Interview avec Boualem Sansal

L’actualité ça se vend, l’Algérie aussi

Boualem Sansal au «Quotidien d’Oran»

Paris: Ali Ghanem, Quotidien d’Oran, 24.septembre 2000

Cette année, une trentaine d’ouvrages sont sortis à Paris chez différents éditeurs: documents, essais et romans, écrits par des Algériens résidant en majorité en France. Ils parlent des islamistes, de l’armée, de la vie sociale, des femmes et portent tous un regard critique sur l’Algérie: aucun n’en donne une image positive. Pour les éditeurs français, l’Algérie est un fonds de commerce, et pour certains auteurs algériens bien à l’abri en France, c’est leur gagne-pain.

Pour cette rentrée littéraire, trois romans viennent de sortir. «Un garçon raté» de Nina Bouraoui; son livre l’est aussi. «Fascination» de Rachid Boudjedra; c’est de la grande littérature, c’est aussi du Boudjedra quand on connaît son univers. Il situe son histoire à l’époque de la guerre d’Algérie.

Mais l’évènement de la rentrée littéraire cette année, pour les Français comme pour les Algériens, c’est l’extraordinaire «L’enfant fou de l’arbre creux» de Boualem Sansal, aux éditions Gallimard. Tout le monde se souvient de son précédent et fameux «Le serment des Barbares» chez le même éditeur, roman dont Costa-Gravas va faire un film qui sera produit par Toscan du Plantier.

Ce dernier livre de Boualem Sansal se passe dans la prison de Lambèse. Deux détenus, un Algérien et un Français, sont enfermés dans la même cellule de condamnés à mort. Il y a aussi un enfant attaché à un arbre dans la cour de la prison. Il est beaucoup question de la violence de la vie quotidienne dans cette prison, à la limite de l’insupportable, et l’écriture de Boualem Sansal est à l’avenant. On retrouve dans ce roman l’auteur du «Serment des Barbares» avec tout son talent, son humour féroce, sa truculence et sa profondeur, loin des clichés larmoyants et des plaidoyers emphatiques sur les droits de l’homme et l’Algérie contemporaine. Romancier «débutant» – mais ô combien accompli -, Boualem Sansal est très sollicité aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. La littérature algérienne contemporaine fait son chemin dans le monde. J’ai écouté Boualem Sansal dans une conférence sur la littérature. J’ai eu plaisir à l’entendre parler de l’Algérie, sans fard mais sans dénonciation véhémente non plus, contrairement à d’autres auteurs plus complaisants à cet égard envers leur auditoire. Quand je me suis adressé à son attachée de presse dans un premier temps pour l’interviewer, elle m’a répondu: «Impossible ! Il a un programme très chargé». Je n’ai obtenu un rendez-vous que par l’entremise d’un ami commun. Boualem Sansal, la cinquantaine, physique latino, est un personnage discret, peu disert, mais passionné par son sujet. Il s’est laissé emporter par sa verve quand je l’ai interviewé. Je vous invite à lire son interview.

– Le Quotidien d’Oran: Ce n’est pas un peu fatigant de voyager, de faire des conférences et de dédicacer tes livres ?

– Boualem Sansal: C’est très fatigant. J’ai l’impression que ça ne rapporte rien de positif, c’est une répétition, une gestuelle, une mécanique froide. Je commence à en avoir assez.

– Q.O.: Et pourtant, c’est le rêve de tout Algérien de voyager, d’être à l’étranger. Donc toi c’est le contraire ?

– B.S.: A cette dose, cela ne peut pas être intéressant franchement. Finalement, je ne suis plus ni en Algérie ni en France. Je suis tout le temps angoissé par des problèmes de calendrier: partir, revenir, c’est ingérable mentalement. C’est vrai que vu de l’extérieur, à des gens qui sont coincés en Algérie, ça peut paraître mirifique.

– Q.O.: Un écrivain m’a dit: »A force de voyager et de faire des conférences, on n’a plus d’idées pour écrire».

