Après l’election présidentielle
Paris, mercredi 28 avril 1999
Après l’élection présidentielle
Amr El Mountasser
OF WHAT IS THAT FOOLS MAKE SUCH VAIN KEEPING ?
SIN THEIR CONCEPTION, THEIR BIRTH WEEPING,
THEIR LIFE : A GENERAL MIST OF ERROR,
THEIR DEATH : A HIDEOUS STORM OF TERROR.
John Webster – Duchess Of Malfi
En dépit d’une actualité internationale plutôt chargée et centrée sur la guerre dans les Balkans, l’intérêt médiatique et politique dont a bénéficié l’élection présidentielle algérienne illustre une fois encore la considération portée à l’évolution – funeste – de ce pays et montre qu’il semble être encore, dans la presse tout au moins, un élément important de la géopolitique régionale.
On peut observer que, dans l’affaire algérienne, l’appréciation des médias internationaux parait nettement plus tranchée que celle des milieux dirigeants des pays démocratiques. La dernière élection présidentielle prouve que l’attitude de ces derniers semble marquée – surtout en Europe – par un attentisme producteur d’euphémismes très en deçà d’une évaluation franche, fondée sur les faits, de la situation en Algérie.
Faut-il dès lors en incriminer l’opposition algérienne qui faute d’une stratégie « diplomatique » n’arrive pas à sensibiliser les milieux internationaux sur la vérité du drame algérien ou bien n’y voir que le fruit d’une collusion d’intérêts entre les milieux officiels étrangers et algériens ? Il serait facile d’opter pour cette deuxième affirmation. Fut-elle partiellement vraie, elle ne diminuerait pas la responsabilité de l’opposition algérienne dans l’insuffisance du travail « diplomatique » qu’elle a accompli, ou à tout le moins, de communication externe qui lui reste à accomplir. Autrement, il s’avérerait qu’elle serait la première à s’enfermer dans le « localisme » voulu par le régime et donnerait la preuve qu’au lieu d’être un relais d’ouverture de la jeunesse algérienne sur le monde et la modernité, elle apparaîtrait comme un relais objectif d’un pouvoir qui voudrait faire de l’Algérie une citadelle privée. Le défi pour l’opposition algérienne se situe aujourd’hui dans sa capacité à refléter l’état de la société plutôt que les débats d’appareils.
Le régime dans sa vérité
Il est apparu pendant la campagne que trois candidats – Aït Ahmed, Hamrouche, Taleb Ibrahimi – parmi les six, sont portés par les courants politiques dominants dans la société. Par rapport au premier tour des dernières élections législatives libres de 1991, l’encadrement du FIS a évolué en grande partie vers des formes de modernité exprimées par Taleb Ibrahimi pendant que son électorat soutient en partie aussi bien le réformisme radical de Hamrouche que l’exigence de rupture avec le pouvoir militaire du FFS. Le gros des troupes qui se sont abstenues en 1991 a manifesté durant la campagne électorale sa défiance profonde vis-à-vis de l’armée et surtout des partis préfabriqués (HMS, RCD, etc.) qui se sont dévoilés en se portant (plus ou moins directement) derrière Abdelaziz Bouteflika.
Poussée par ses recompositions, la campagne électorale a progressivement évolué vers le rejet global du régime. Dans la logique de cette mécanique, les candidats (même si certains le voulaient) ne pouvaient plus envisager de compromis avec le pouvoir. Là réside l’explication de leur retrait.
Le retrait des 6 candidats a été interprété par les médias – même pour les plus modérés d’entre eux – comme l’indice que l’enjeu essentiel de la crise algérienne ne réside pas dans la confrontation idéologique d’une « modernité » (pouvant couvrir des conduites répressives sanguinaires) à un obscurantisme islamiste (réputé être encore plus barbare) mais bien dans la nature d’un pouvoir totalitaire qui ne tolère aucun exercice démocratique. Si la dernière élection présidentielle a mis à jour une question fondamentale, c’est bien celle-là.
Même si la réalité de cette contradiction n’est pas toujours clairement formulée par les médias, les conditions scabreuses de l’élection de M. Bouteflika montrent indiscutablement que le noeud gordien de la crise algérienne se situe ailleurs que dans les conflits idéologiques.
