Les vrais défis de Bouteflika
Les vrais défis de Bouteflika
William B. Quandt
Quelles sont les grandes données politiques et socioculturelles du pays que prend en charge le nouveau chef de l’État ? Un état des lieux par l’universitaire américain William B. Quandt.
La population algérienne actuelle est nettement plus nombreuse qu’à l’indépendance. Elle est plus jeune, plus instruite, en meilleure santé et plus urbaine. Chiffrée à 10 millions en 1962, elle a franchi la barre des 30 millions. L’espérance de vie, qui était de 47 ans en 1962, est passée à 67 ans au début des années quatre-vingt-dix. La proportion d’adultes alphabétisés, évaluée à 25 % en 1970, se situait autour de 60 % au début de la décennie. Le revenu par habitant, en termes de pouvoir d’achat, a triplé entre 1960 et le début des années quatre-vingt-dix, passant de 1 200 dollars à plus de 3 500 dollars. La mortalité infantile a chuté dans le même temps de 168 à 55 . La majorité des enfants en âge d’être scolarisés le sont et un nombre significatif d’entre eux poursuivront des études supérieures. La plupart de ces changements sont à mettre au compte de la politique suivie par l’État. La part des dépenses affectées à la santé et à l’éducation est passée respectivement, entre 1960 et 1990, de 1,2 % à 5,4 % et de 5,6 % à 9,1 % du PIB. Dans les années quatre-vingt, on estimait que 40 % des ménages les plus modestes percevaient 18 % des revenus. Les 20 % supérieurs étaient sept fois mieux lotis que les 20 % inférieurs. Ces disparités paraissent surprenantes pour un pays dit socialiste, mais l’Algérie figurait encore parmi les nations égalitaires. Une jeunesse vouée au chômage. Cette sorte de comptabilité ne se suffit jamais à elle-même, mais elle donne une idée générale des changements intervenus en trente ans. Une étude comparative permet de mettre en lumière une série de faits marquants : d’autres États moins riches ont mieux fait en matière de développement humain ; l’Algérie ne se classe, en 1997, qu’à la 82 e place de l’index du développement humain, qui prend en considération la richesse, le niveau d’éducation et l’espérance de vie ; en revanche, elle compte dix-sept places de mieux si l’on se réfère à son PIB par habitant ; à niveau égal de richesse, d’autres pays ont amélioré de façon plus nette leurs indicateurs sociaux. Cela signifie probablement que l’Algérie a surinvesti dans l’industrialisation au détriment de l’éducation et de la santé, même si des progrès appréciables ont été enregistrés dans ces deux secteurs. C’est également l’illustration de son incapacité à transformer la richesse en progrès social, trait caractéristique des pays producteurs de pétrole.
En observant les différents indicateurs économiques, on constate, par ailleurs, que la croissance a été relativement rapide entre 1965 et 1980 (4,2 % de moyenne annuelle). Entre 1980 et 1992, la progression annuelle moyenne du PIB a été négative : 0,5 %. Ce n’est que depuis 1994 que la croissance est de retour, avec un pic de 4 % en 1996. Mais si l’on tient compte de l’évolution démographique actuellement de 2,2 % par an , la croissance par habitant a été beaucoup trop lente, voire négative, notamment durant les pires moments de la crise récente.
Lorsqu’une économie en expansion et une société en pleine mutation perdent brutalement leur élan presque toutes les théories sur la révolution mettent l’accent sur ce point , les risques de troubles se multiplient. L’espoir d’une vie meilleure est subitement réduit à néant. Cela a pour effet de provoquer une vague de mécontentement qui peut rapidement se transformer en mouvement de protestation avec, à la clé, des manifestations et des émeutes, l’émergence d’une nouvelle force politique (le Front islamique du salut en l’occurrence), ou, comme en Iran, une révolution. La concomitance de la crise algérienne et de l’effondrement, en 1986, des cours du pétrole n’est pas une simple coïncidence. La simultanéité de ces deux événements prouve qu’une économie fondée sur l’exploitation du pétrole est à la merci de facteurs extérieurs.
En hausse entre 1960 et 1970, le taux de croissance démographique a commencé à se stabiliser, pour finalement décroître, à la fin des années soixante-dix. Tous ceux qui étaient nés dans les années soixante rejoignaient la population active au cours des années quatre- vingt. Il était prévisible dans ces conditions que la demande d’emplois augmentât considérablement durant cette décennie.
