Mohammed ne m’a pas tuée

Mohammed ne m’a pas tuée

Le livre Confession d’Elisabeth Schemla marche bien à Alger. Les exemplaires mis en vente dans les principales librairies se sont arrachés. Les Algériens seraient-ils masochistes ? Il faut le croire dès lors que leur passé et leur présent sont passés au pilon par une représentante du ghota politico-médiatique français qui aime l’Algérie sans les Algériens. Mieux, son livre procède d’une stratégie politique globale, nous dit Salima Ghezali.

Salima Ghezali, Libre Algérie, 8-21 mai 2000

Le journal d’Elisabeth Schemla est – à l’image de toute « guerre d’Algérie » vue de France – un bourbier dans lequel l’auteur lui-même patauge à mi-chemin entre l’écriture thérapeutique et l’écrit de propagande.

Sont jetés à la face du lecteur pêle-mêle :

– Le désir de meurtre du frère : « (…) car mon vou le plus ardent – Que Philippe disparaisse – s’est réalisé quand j’ai eu six ans. Par jalousie, j’avais déjà tenté de l’exaucer, du moins est-ce ainsi que cela s’est inscrit dans ma mémoire, en le poussant dans le dos du haut d’un escalier. »

– L’image, nécessairement trouble, du père que les déclamations amoureuses de l’auteur voudraient rendre à une « pureté » qui, de toute évidence, lui manque : « Tu portes la kippa, le soir du Seder de Pâque. Tu lis le livre de prières en hébreu avec l’oncle Sauveur. Tu dis : « Amen… » Je t’observe. Je suis mal à l’aise. Tout se brouille. Il me semble que tu es étranger à Richard qui porte sa blouse blanche impeccable de chirurgien, imprégnée d’une puissante odeur d’éther… » (p. 35)

Ce passage est à lui seul un puits d’informations sur l’origine des poussées éradicatrices de Schemla et laissent songeur… L’usage des qualifications n’est jamais neutre. La blancheur « impeccable » de la blouse et l’odeur « puissante » de l’éther prennent toute leur charge « purificatrice » lors de la visite de Schemla à Khenchela sur les traces de ses ancêtres.

Le cliché indispensable pour faire « couleur locale » trébuche sur les approximations :

« Comme leurs mères et sours, les femmes juives, ma grand-mère, mes tantes roulaient à la main le même couscous dans la kesra (sic) sur le kanoun allumé (re-sic), et broyaient au pilon les épices dont les saveurs allaient se mêler au goût de l’anisette. » (p. 302)

Mais l’aveu n’est pas loin, arraché post-mortem à un père qui ne l’aurait peut-être jamais fait :

« Ces cieux bornés n’ont d’autre poésie que celle de l’enfance perdue. Tu es de Khenchela, mais pour un peu, tu aurais crié à tue-tête en jouant au foot dans une rue de Paris ou de Constantine : « Vive la France ! » Ta dette est infinie, au-delà de Drancy, de Vichy. » (p. 314)

Elisabeth n’aime pas cet univers des origines, et à l’instar de nombreux Algériens (après l’indépendance… que certains voudraient transformer en simple décret Crémieux pour élus plus méritants que la masse des indigènes), elle remercie la France là où il serait plus judicieux de voir les stigmates de l’exclusion. En comptant avec l’aliénation.

Comme tous les « assimilés » de toutes les cultures et de toutes les religions, Schemla ne veut pas « voir » avec des yeux d’indigène, elle est définitivement du « côté du manche ». Ses interlocuteurs privilégiés qui ne cessent de lui répéter l’irrécusabilité de son algérianité se gardent bien d’appliquer à l’algérianité en question l’exigence qu’un des pères du sionisme dont se revendique Schemla applique à la judéité : « Il ne faut pas laisser aux assimilationnistes le soin de demander l’émancipation des juifs. (…) On m’a élevé comme un chrétien, on m’a appris à n’être pas juif, à me séparer orgueilleusement de ceux des juifs qui n’ont pas connu les bienfaits (ironie) de l’émancipation et qui sont insultés et bafoués comme esclaves et non comme des citoyens libres. Je ne me sentais pas juif. Aujourd’hui, je sens que je dois l’être (qu’il faut que je le sois), que je dois retourner d’où je suis sorti et que je dois recréer ma personne intellectuelle et morale. J’appartiens à un groupe, je vais y rentrer, le servir tout en servant l’humanité. » (Bernard Lazare in le Fumier de Job). Il suffirait de remplacer le mot « juif » par « Algérien » et « chrétien » par « Français » pour voir avec des yeux d’indigène. Mais là n’est pas le propos de Schemla.