Il convient de noter à cet égard que les journalistes et les experts ont quasiment passé sous silence la dimension « islamo-sécuritaire » jusqu’alors utilisée pour masquer la réalité de la crise algérienne et mis plutôt en avant l’aspect affairiste et corrompu de la classe au pouvoir avec pour contrepoint l’appauvrissement généralisé de la population. Manifestement, une des premières conséquences pour le régime, déjà en fort déficit de crédibilité externe, est la remise en question de ce qui a fondé l’alpha et l’oméga de sa légitimité externe : la guerre contre l’islamisme armé et l’annihilation de l’intégrisme. Il demeure qu’entre-temps le régime (et ses relais externes, en particulier les intellectuels et les médias « d’élite » français) aura su fait passer 100 000 morts par pertes et profits.
Le candidat « officiel » a bénéficié de soutiens officiels déclarés. Sa campagne électorale a été conduite de manière officielle. Comme il est d’usage, les taux de participation au scrutin ont été déterminés dans des officines « officielles ». Cette élection illustre de bout en bout et avec éclat les méthodes illégales et manipulatrices du régime, de ses dirigeants et de ses relais.
L’opinion publique algérienne n’a, bien sur, pas attendu cette élection ni les événements qui se succèdent depuis octobre 1988 pour appréhender le régime dans sa vérité : une dictature militaire corrompue, cynique, violente, archaïque et même délinquante au plan international. L’arrêt brutal, par les blindés, en juin 1991 de l’ouverture démocratique de 1989 a, depuis neuf ans, consommé le divorce entre la société et le pouvoir. La dernière élection-plébiscite l’a rendu irrémédiable.
La campagne, rencontre du peuple et de l’opposition
En entretenant l’illusion d’une opposition virtuelle (HMS, RCD…) le régime a pu maintenir sous l’étouffoir toutes les revendications d’une société, condamnée dans sa majorité à une paupérisation immédiate ou à terme, tenue en laisse par une redistribution de miettes de rente pétrolière et en joue par des lois d’exceptions et des « dépassements » intentionnels, ou non, inhérents à la situation sécuritaire. L’opposition réelle a été en effet « contrainte dans son expression » et n’osait que difficilement dévoiler par elle-même les manoeuvres et collusions qui tendaient à la faire apparaître comme une opposition formelle. L’opposition démocratique devait en effet affronter à la fois un verrouillage autoritaire du champ politique, une impossibilité pratique pour ses dirigeants de s’adresser à l’opinion et la menace de l’arrestation arbitraire. Cette impossibilité pouvait être aussi imputable à l’autocensure comme au réflexe de rétention mentale d’une classe politique formée au parti unique et à la recherche de leaders charismatiques.
Seul le travail d’information externe et d’évaluation critique pourrait contribuer à la protection des dirigeants de l’opposition réelle et leur permettre de faire tomber les masques de l’opposition virtuelle qui, elle, n’arrête pas d’animer à l’étranger tribune sur tribune ou donner interview sur interview. Il est intéressant de noter d’ailleurs que personne ne s’interroge sur l’origine du financement et de l’organisation de tous ces séjours et déplacements.
Jusqu’au retrait des « 6 », l’opposition, qu’il s’agisse d’un parti comme le FFS, de courants politiques, « néo-Islamistes démocrates », « Réformateurs » ou de différentes associations telle que le« Comité pour la Paix , a été incapable de définir des objectifs communs. Cette opposition était en effet, partagée entre la tentation d’ententes individuelles avec le pouvoir et le rejet total de tout compromis. Extrêmement vigilante devant les tentatives répétées de manipulation, l’opposition effective n’a, jusqu’au retrait, pas eu tendance à rechercher systématiquement des terrains d’entente ou de synergies. Elle manifeste traditionnellement des dispositions de prudence extrême, confinant à un réflexe quasi – paranoïaque de méfiance permanente.
La campagne électorale pour les présidentielles a permis aux représentants de forces politiques d’opposition d’occuper le terrain et d’aller au devant de la population. Les réactions d’espoir enregistrées à l’occasion de la campagne ont été à la mesure du désarroi, de l’arbitraire, de la misère et de l’exclusion. Mais au delà, l’acquis essentiel a été l’utilisation de l’ouverture, tactique et limitée, que le pouvoir a été obligé de concéder afin de crédibiliser « ses » élections présidentielles.
Les manoeuvres dont les candidats eux-mêmes et les forces politiques qu’ils représentent ont été l’objet ont nécessairement induit des convergences sur la nécessité du respect les règles de l’expression politique et de la pratique de la démocratie. Notons en passant que la campagne des candidats d’opposition a été d’un niveau remarquable, sans démagogie ni attaque personnelle.
La campagne électorale a révélé la maturation de la société algérienne et la réceptivité de l’opinion aux discours de rupture avec l’ordre actuel. L’évolution des mentalités et l’éveil politique de la population peuvent être illustrés par l’accueil réservé aux trois principaux candidats d’opposition, Mouloud Hamrouche, Hocine Aït Ahmed et Ahmed Taleb Ibrahimi.