Malgré la baisse de la natalité à la fin des années soixante-dix, le nombre d’Algériens arrivant sur le marché de l’emploi ira grandissant jusqu’à 2005, après quoi il commencera à se stabiliser avant de décliner progressivement. Ce n’est que vers 2025 que les départs à la retraite seront plus nombreux que les arrivées sur le marché du travail. Mais pour la prochaine génération, les conséquences de l’explosion démographique constituent un défi majeur. Les incertitudes concernant la place des femmes dans le monde du travail pourraient assombrir le tableau. L’Algérie, dans ce domaine, est à la traîne des pays arabo-musulmans, mais cette situation devrait logiquement évoluer.
Philippe Fargues, dont les recherches ont servi de base aux généralités mentionnées ci- dessus, estime que le déséquilibre démographique persistera encore l’espace d’une génération et continuera à nourrir des troubles politiques aussi longtemps que les cohortes de jeunes instruits s’insurgeront contre leurs aînés. Les facteurs socio-économiques responsables du contexte politique extrêmement difficile de la fin des années quatre-vingt ne cesseront pas à court terme de faire ressentir leurs effets. Cela ne signifie pas qu’il n’existait pas d’autre voie possible, mais les solutions à la crise algérienne qui est à la fois sociale, économique et politique ne coulent pas de source.
Des militaires attachés à leurs prérogatives.
Personne ne contestera le rôle dominant joué par l’armée dans l’évolution politique du pays.
À peine l’indépendance était-elle acquise qu’elle évitait au pays une guerre civile. D’Ahmed Ben Bella à Liamine Zéroual en passant par Houari Boumedienne, Chadli Bendjedid, Mohamed Boudiaf et Ali Kafi, elle est intervenue de façon décisive à chaque période de transition pour déterminer qui devait prendre la direction du pays. Quiconque veut faire la lumière sur la vie politique algérienne actuelle ne peut ignorer l’influence de généraux tels que Tewfik Médienne, Mohamed Lamari, Mohamed Betchine et Khaled Nezzar. Certains déclarent non sans raison que ces hommes influents incarnent les luttes inextricables entre factions rivales.
Ceux-là même qui approuvent le rôle joué par l’armée en arguant du fait qu’elle a sauvé le pays d’une révolution islamique en 1991 révolution qui aurait immanquablement débouché sur une guerre civile et causé des pertes encore plus élevées que celles enregistrées à ce jour s’empressent d’ajouter que les généraux n’ont pas les qualifications requises pour remplir des fonctions politiques. Boudiaf, qui ne faisait pas partie de l’armée, savait se mettre à l’écoute des gens, parler leur langage et faire usage de persuasion.
Zéroual, en revanche, s’est tenu en retrait, a rarement cherché à expliquer son action et s’est accommodé de la présence des généraux. Beaucoup ont noté que, durant la vague de massacres survenus en 1997, Zéroual ne s’est jamais rendu sur les lieux des tueries pour présenter ses condoléances aux familles ou dans les hôpitaux pour s’enquérir de la santé des blessés, se contentant d’intervenir à la télévision pour marteler que l’armée était sur le point d’éliminer le « terrorisme résiduel ».
Comment l’armée peut-elle, compte tenu de son importance dans la vie politique, se retirer de la gestion quotidienne des affaires et assumer de manière plus discrète sa mission de gardienne de l’État et de protectrice de la Constitution à l’instar de ses homologues turque, pakistanaise ou même chilienne ? Il est peu probable qu’elle accepte du jour au lendemain de se mettre sous la tutelle d’un régime civil comme ce fut le cas en Argentine, en Espagne ou en Grèce.
Les sceptiques allégueront, en effet, que les militaires algériens et leurs alliés civils n’ont aucune raison d’abandonner leurs positions dominantes. Non seulement parce qu’ils se considèrent comme les gardiens de la nation, mais aussi, et surtout, parce qu’ils ont su en tirer le meilleur parti. De nombreux observateurs, particulièrement en France, ont évalué dans le détail les avantages financiers que l’ establishment s’est octroyés. Le phénomène de l’enrichissement personnel a entamé l’image de personnalités tel le président éphémère du Haut Conseil d’État, Ali Kafi, dont le fils paradait au volant d’une voiture de luxe dans les quartiers aisés d’Alger. Un général, Mustapha Ben Loucif, impliqué dans une affaire de corruption, a même été épinglé, mais chacun sait que ce n’est là que la partie visible de l’iceberg.