– B.S.: Moi, je commence à avoir peur de ça. J’ai un roman en chantier, ça fait maintenant trois mois que je n’ai quasiment pas écrit une ligne. Je commence à m’angoisser. Il est temps que je rentre à Alger et que je reprenne mon travail.

– Q.O.: Je connais très peu ton itinéraire. Quel est la nature de ton travail au ministère de l’Industrie ?

– B.S.: Je suis Directeur général de l’Industrie. Je suis censé m’occuper de la restructuration du tissu industriel pour l’adapter à l’économie de marché. Les grands combinats industriels comme El-Hadjar et compagnie, il faut restructurer ça, et il faut les préparer à la privatisation. Il faut leur réapprendre l’efficacité, leur apprendre en fait, parce que je ne sais pas si à un moment ou à un autre ils l’ont su. Mais la démarche que nous suivons pour cela n’est peut-être pas la meilleure, parce que ce n’est pas à l’administration de le faire. Normalement, elle devrait faire appel à de grands bureaux d’étude spécialisés dans la restructuration, dans les privatisations. En Algérie, ça reste encore le fait de l’administration et du politique. Donc, je n’attends pas de grands résultats de ce processus de restructuration, de refondation de l’administration algérienne.

– Q.O.: A propos de privatisations, les gens disent qu’on brade l’économie algérienne au profit de certaines personnes privées qui ont des relations…

– B.S.: En Algérie, on a beaucoup utilisé ce mot: brader. Cela ne veut rien dire. On peut vendre une entreprise au prix d’un dinar symbolique; mais si elle ne vaut que cela, c’est à ce prix seul qu’on la vendra. Je crois qu’on utilise ce mot parce qu’il y a encore une idéologie socialiste, un discours rétrograde. Il faut se résoudre à vendre les entreprises à leur prix. Ce prix peut être très bas, voire nul dans certains cas, parce que l’entreprise ne vend plus rien, est endettée jusqu’au cou, a des équipements obsolètes, une production qui ne trouve pas preneur sur le marché.

– Q.O.: Venons-en à ton livre. Ton cas est un peu particulier. Hier soir, j’ai dit un peu maladroitement que tu débarques dans la littérature, et quelque part c’est un peu vrai, et je le dis d’une manière amicale. Tu fais un premier roman chez un grand éditeur (Gallimard) et c’est le grand succès. Tu as failli avoir le prix Goncourt, tu es sollicité dans différents pays…

– B.S.: Moi, c’est un vrai déluge qui m’est tombé sur la tête. Je ne m’attendais pas du tout à ça. Lorsque j’ai fini «Le serment des Barbares», j’ai envoyé le manuscrit à Gallimard. Je ne me faisais aucune illusion, je pensais qu’il allait être refusé. J’ai essayé. Quand, 3 semaines après mon envoi, j’ai reçu de Gallimard une réponse extrêmement élogieuse, vraiment très élogieuse, j’ai été surpris, j’ai commencé à paniquer. Après sa sortie, il a été très bien accueilli par la presse d’une manière unanime. Après, mon éditeur n’arrêtait pas de m’appeler pour m’annoncer que mon roman avait été sélectionné par les différents jurys de prix littéraires: le Goncourt, le Médicis, le prix Inter-Alliés, le Renaudot, le Fémina. Quinze jours après, un producteur nous a sollicités pour faire un film. Ça a été vraiment la grande surprise.

– Q.O.: Il paraît que tu as envoyé ton roman chez Gallimard par la poste. Le choix de Gallimard, qui est un très grand éditeur, c’est dû au hasard ?

– B.S.: C’est vrai que j’ai envoyé mon manuscrit par la poste. Un jour, un ami croate est venu me voir au bureau et m’a dit qu’il partait en voyage en Europe et m’a demandé si j’avais besoin de quelque chose. Je lui ai alors remis mon colis lui demandant de le poster en France à l’intention de Gallimard. J’ignorais que Gallimard était un très grand éditeur. Pour moi, c’était un éditeur comme les autres.

– Q.O.: En Algérie, tu as écrit quelques livres techniques et tu as attendu 50 ans pour publier ton premier roman. J’aimerais connaître ton cheminement par rapport à l’écriture.