Babeth s’en va-t-en guerre contre les islamistes et, au-delà de ces derniers, contre le FLN et tout ce qui a troublé ou pourrait troubler sa quiétude d’enfant protégée par le décret Crémieux et les parachutistes.

C’est alors que l’alibi journalistique est invoqué pour que la description, partiale et truffée d’erreurs, d’aujourd’hui soit le prétexte pour lancer des « obus » contre les vainqueurs d’hier et contre ses adversaires d’aujourd’hui.

Les erreurs d’abord dont il faudrait déterminer pour certaines si elles ne sont pas tout simplement des mensonges :

– Page 229 : « Le MSP qui a appelé à voter Bouteflika lors du deuxième tour des présidentielles… » Le grand reporter Schemla ne sait donc pas qu’il n’y eut qu’un tour, et quel tour !

– Page 182 : « L’agressivité, la brutalité paraissent les modes d’expression normaux… Le ministère des Affaires religieuses était également en charge de la Santé. Comment une telle aberration a-t-elle été possible ? Bien sûr, Bouteflika a l’intention de commencer à remettre de l’ordre… »

C’est vrai, même à Schemla on ne souhaiterait pas un séjour dans certaines de nos structures sanitaires mais… c’est pas bien de mentir, Babeth, et de faire dans le racisme anti-musulman primaire en traficotant les faits : le ministère des Affaires religieuses n’a jamais été « en charge de la Santé » !

– Page 202 : « On lit aussi dans les manuels scolaires comment il faut égorger la femme adultère : avec un couteau mal aiguisé pour que ça fasse plus mal. » Les sources ! « Grand reporter », les sources !

Mais d’emblée, Schemla avait annoncé la couleur, elle vomit les islamistes : « (…) leur montée en puissance en 1990 dans mon Algérie natale, le rejet physique et intellectuel qu’ils m’inspirent. » (p. 13) et son choix pour le journalisme n’est pas une quête de vérité mais une arme : « Il était clair pour moi que des colonnes de texte avaient autant d’impact qu’un obus. » (p. 31) Elisabeth s’en va-t-en guerre ! Et tant pis si la guerre est sale. Elle a choisi son camp. Et ce n’est pas celui des mères de disparus (qui ne manifestent pas le lundi et le jeudi Babeth ! mais le mercredi devant l’Observatoire des droits de l’homme qui n’est qu’à quelques dizaines de mètres de l’hôtel El-Djazaïr où Schemla a emmené sa maman séjourner) « (…) ils présentent les mères de disparus qui manifestent chaque lundi et chaque jeudi à Alger comme les héritières des « folles de Mai » d’Argentine. (…) Tout cela est écourant, honteux pour les mères argentines dont les enfants disparus défendaient la démocratie. » Tout  » Grand Reporter qu’elle soit Schemla ne sait donc pas que l’Association des mères de la place de Mai a apporté son soutien et exprimé sa solidarité aux mères de disparus aglériens lors de la célébration du cinquantenaire de la Déclaration universelle , UNIVERSELLE, Babeth , des Droits de l’homme au Palais de Chaillot où les algériennes ont accueilli à coup de you_you ( hé oui ! ) l’annonce de la possible extradition de Pinochet vers l’Espagne pour qu’il y soit jugé .

Schemla ne nie pas pour autant l’ampleur de la répression : « Aucun doute que les ninjas et autres services de police et de sécurité ont utilisé rafles, tortures et tout l’arsenal des horreurs, surtout au début de la répression, pour venir à bout des islamistes. Aucun doute qu’ils n’ont pas fait dans le détail puisqu’ils ont même considéré qu’une collectivité entière pouvait être responsable pour un de ses membres, soupçonné à tort ou à raison. » (p. 278)

Après ces accusations très graves de représailles collectives qui sont portées contre les services de sécurité (et c’est sans guillemets), la journaliste conclut : « Cent mille morts d’un côté et quatre mille de l’autre, voilà qui devrait dispenser de tout commentaire tordu. » Schemla, qui use et abuse des « commentaires tordus » comme celui-ci, ne nous dit pas comment le « grand reporter » a fait pour établir la responsabilité des uns et des autres dans cette comptabilité macabre. Encore plus grave, derrière la dispense de « commentaires tordus », il y a l’absolution des crimes commis contre les islamistes. Elle reprend ainsi à son compte le principe nazi qui veut qu’il n’y ait « pas de poursuites obligatoires pour des actes commis contre des civils ennemis, même si ces actes sont des crimes ». (Adolf Hitler) Principe qui fut du reste largement utilisé par l’armée coloniale française.