[…] Il ne fait guère de doute que l’armée cherchera à préserver ses intérêts. Elle aura à cur de conserver ses prérogatives en matière de promotion individuelle et de gestion interne, et insistera pour obtenir l’immunité qui l’absoudra de ses excès durant la longue campagne contre les islamistes armés. L’expérience d’autres pays a montré combien cette question est délicate. […] Le Chili est parvenu à écarter les militaires en leur donnant des assurances de cet ordre. La Corée du Sud, en revanche, a traduit en justice d’anciens caciques dont des généraux accusés d’avoir violé les droits de l’homme. La Turquie, elle, a opté pour une solution intermédiaire : les militaires y jouent un rôle politique de premier plan sans participer à l’administration du pays.
[…] Tout homme politique avisé et extérieur à l’armée devrait réfléchir à un accord offrant des garanties et non un droit de veto à l’armée.
L’autre possibilité consisterait à mettre sur pied une institution qui confinerait l’armée dans son rôle de gardienne de l’État et de l’ordre constitutionnel une sorte de conseil de sécurité. […] Un processus démocratique inachevé.
Quels enseignements peut-on tirer des réformes de la dernière décennie ?
La conclusion la plus communément admise est également la moins convaincante : la démocratisation prématurée dans un pays musulman conduit au triomphe des forces islamistes non démocratiques. Telle est la leçon que les politiques et les spécialistes ont tirée des élections algériennes de 1991. En réalité, les islamistes, aussi puissants fussent-ils, n’ont pas recueilli une majorité absolue et n’ont jamais réussi à se prévaloir du soutien de plus d’un tiers, voire d’un quart, de la population totale. La supériorité des islamistes, en tant que front d’opposition élargi, n’est pas tant numérique qu’organisationnelle.
Une autre conclusion, plus analytique, semble autrement mieux fondée : le populisme et l’égalitarisme nés de l’ère coloniale et de la Révolution laissent un héritage qui n’est pas de nature à favoriser une transition démocratique. L’égalité est une valeur cardinale de la théorie démocratique, mais la pratique démocratique requiert une différenciation et une hiérarchie sans lesquelles l’organisation d’une compétition entre des groupes d’intérêts différents n’est pas possible. Or les sociétés farouchement égalitaires semblent éprouver les pires difficultés à constituer de tels groupes. Du coup, la vie politique tend à s’articuler autour de clans ou de petits partis qui se réduisent le plus souvent à des groupes d’amis. Dans ces conditions, le pouvoir finit par échoir à ceux qui réussissent à former une organisation hiérarchisée. […] Autre enseignement de l’expérience algérienne : le choix des institutions durant les périodes de transition revêt une importance cruciale. L’élite dirigeante a commis, à cet égard, deux erreurs majeures. La première concerne le système électoral adopté lors des législatives de 1991. Dans l’espoir d’affaiblir les conservateurs du FLN, les réformateurs ont opté pour le scrutin majoritaire à deux tours, provoquant le raz-de-marée électoral du FIS. Une dose de proportionnelle eût-elle été instillée que l’issue du scrutin aurait été plus acceptable pour un grand nombre d’Algériens et plus représentative des différents courants de pensée. Il est, en effet, particulièrement important, au tout début d’une transition démocratique, de permettre à une large palette d’opinions d’être représentées. Les réformistes algériens ont manqué le coche en cherchant à déjouer les manuvres de la vieille garde du FLN et des radicaux du FIS. Leur échec a ouvert la voie au retour des militaires.
Depuis 1992, d’autres réformes institutionnelles ont été effectuées pour éviter que le scénario de décembre 1991 ne se reproduise. Les pouvoirs du président ont été étendus, au point que les législatives, quand bien même elles seraient régulières, n’ont guère d’impact sur la politique gouvernementale. Un meilleur équilibre entre la fonction présidentielle et le rôle des parlementaires c’est-à-dire entre l’autorité de l’État et la représentation eût augmenté les chances de réussir la transition démocratique.