– B.S.: J’ai toujours beaucoup écrit, mais au début j’ai été tenté par l’écriture dans mon domaine. J’ai fait un livre sur l’économie, j’ai fait un livre sur le turboréacteur. Puis l’Algérie a sombré dans la guerre civile. Et n’importe quel Algérien vivant en Algérie ou ailleurs s’est senti interpellé, on a cherché à comprendre: comment se fait-il que collectivement nous ayons basculé dans la violence ? Et aussi ma trajectoire personnelle: Mimouni était un ami, je le voyais écrire, j’ai suivi sa carrière d’écrivain brillant, je crois que quelque part ça m’a testé. Et comme j’avais élaboré une réflexion sur la situation en Algérie, je voulais la raconter. Au départ, je pensais écrire un essai, mais comme il me manque les outils méthodologiques, j’ai choisi pour m’exprimer la fiction romanesque.

– Q.O.: Quand j’ai dit que tu as attendu l’âge de 50 ans pour faire ton premier roman, il y a néanmoins dans «Le serment des Barbares» un travail d’écriture d’une grande qualité, et on a l’impression que tu as une grande expérience de la littérature.

– B.S.: C’est effectivement mon premier roman, mais j’ai beaucoup lu dans ma vie. Au départ, j’ai une formation classique: j’ai fait du latin et du grec au lycée, et ça m’a donné le goût de la langue, de l’étymologie, du sens. En fait, il n’y a aucune explication. J’écris comme ça et je le fais assez naturellement, encore que je travaille mon texte vraiment sérieusement, je travaille surtout beaucoup le rythme, mais je n’ai pas de recette particulière.

– Q.O.: La première fois que je t’ai rencontré dans une réception algérienne, je t’ai observé longuement: tu es quelqu’un qui ne va pas vers les gens, tu es réservé et tu parles peu. Je pense même que tu es quelqu’un de timide. Mais dans tes 2 romans, il y a une grande violence dans ton écriture. Est-ce que c’est ta manière de t’exprimer, est-ce que ce sont les situations sociales et politiques traitées qui t’obligent à t’exprimer comme ça ?

– B.S.: C’est la situation… Je suis de nature réservé, extrêmement timide, je n’aime pas du tout m’exprimer en public. Je ne crois pas jamais m’être trouvé dans une situation où j’ai été amené à m’exprimer d’une manière violente, mais c’est la situation en Algérie qui nous pousse à la violence, à la réaction forte. Moi, ma violence est proportionnelle à la violence que nous vivons. Si j’avais écrit d’une manière sobre et discrète, je crois que j’aurais écrit un très mauvais roman, très plat, très «français», ceci dit sans arrière-pensées.

– Q.O.: Alors, à propos de liberté d’expression, tu as écrit tes 2 romans sur un ton très critique. Traditionnellement, les hauts fonctionnaires ne s’expriment pas ainsi sur la situation sociale et politique. En tant que cadre de l’Etat, tu n’as pas eu de rappel à l’ordre ?

– B.S.: Non, curieusement, je n’ai rien connu de tel. C’était en 1999. Il faut se rappeler des circonstances de l’époque, le Président venait de démissionner, le gouvernement est tombé, on était en pleine période électorale, ceux qui dirigeaient en Algérie avaient d’autres chats à fouetter que de s’occuper d’un écrivain, même si à Paris il a eu du succès. Ensuite, s’il n’y a pas eu de mises en garde à proprement parler, il y a eu des réflexions plus ou moins désobligeantes des uns et des autres. La presse algérienne n’a pas été très tendre avec moi, mais ce n’était pas très méchant.

– Q.O.: Il faut reconnaître que certains journalistes ne sont pas tendres avec les auteurs qui ont du succès à l’étranger. C’est une chose que j’ai connue moi-même en tant que cinéaste.

– B.S.: Il y a peut-être de ça, probablement. Je ne sais pas comment certains journalistes ont lu, ont perçu mon livre. En tout cas, ils en ont dit beaucoup de mal. Il y a un journaliste qui est allé jusqu’à me traiter de raciste envers son propre peuple… C’est à eux qu’il faut poser la question.

