machine à nier. Mise en action par un pouvoir tel que le pouvoir algérien, elle s’apparente à ce que Alexandre Koyré appelle, dans ses Réflexions sur le mensonge, » la conspiration en plein jour « , par opposition au » groupement secret » : » Elle n’a pas besoin de se dissimuler… elle a besoin de paraître à la lumière… ( ses ) membres n’ont pas besoin de se cacher : bien au contraire, ils peuvent afficher leur appartenance « . Mais c’est une conspiration et elle n’exhibera pas ce qui la ferait disparaître en tant que telle. Aussi, nous dit Koyré, » la conspiration en plein jour, si elle n’est pas une société secrète, est tout de même une société à secret « .
Il importe peu de savoir qui, chez les » démocrates » algériens et au sein de leurs parrainages étrangers, est délibérément affilié à la conspiration. Ce qui est sûr, c’est que la vérité sur les massacres est privilégiée parmi les secrets constitutifs qu’ils se sont donnés pour mission de préserver. On est mis au défi de prouver que le pouvoir a ordonné les tueries, d’attester un seul mobile qui l’aurait conduit à les organiser. Et on se sent démuni dans cette quête, dans ce rôle de juge empêché d’accéder au dossier et confronté, cependant, à un si invraisemblable renversement de la présomption d’innocence.
Il faut dès lors s’insurger contre les règles du jeu et revendiquer son droit d’homme libre à approcher la vérité par tous les moyens de l’entendement. Y a-t-il dans cette guerre une seule horreur que l’humanité n’ait déjà connue? L’Algérie en est-elle à expérimenter le terrorisme, la répression, les viols et les massacres? Certes non et le conflit actuel n’appartient pas à une catégorie sui generis.
Aussi, convient-t-il de recourir, à l’intention de ceux qui invoquent la singularité et partant l’opacité de la guerre algérienne, au concept de processus de terreur systématisé par le psychologue américain E.V. Walter, à propos des conflits latino-américains. » Le processus de terreur, écrit-t-il, met en scène trois acteurs: l’équipe de la terreur, la victime et la cible. La première se compose d’un directoire, c’est à dire des hommes qui, placés sous le commandement de l’autorité centrale, décident, définissent et justifient la terreur et des agents de la violence ou exécutants; la seconde réunit toutes les personnes qui sont l’objet direct de la violence et qui sont choisies conformément au schéma général de la stratégie contre-insurrectionnelle; la troisième enfin se compose de toutes les personnes, groupes ou communautés, considérés comme l’objet indirect de la terreur sur lesquels rejaillissent les actions menées contre les victimes « .
La notion de processus de terreur est appliquée par de nombreux auteurs sud-américains (parmi lesquels C. Figueroa Ibarra, Gabriel Aguilera, Lira & Castillo ) aux stratégies anti-guerillas mises en oeuvre dans différents pays. Dans le rapport d’enquête présenté sur les massacres commis dans une province du Guatémala entre 1978 et 1983, et étayé d’autopsies, d’examens balistiques, de mesures topographiques et d’entretiens avec des rescapés, il nous est loisible d’identifier de substantiels points de similitude avec les massacres en Algérie ( Cf. Las masacres en Rabinal, Estudio historico-antropologico, EAFG, Forense de Guatemala, 1995 ).
L’objectif ultime du processus de terreur est de dissuader la population, jusque- là acquise aux insurgés, de leur apporter la moindre logistique et de l’amener à se retourner contre eux, autant que possible, en prenant les armes. » Cet instrument de terreur vise à modifier la nature de la guerre, à transformer une guerre contre des insurgés en guerre civile « , note le rapport qui précise : » les ordres donnés par le directoire aux exécutants sont de mener les actions de violence contre les victimes pour que, de la cible, surgissent sous l’effet de réactions émotionnelles, des individus ou groupes qui reproduiront le processus, comme exécutants ». De ce fait, à côté des agents qui » dans les unités militaires coordonnent les activités d’espionnage et exécutent les actions de violence « , se constituent des groupes formés de civils : » D’après nos observations, la population civile ne s’intègre pas volontairement, à proprement parler, dans ce processus de terreur. Les recruteurs promettent quelques prébendes, l’immunité et la mobilité sociale et jouent sur une forte dose de peur fondée sur les multiples actions de violence dont le caractère semi-clandestin et arbitraire fait de chacun une victime potentielle « . L’implication des civils, » avec la participation ouverte de centaines de personnes à des actes de violence contre leurs propres voisins et même les membres de leur famille, soulève la question de la morale et celle des valeurs communautaires et humaines « . Au final, » la guérilla a réalisé des sabotages dans la région mais sans aller au contact avec les forces armées. Et dans tous les cas, c’est contre la population civile qu’ont eu lieu les représailles « .
Les actions de terreur consistent en des » séquestrations et disparitions qui débouchent presque invariablement sur la mort des victimes… mais si, pour les premières, les corps apparaissent, exposés sur la voie publique, ce n’est jamais le cas pour les secondes …Un grand nombre d’assasinats individuels mais aussi collectifs furent présentés comme des affrontements entre l’armée ou la police et des guérilleros « . Les massacres n’épargnent pas les femmes et les enfants et incluent des viols. Bien qu’équipés d’armes à feu, les tueurs utilisent les machettes et le garrot pour accroître la terreur.