Par ailleurs, le renforcement des institutions de la société civile et de l’État de droit est une composante essentielle du processus de démocraisation. Mais il leur faut du temps pour s’enraciner et gagner en crédibilité dans une société où l’État est tout-puissant. Durant la brève ouverture démocratique, la multiplication des activités a révélé la vitalité potentielle de la société civile. Mais ces « bourgeons » annonciateurs du printemps démocratique se sont desséchés dès 1992. […] La violence qui a ravagé la société algérienne au cours des dernières années n’est pas imputable, selon moi, à un atavisme ou à un quelconque trait culturel, mais résulte plutôt d’une politique sociale désastreuse qui a condamné des centaines de milliers de jeunes Algériens à vivre dans des conditions matérielles déplorables. Seule une petite minorité de ces laissés- pour-compte a pris les armes. Mais la brutalité de la répression n’a fait qu’accroître le nombre d’extrémistes pour qui la fureur meurtrière a tôt fait de devenir une règle de conduite.
Il existe plusieurs types de violences : certaines obéissent à des motivations politiques le renversement d’un régime impopulaire , ou personnelles une vendetta dont l’origine peut remonter parfois à la période révolutionnaire. D’autres ont pour origine l’appât du gain, ce qui explique que certaines terres parmi les plus riches aient été le théâtre d’atroces massacres avant d’être désertées par leurs habitants. Enfin, il en est qui résultent de l’action ou de l’inertie d’un gouvernement qui ne répond plus de la sécurité de ses citoyens. Sous prétexte qu’il luttait contre le terrorisme, le régime a, en effet, bafoué les droits de l’homme, violé les procédures et abandonné à leur sort les populations exposées.
[…] Changer la nature du régime demeure l’un des défis majeurs des Algériens. Ce n’est pas par une révolution, comme l’a envisagé au départ le FIS, qu’ils y parviendront, mais par la recherche d’un compromis entre les différents courants de la société algérienne, ou à tout le moins entre ses grandes composantes : nationalistes, régionalistes, islamistes, démocrates et militaires. Chacune de ces forces politiques devrait pouvoir tenir sa place dans l’Algérie démocratique de demain, sous réserve que l’on ait refréné, avant d’y mettre un terme, le cycle de la violence. Seule l’action politique menée par une nouvelle élite imaginative et responsable peut conduire à une telle éventualité.
Une classe politique médiocre.
Il est à prévoir que la majorité des 20-30 ans gardera durablement ses distances avec le système politique. Nombre d’entre eux savent, en effet, qu’ils ne trouveront jamais un emploi productif qui leur permette de se loger décemment et de fonder une famille. Dans vingt ou vingt-cinq ans, cette classe d’âge sera proche de la retraite tandis que ceux qui arriveront sur le marché du travail trouveront un emploi plus facilement. Cela contribuera à tarir la base sociale dans laquelle recrutent les mouvements politiques extrémistes. Quelle que soit la qualité des futurs gouvernements, la génération perdue continuera un certain temps à poser de gros problèmes. Il n’est pas exagéré de dire que la crise algérienne est due, dans une large mesure, au développement économique et au progrès social.
[…] Nul doute qu’un retour rapide à la paix civile devrait faire renaître la confiance au sein de la population.
Les Algériens demeurent en tout cas extrêmement fiers de leur pays et décidés à peser sur son destin. Ils sont unanimes, même au plus fort de la crise, à juger la presse locale et l’Assemblée nationale plus libres que celles de leurs voisins. Il s’écoulera des années avant qu’une démocratie à part entière ne voit le jour en Algérie, mais c’est précisément parce que toutes les autres expériences se sont révélées désastreuses qu’une telle éventualité est devenue possible.
L’Algérie n’a pas eu de grands dirigeants. On peut même dire que la crise, bien que d’origine socio-économique, a été aggravée par la médiocrité de sa classe politique. L’esprit de clan et l’intérêt personnel l’ont emporté sur le sens civique. Mais les Algériens, qui sont un peuple tenace et obstiné, finiront bien par faire entendre leur voix. Avec le temps et l’expérience, leurs dirigeants en viendront à admettre que la paix sociale n’est possible qu’à partir du moment où tous les courants de la société ont voix au chapitre. Pour l’heure, l’Algérie doit être considérée comme un pays au seuil d’une transition difficile. Mais il ne serait pas étonnant qu’elle parvienne à se doter d’un gouvernement responsable et représentatif bien avant d’autres pays de la région. C’est à la fois ce que je prévois et ce que je lui souhaite.
© Brookings et Jeune Afrique
Traduit par Tarek Moussa .
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