– Q.O.: Ceci dit, ton succès littéraire n’est pas qu’un phénomène français, il existe aussi dans différents pays européens.

– B.S.: Je suis moi-même surpris de l’accueil reçu par mon livre dans de nombreux pays européens, ainsi qu’aux Etats-Unis et au Canada. Je reçois du courrier de journalistes de ces pays me sollicitant pour des interviews. L’Algérie intéresse tout le monde. Car il ne faut pas me prêter des qualités que je n’ai pas, c’est l’Algérie qui intéresse les gens dans beaucoup de parties du monde: les gens cherchent à comprendre.

– Q.O.: Maintenant que tu as du succès et que tu vas mieux gagner ta vie, est-ce que tu vas rester au ministère de l’Industrie ?

– B.S.: Si on ne me met pas dehors, moi je reste au ministère parce que je tiens à garder un pied dans le réel. Vivre comme ça de fiction, écrire de la fiction puis en parler ensuite à longueur de journée, à la longue, c’est appauvrissant. Si on me laisse le choix, je reste au ministère. Je demanderai cependant à mes responsables de comprendre que je suis amené à me déplacer, à être souvent absent. Je tiens à rester en Algérie, car c’est en Algérie qu’il faut écrire, c’est en Algérie qu’il faut mener le combat. Voilà.

– Q.O.: Justement, dans une discussion privée, tu disais: si je dois quitter mon pays, je n’écrirai plus sur l’Algérie.

– B.S.: Oui, absolument. Si je viens m’installer à Paris, qu’est-ce que j’ai à dire sur l’Algérie ? C’est fini, je l’ai quittée, à part pour retourner y voir ma famille et mes amis. Tant que j’écrirai sur l’Algérie, j’y resterai !

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– Q.O.: Revenons-en à «L’enfant fou de l’arbre creux». Tu as choisi un sacré sujet et dans la prison de Lambèse, un endroit bourré de symboles par rapport à la révolution algérienne. Et toi, tu mets là-dedans 2 personnages, un Français et un Algérien, plus un enfant qui est attaché à un arbre. Pourquoi ce choix ?

– B.S.: Euh… (il hésite). Lambèse est emblématique de ce qu’est devenu l’Algérie depuis 1962, c’est une grande prison. Souviens-toi, jusqu’aux années 80, on ne voyageait à l’étranger qu’avec une autorisation, on ne pouvait rien faire, on n’avait aucune liberté politique, c’était l’enfermement. L’arrivée des islamistes a encore aggravé la situation: non seulement on pouvait nous mettre physiquement en prison, mais intellectuellement, spirituellement aussi, l’Algérie était une prison. Hélas, c’est comme ça. En situant mon histoire à Lambèse, c’est l’Algérie. «L’enfant fou de l’arbre creux» peut symboliser le peuple algérien qui était infantilisé par des discours extrêmement primitifs. Il est enchaîné, aveuglé… L’arbre creux, c’est cette Algérie dont on a enlevé toute la richesse, toute la substance, c’est un arbre sec. Pourquoi un Français et un Algérien ? Parce que c’est le centre de la problématique. On a des relations compliquées avec la France. Il y a plus d’1 million d’Algériens qui vivent en France, il y a une histoire commune, ses bons côtés, ses mauvais côtés, avec ses horreurs. C’était intéressant pour moi de mettre le débat, car le roman est un débat, un échange, entre un Français et un Algérien. Chacun racontant sa vie, sa conception de l’Algérie. Voilà.

– Q.O.: Oublions les Français. On ne peut pas s’en sortir sans eux ?