Sans autres relais que leurs comités de soutien, ces trois candidats ont été partout accueillis par des foules nombreuses, attentives, soucieuses d’exposer leurs conditions d’existence et de débattre des moyens d’en sortir. Il est significatif de constater que les discours de ces candidats ont fait peu de place à la dimension idéologique ou identitaire. Au contraire, les candidats sous la pression populaire ont progressivement radicalisé leurs discours sur la pauvreté, le chômage et l’arbitraire, thèmes littéralement obsessionnels imposés par des auditoires à travers tout le territoire. La carte politique « conventionnelle » caractérisée par le régionalisme et l’opposition Est/Ouest, Arabes/Kabyles a été battue en brèche. Loin des clichés répandus par les portes voix du régime : Aït Ahmed, en leader national, a été ainsi reçu chaleureusement, et par des foules considérables, dans des régions réputées berbérophobes (anti-kabyles), l’Ouest et le Nord Constantinois en particulier.
Si Taleb Ibrahimi a mobilisé les islamistes sympathisants du FIS, il a réuni également les élites traditionnelles et des audiences plutôt âgées ; Hamrouche a largement drainé les jeunes, les chômeurs et les cadres massivement marginalisés. Son discours sur le changement démocratique a incontestablement rencontré un écho puissant et croissant qui n’a pas manqué d’inquiéter les décideurs et de précipiter le mouvement de trucage des élections.
Le « candidat » de l’armée, lui, a axé ses discours sur l’exploitation de l’humiliation profonde des algériens appauvris, brutalisés et rejetés par l’étranger. Il exalte un nationalisme désuet où les récriminations sur la politique des visas se mêlaient à des admonestations de type paternaliste et à des injures grossières. L’administration fournissant le gros des troupes par la mobilisation de moyens de transport, la fermeture des écoles et la libération des personnels des entreprises publiques.
Dans cet environnement, le retrait unanime des candidats a renforcé la confiance populaire dans des alternatives politiques jusqu’ici continuellement diffamées et réduites au silence. Le retrait entérine la rupture complète de la société avec le système et ses représentations. L’annonce des chiffres officiels, comiquement gonflés par une administration civile qui a dépassé son seuil d’incompétence a fait le reste. Le pouvoir est aujourd’hui isolé et plus que jamais sur la défensive. Il est incontestable pour tous que la légitimité de son président désigné est voisine du néant. Le pouvoir dans son insoutenable nudité est renvoyé à lui-même.
L’armée hors de la société.
Incapable d’élargir sa base sociale dans une relative fluidité, par mépris des lois et ignorance élémentaire de toute règle de conduite, hors les rapports de force, le régime est très cohérent lorsqu’il s’agit d’assurer sa pérennité. Au delà, à l’instar de tout système criminel, il affiche ses contradictions dans l’exercice quotidien du pouvoir et dans la prédation économique, sur le terrain des affaires et par les luttes d’influence. A l’aune de l’histoire de l’Algérie, cette organisation est ancienne. Elle remonte à la création de l’armée des frontières et à l’importance grandissante des services secrets dans la mise en ouvre de sa tutelle sur le pays et à sa normalisation politique. Putschiste avant même l’indépendance, la direction de cette armée a installé l’assassinat politique, la torture et la désinformation comme moyens habituels de gestion de la société et de répression des contestations.
Hors des frontières pendant la guerre et hors de la nation depuis l’indépendance, le commandement militaire constitue une sorte de cartel propriétaire de l’Algérie et de son destin, évidemment au dessus de la société. Le cartel a vocation d’incarner la nation et à diriger le pays sans partage. « Le pouvoir » n’est rien d’autre que la direction de l’armée appuyée par des appareils de surveillance, de répression et d’encadrement social. Cette police politique contrôle des clientèles civiles, politiques, médiatiques et commerciales, auxquelles sont allouées des prébendes et dévolus des privilèges institutionnels.
Le commandement de cette armée est dominé par quatre ou cinq officiers qui assument la réalité du pouvoir. Ces officiers issus du même moule (par la gestion du tableau d’avancement et l’élimination des cadres « non-conformes ») et répondant aux mêmes « parrains », peuvent représenter des intérêts divergents mais ils s’accordent sur l’essentiel : la préservation de la domination des féodalités qu’ils représentent sur la société et, in fine, sur le contrôle de la rente.
A ce propos, il convient d’apprécier au passage le savoir-faire qui a consisté à faire accroire l’existence de «divisions au sein de l’armée». Cette théorie récurrente, dont des experts auto-proclamés ont fait leur miel, n’a strictement relevé que d’un élément de mise en scène destinée à nourrir l’incertitude quant aux intentions véritables du commandement.