Annoncé et écrit comme un journal, le livre de Schemla procède d’une stratégie politique plus globale. Le présent comme le passé sont, dans un étrange patchwork propice à toutes les contrevérités, triturés et malmenés dans la seule optique de justifier une démarche politique : celle de son militantisme en faveur d’un anti-islamisme virulent suivi du soutien à la démarche de concorde civile de Bouteflika. Les deux attitudes sont sous-tendues par une troisième qui porte sur le « retour » des pieds-noirs. Les choix politiques de l’auteur s’ils sont « assumés » ne sont pas pour autant politiquement argumentés. Et c’est dans cette éviction de l’argumentation politique au profit d’un subjectivisme où souvenirs, clichés faciles et jugements à l’emporte-pièce foisonnent que réside l’arnaque qui consiste à dire aux Algériens, y compris à ses amis politiques, qu’elle les aime (on sait pourtant que « l’amour n’est pas une catégorie politique », selon le mot d’Hannah Arendt) en les instrumentalisant jusqu’à la caricature : « (…) les objectifs sociaux et politiques étaient porteurs de tout ce que j’aurais moi-même défendu dans cette Algérie où j’aurais dû vivre ma vie si les hommes n’en avaient pas décidé autrement. » Quand le regard qu’elle porte sur eux, sur leur histoire et sur leurs misères a pour seule finalité de faire un retour sur la glorification de ses souvenirs dans une insistance malsaine.

A l’occasion d’une célébration du 1er Novembre en Kabylie, E. Schemla, qui prend politiquement position dans le conflit d’aujourd’hui, a aussi une position dans le conflit d’hier.

« Dans les vitrines, des armes, des munitions et des grenades artisanales, comme j’en ai tant vu dans de semblables musées. Je n’aime pas celles-ci. Aussi fortement que j’ai rejeté la dégradante et assassine rage des pieds-noirs, aussi sûrement que, colonisée, j’aurais été une terroriste, je n’éprouve pas l’ombre d’une complicité avec la foule qui se presse et se penche sur cet arsenal qui devait tuer les miens, malgré tout. »

L’évocation mièvre d’un souvenir est (encore) supposée faire passer : « De Hassiba Ben Bouali à Didouche Mourad, presque tous étaient des jeunes gens, à peine plus âgés que Mohammed, un adorable garçon de la Colonne Voirol qui avait un béguin pour moi et qui, pour rien au monde, n’aurait touché à un seul de mes cheveux. »

Position qui apparaît très nette un peu plus loin, quand il s’agira justement de l’essentiel : « (…) condamner tout entière la France coloniale, tu le sais, je ne le peux non plus. C’est comme si tu me demandais de renier mon père qui a vécu ici jusqu’à ce que les Algériens lui prennent le fruit de son travail, alors qu’il souhaitait rester parmi eux. »

Voilà qui est dit sans craindre de se contredire pour une Schemla qui confiait dans ce même ouvrage que son père sollicité à diverses reprises par Ben Bella avait refusé de revenir.

Mais pour Schemla, comme pour tout l’univers égoïste et si petit de ceux dont elle trahit jusqu’aux confidences les plus minables et qu’elle met en scène dans son journal, il n’y a peut-être qu’à se souvenir (puisque c’est à la mode !) de cet ouvrier marocain combattant dans les rangs du FLN (et exécuté en même temps que Lakhlifi Mohamed pour qui Khroutchev, le roi Mohammed V et des intellectuels de renom s’étaient mobilisés sans arriver à faire fléchir les bourreaux), Abdelkader Ben Hadj, qui répondit au commissaire du gouvernement qui lui annonce son exécution et le prie d’être courageux :

– « Je t’emmerde. Vive l’Indépendance ! »