Le rapport constate que » la participation de la troupe aux actions de violence fut patente dans la majorité des massacres…Non seulement sa présence les avalisait, mais aussi elle garantissait l’impunité pour les miliciens et autres agents de la terreur. Dans certains cas, les témoignages signalent que les soldats ne faisaient que veiller à ce que les miliciens puissent tuer » ( souligné par nous ).
On voit en quoi ce rapport est troublant pour quiconque s’interroge douloureusement sur le calvaire interminable des villageois algériens. Il y trouve tant de similitudes avec le peu qu’on nous permet de savoir sur les exactions de ces dernières années : les civils armés à tour de bras, les rescapés qui reconnaissent en leurs voisins les bourreaux, les expositions de corps décapités, les disparitions, la cruauté des massacres commis à l’arme blanche et bien sûr la proximité des casernes et/ou la présence de l’armée sur les lieux de massacres. Tout ce qui a fait qu’en Algérie aussi on a souvent parlé d’ » une guerre contre les civils « . Par le recours à la notion de processus de terreur, on saisit soudain que la présence de l’armée sur le terrain des tueries n’est pas un paradoxe qui épaissit le mystère mais un fait de pure logique : les plus grands massacres requièrent, dans la sinistre répartition des rôles instituée, la caution de son concours.
Surtout, on peut restituer sa finalité à la violence. Celle-ci, à un tel degré, n’a jamais été aveugle. Voilà pourquoi son explication essentialiste par » la barbarie intégriste » n’est pas convaincante. Nous savons trop, depuis Hannah Arendt, que » la violence est, par nature, instrumentale; comme tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu’elle entend servir « . Et, s’il n’est pas contestable que les islamistes ont commis certaines tueries pour asseoir leur influence ( la désinformation a pour effet inattendu de rendre incertaine l’étendue de cette donnée elle-même ), il serait incompréhensible que, sciant la branche qui les porte, ils aient décidé de massacrer sans limites les populations dont ils avaient la sympathie.
Bien sûr, il faut mesurer la portée de l’analogie avec le Guatémala à l’aune de toutes les données différentielles, politiques, culturelles mais aussi ethniques ( dans la province du Rabinal, les populations indiennes étaient surtout visées ). Il faut tenir compte de l’effet spécifique des rapports de force au sein du pouvoir algérien : les massacres ont culminé en 1997 quand l’armée poussait Zéroual vers la sortie, et s’intensifient depuis octobre 2000 avec sa volonté de destituer Bouteflika. Mais cette guerre des chefs a précisément été l’occasion d’éclairer les coulisses : en 1998, pour incommoder Zéroual et Betchine, la presse avait révélé les exactions du chef de la milice de Relizane et, en juste retour, une presse adverse avait accusé l’Etat-major d’entretenir des escadrons noirs. Le socle sombre supportant le processus de terreur avait été quelque peu dénudé et, un moment, on a pu croire que la conspiration allait laisser transpirer son secret le mieux gardé.
De même faut-il dissocier la raison et la comparaison. L’enquête faite dans le Rabinal guatémaltèque ne peut remplacer celle qu’un jour certain on fera dans la Mitidja et l’Ouarsenis algériens et qui reste pour nous l’enquête manquante dont nous sépare la conjugaison de tant de puissances hostiles. Mais, ces réserves faites, il ne faut pas refuser l’apport précieux de cette » ressemblance empirique et murmurante des choses » qu’évoque Michel Foucault à propos de l’analogie.
Si on devait citer une dernière fois le rapport d’enquête guatémaltèque, ce serait dans ce passage sur les conséquences les plus douloureuses du processus de terreur. Ce dernier est conçu de telle façon que » ceux qui violent les droits humains, dirigeants et exécutants, soient amenés à croire qu’ils le font pour le compte de la société, qu’ils agissent au nom de tous, y compris des victimes, mus non par des intérêts personnels mais par le bien suprême de la Nation « . Tel est le tribut de culpabilité collective qu’il faut acquitter à la terreur. Elle divise d’abord la communauté entre bourreaux et victimes et la réunit ensuite dans l’enfer de la complicité. Là est l’urgence d’établir les faits. A terme, les victimes finiront par se vivre comme coupables et donc les coupables comme innocents. A accepter que la vérité soit endormie comme la belle au bois, on risque qu’un douteux prince charmant, venant un jour la réveiller, ne se croie tenu qu’à une anonyme repentance.
Aujourd’hui, les rares victimes qui peuvent témoigner librement subissent, comme Nesroulah Yous de la part de journalistes français et algériens, les viles attaques d’une conspiration plus que jamais au grand jour. Soutenir les martyrs de la terreur d’Etat algérienne, c’est se dresser contre ceux qui, plantés dans la posture du Maître de la Vie imaginé par Baudelaire, leur crient sans clémence: » Vos prières, vos voeux mêmes sont des forfaits! «
Khaled SATOUR
Chargé de cours à l’ESC de Grenoble
Ancien enseignant à la Faculté de droit d’Alger
( Les citations du rapport d’enquête guatémaltèque sont traduites de l’espagnol )