– B.S.: Je ne crois pas. Nous sommes un pays sous-développé. Il faut regarder le monde moderne. On ne rentre pas dans la modernité parce qu’on le veut. La chose est extrêmement complexe. Il faut des conditions particulières, il faut de l’argent, il faut faire un pays moderne pour appeler tout un peuple à la modernité. Ça ne peut pas se faire tout seul, ce que l’on a essayé de faire en 62. On s’est dit: on est spécifiques, on va faire un socialisme, un gouvernement, une culture spécifiques. Le résultat on le connaît, une guerre civile de 8 ans qui a failli nous décimer, qui, intellectuellement et moralement, nous a détruits. On a besoin de quelqu’un d’autre. Ce quelqu’un d’autre, on a essayé avec les Russes pendant 20 ans, ça n’a rien donné. On a essayé avec les pays arabes, les pays frères et amis, ça n’a rien donné. Il faut trouver quelqu’un pour nous aider, nous mettre le pied à l’étrier, pour avoir les rudiments: qu’est-ce que c’est que la démocratie, l’Etat républicain, l’école moderne, la société civile ? C’est vrai qu’on peut apprendre tout seul, mais ça va demander 3 millénaires. Nous avons le désir et le projet d’adhérer à la zone de libre échange avec l’Europe: ça peut être un moteur et ça peut aller plus vite si nous écoutons les conseils des uns et des autres. Pourquoi la France ? Parce que la France. Nous avons une richesse colossale, c’est notre émigration. Un million d’Algériens vivent en France. Parmi eux, il y a des milliers de cadres, des médecins, des chercheurs… Donc, c’est forcément avec la France que l’on peut trouver cet effet levier dont nous avons besoin. Parce qu’on a cette émigration, parce que beaucoup de Français s’intéressent à l’Algérie, parce que les relations économiques traditionnelles, parce que l’histoire.

– Q.O.: On revient à ton livre. Toujours dans une discussion privée (rires), parce que je t’écoute quand tu parles avec les autres, tu disais que cet enfant attaché à l’arbre, tout le monde ne le voit peut-être pas. Que voulais-tu dire ?

– B.S.: Oui, cet enfant enchaîné au milieu de la cour de Lambèse, il n’existe pas: il est clair que c’est un symbole. Et les symboles ne se voient pas. On le voit seulement quand on est préparé, quand on le veut, quand on a les moyens de le voir. Donc, moi-même je me pose la question: est-ce que les gens de Lambèse, ces prisonniers qui regardent la cour à travers leurs grilles, voient cet enfant fou, ce peuple rendu fou par une politique absurde, celle que nous avons menée depuis 62, ce peuple qui est infantilisé, qui est aussi aveugle ? A un moment donné, on découvre que cet enfant, en plus d’être fou et de se trouver dans cette situation paradoxale, est aveugle. Non, on ne le voit pas, mais on le sent. Mais évidemment, lui, Pierre, le Français en prison avec Farid, le voit, car il vient de l’extérieur. Pour l’observateur extérieur, c’est relativement facile de voir que le peuple algérien a été abruti, enchaîné, aveuglé, infantilisé, démuni de moyens d’analyse et de discernement, donc en définitive détruit.

– Q.O.: Donc, le regard du peuple sur lui-même serait moins efficace que le regard extérieur des autres nations ?

– B.S.: Toujours. L’oeil extérieur est toujours plus important que son propre regard sur soi-même. On ne sait pas se regarder. Pendant une trentaine d’années, on s’est gargarisé de mots, on s’est dit que nous étions un peuple extraordinaire, on est un peuple qui fait des miracles au quotidien. On s’est assez leurrés. Il faut maintenant cesser de se regarder le nombril, il faut accepter le regard de l’autre. Le regard de l’autre n’est pas forcément objectif, mais il est important à considérer; même dans sa subjectivité, il est important à considérer. Je vais te citer un exemple. Il y a quelques mois, dans une ville du sud de la France, j’ai rencontré un jeune Russe qui avait 20 ans, un dessinateur, un petit génie dont les BD sont parvenues en France. On l’avait invité, il ne parlait pas un mot de français, il n’était jamais sorti de sa Sibérie. Il n’était en France que depuis 3 ou 4 jours. On s’est rencontré dans un dîner et il m’a parlé dans un anglais approximatif. Il m’a demandé d’où je venais et je lui ai répondu que je venais d’Algérie. Alors ce monsieur qui ne connaissait rien de l’Algérie me dit: »J’ai vu quelques Algériens à Paris, ils m’ont semblé turbulents, agressifs». Je lui ai dit que ce qu’il me disait était important pour moi. Et j’ai alors proposé de lui dire ce que je pense du peuple russe: «il est bourru, replié sur lui-même, un peu névrotique. C’est le regard que j’ai sur vous, il est probablement faux mais il est important que vous entendiez ce que vous renvoyez aux autres comme image».