Même si des officiers supérieurs manifestent leur désapprobation, il est à présent clair pour tous que le commandement de l’armée n’est pas divisé. La direction de l’armée est unie (ainsi et surtout que ses « consigliori ») sur l’essentiel. Dans la perspective d’une reprise en main de la société par une restauration autoritaire, le groupe de direction a imposé son candidat. Exhumé des strates géologiques du système militaro-sécuritaire créé pendant la guerre d’indépendance et représentatif (à tout point de vue…) de « l’âge d’or » du Boumedienisme triomphant. Abdelaziz Bouteflika, dont la personnalité est irréfutablement plus marquée que celle de son pitoyable prédécesseur semble bénéficier d’une marge de manoeuvre minimale concédée par les « décideurs ». Ses déclarations sur le sort d’Ali Benhadj ou de… Chadli Bendjedid peuvent l’indiquer.
Mais au delà des trompes-l’oil, de la guerre psychologique et de la rotation des supplétifs chargés de la confusion (Sadi, Boukrouh, Nahnah rejoints par Ghozali), le système ne change pas de nature et la répartition des rôles demeure en l’état. Comme ses prédécesseurs, le raïs Bouteflika n’aura de pouvoirs que ce que le commandement voudra bien lui déléguer.
Dans la Cuppola algérienne, s’il y a des consigliori plus influents que d’autres, il ne peut y avoir de Capo di tutti.
L’Ajustement structurel criminalisé.
Au plan économique, aujourd’hui comme hier, le processus de restructuration, paralysé, bute sur les l’incapacité des clientèles et de leurs sponsors à nouer des alliances avec les groupes sociaux efficaces (entrepreneurs, cadres, salariés etc.). Le retard enregistré dans les privatisations ne s’explique que par le refus des milliardaires rentiers d’investir dans le champ de la production pour ne s’en tenir qu’aux prébendes et aux détournements. Les fondamentaux de l’économie algérienne sont déprimants : taux de chômage, fardeau de la dette etc. Il reste, toutes choses égales par ailleurs, que la réhabilitation de l’économie de production et le retour à la création d’emplois ne peuvent être envisagés que dans la mesure où l’hypothèque politique est levée, condition nécessaire mais non suffisante. En effet, l’investissement privé national et étranger ne se risquera (de façon significative) qu’à la condition que de vraies garanties de sécurité soient offertes et qu’un minimum d’Etat de droit soit établi.
En attendant, les performances de l’économie sont exclusivement déterminées par la variable pétrolière dont l’évolution échappe complètement aux Algériens. A moins de verser dans un optimisme béat, il n’est pas raisonnable d’envisager un redressement spectaculaire du marché pétrolier susceptible de modifier profondément l’image du risque algérien sur les marchés financiers internationaux. La perception défavorable de la signature algérienne est parfaitement mesurable par la cotation très dégradée de la dette algérienne sur le marché secondaire.
La marge de manoeuvre effective du nouvel exécutif présidentiel reste très étroite. De plus, la conduite d’une politique économique cohérente implique l’impossible préalable de l’élimination des groupes d’intérêts dominants qui tirent profit du statu-quo…Autant rechercher la quadrature du cercle. La tentative d’ajustement structurel entrepris depuis 1994 sous la direction du FMI en est la meilleure illustration.
Les programmes d’ajustement structurels conduits par le FMI et la Banque Mondiale de 1994 à 1998 censés aider le pays à s’engager sur le chemin de la modernisation économique et de la croissance n’ont pas, c’est le moins que l’on puisse dire, produit les résultats attendus.
De fait, les détenteurs du pouvoir réel ont admirablement instrumentalisé les technocrates chargés de la mise en ouvre de l’ajustement dans l’optique d’une stratégie destinée à la mise en coupe réglée de l’économie et de la société algérienne.
1. Dès la mise en place des financements exceptionnels du rééchelonnement (20 milliards de dollars en quatre ans), les prix du pétrole se sont mis à grimper (1995, 1996, 1997). La hausse des prix a permis de dégager un excédent d’exportation imprévu de plus de 6 milliards de dollars par rapport aux prévisions. Dans le même temps, les compagnies pétrolières ont accéléré leurs investissements dans les zones d’exclusion ( comptoirs pétroliers interdits aux Algériens) protégées par l’armée.
La simultanéité de ces événements a déformé la perception des réalités aux yeux des créanciers et les a incité à accepter l’idée que non seulement l’Algérie devenait solvable, mais qu’elle pouvait, grâce au pétrole et au gaz, enclencher un nouveau processus d’investissement et de croissance dans les autres secteurs.