– Q.O.: Toi, tu as un double regard: celui de l’écrivain et celui de l’Algérien qui vit ça au quotidien. Tu es une sorte de garde-champêtre (rires) qui regarde les problèmes et tu as envie que ça change.

– B.S.: Comme tous les Algériens qui vivent en Algérie ou ailleurs, on a envie que l’Algérie s’en sorte. On a perdu 40 ans, on a gaspillé un argent fou, on a gaspillé nos hommes, notre énergie. Il est temps maintenant qu’on regarde les choses comme elles sont, bien ou mal. Il est temps qu’on recommence à travailler, c’est pour cela que je milite. Je ne sais pas si je serai écouté, mais enfin c’est l’objectif que je me fixe.

– Q.O.: J’ai remarqué qu’il y a très peu de rapports amicaux entre les écrivains algériens. C’est un monde où l’on se méfie les uns des autres. J’ai aussi observé que les gens ne communiquent pas sur le plan politique.

– B.S.: Oui, dans une situation de violence généralisée, forcément, la méfiance devient une seconde nature. On se méfie de tout: du temps, de son voisin, de ses collègues, de ses concurrents. La méfiance est devenue notre mode de vie. On se méfie des étrangers, bien sûr.

– Q.O.: Et les intellectuels ?

– B.S.: Au niveau des intellectuels, je n’en suis pas là. Comme tu l’as dit tout à l’heure, je débarque dans l’écriture depuis un an… J’ai été frappé de voir que les écrivains algériens ne se fréquentaient pas, semblaient ne pas s’apprécier. Ils ont l’air de se jalouser. Je ne m’explique pas la chose.

– Q.O.: Qu’est-ce qui a changé dans ta vie depuis que tu écris, depuis que tu as du succès ?

– B.S.: A vrai dire, rien n’a changé. J’habite toujours Boumerdès, j’habite toujours dans ma maison, je suis toujours au ministère de l’Industrie, mon quotidien, c’est ça. C’est faire le trajet Boumerdès-Alger dans les 2 sens, passer 8 heures de travail au bureau, sur mes dossiers, rencontrer les mêmes personnes. Bien sûr, je viens souvent en Europe, j’ai quelques activités mondaines, mais je ne me laisse pas prendre à ce jeu-là. Ça n’a aucune influence ni sur mon mode de vie, ni sur mon caractère, ni sur ma façon de regarder le monde.

– Q.O.: J’arrête de te casser les pieds avec mes questions. Qu’est-ce que tu as à dire, toi Boualem Sansal, de particulier aux lecteurs du Quotidien d’Oran ?

– B.S.: Qu’est-ce que je peux dire ? (Il hésite, il réfléchit). Peut-être en particulier pour les jeunes. C’est de ne plus compter sur l’Etat. Parce qu’on a aussi ce défaut, tous, que nous soyons cadre ou pas cadre, artiste ou pas, c’est de tout attendre de l’Etat. Il est temps maintenant que chacun à son niveau, on se prenne par la main, qu’on fasse notre petit chemin tout seul. L’Algérie, jusqu’à présent, était faite par les politiques, par les partis au pouvoir, il est temps qu’elle soit faite par les citoyens eux-mêmes, pour accéder à la citoyenneté et puis bâtir. On commence à voir ça sur le plan économique. Il y a des gens qui investissent, qui galèrent en Algérie, mais qui avancent. Dans les autres domaines, c’est encore le désert. Les gens disent: «L’Etat ne fait rien. Il faut que l’Etat nous aide». Mais l’Etat n’a plus les moyens.

– Q.O.: Allez, ciao, bonne route !

L’enfant fou de l’arbre creux – Editions Gallimard

 

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