2. Les groupes d’intérêts occultes, à l’abri des lois d’exception et protégés par les généraux, ont largement profité de cette crédibilité retrouvée, artificiellement entretenue tant par les « experts » du F.M.I que par les chancelleries (française, notamment). Le dispositif institutionnel et les mesures du PAS ont été totalement détournés au profit des cercles dirigeants.
- Au niveau du commerce extérieur, la liberté commerciale a été remise en cause par le contrôle privatif des douanes, de l’administration fiscale et des services bancaires chargés des financements internes et externes. Le partage systématique des dépouilles des anciens offices publics a été opéré entre quatre ou cinq réseaux non concurrentiels dans la plus complète opacité. De fait, le résultat le plus probant est le transfert des prérogatives du monopole public contrôlé par des mafias, à un monopole privé contrôlé par ces mêmes mafias.
- Les privatisations du secteur public n’ont connu de mise en ouvre partielle que dans les activités sans risque et à forte marge (alimentation de base, matériaux de construction, hôtellerie). Pour le reste, la procédure a consisté a fermer arbitrairement des entreprises publiques pour en distribuer les actifs aux clientèles privilégiées.
De nombreuses entreprises publiques ont néanmoins réussi à échapper à la liquidation, dans une situation caractérisée par la baisse de la demande, l’absence de crédit, les prélèvements autoritaires de toutes natures et par l’arrestation de centaines de cadres.
Dans ce contexte, l’investissement productif a été strictement découragé. Les détenteurs de liquidités ont préféré la spéculation monétaire favorisée par une politique – absurde – de taux d’intérêts élevés, la fuite des capitaux et, marginalement, les activités informelles.
- La consommation comme l’emploi ont gravement souffert de cette évolution. Le secteur public a officiellement licencié plus de 600 000 personnes depuis 1994, sans recruter faute de développement de l’investissement et de l’activité. Les statistiques officielles n’enregistrent ni les nombreuses fermetures dans le secteur privé, ni les pertes d’emploi qu’elles provoquent.
Le revenu par tête en parité de pouvoir d’achat a baissé de moitié depuis six ans, se situant en deçà de celui des autres pays maghrébins non-pétroliers. Dans cet ordre d’idées, les importations algériennes, secteur pétrolier et de défense inclus, sont comparables en 1997 et 1998 à celles du Maroc (< 8 milliards de dollars) en se situant, historiquement, au niveau atteint il y a …quinze ans !
Les seules créations d’emploi enregistrées sont liées à la constitution de corps para-militaires estimés à plus de 400 000 hommes (50 000 gardes communaux, 250 000 miliciens, 40 000 auxiliaires de police versés dans les forces spéciales, 50 000 agents de sécurité de sociétés privées contrôlées par la police politique).
3. Comme en 1991, au moment de l’arrêt des réformes politiques et économiques effectives, et en 1994 avec le PAS, cette économie de pillage ne peut évoluer vers une économie productive de marché concurrentiel. Le pouvoir militaire (derrière les gouvernements chargés des apparences) refuse, spectaculairement cette fois, toute ouverture vers les acteurs économiques utiles (notamment les entrepreneurs privés) comme il n’envisage absolument aucune modernisation institutionnelle susceptible d’assurer le fonctionnement du marché et le retour à la confiance. Avant tout questionnement sur les politiques économiques, les clientèles rentières garantes de l’équilibre et de la militarisation exacerbée du contrôle social s’opposent au déverrouillage de la situation.
C’est dans ce cadre général que s’ouvriront bientôt de nouvelles discussions entre créanciers de L’Algérie, bailleurs de fonds et gouvernement algérien pour un nouveau programme d’ajustement.
En 1994, sur des bases idéologiques, les « experts » du FMI, sous l’impulsion de son directeur général et du Trésor français, avaient engagé les créanciers à soutenir les autorités algériennes pour n’aboutir qu’à une impasse et à la gabegie.
Il serait indécent de réitérer la même erreur au moment où la criminalisation de l’économie et la pauvreté atteignent des sommets, l’ensemble de la société politique refusant l’usurpation du pouvoir par un régime policier. Ce régime, isolé autour des privilèges et de la défense des comptoirs pétroliers, ne peut prendre ni le risque d’organiser la transition vers le marché ni celui d’organiser la modernisation des règles économiques et de l’outil de production.
Anachronismes
Au plan sécuritaire, même si le commandement militaire semble rechercher des trêves négociées avec les groupes armés, il ne fait guère de doute que les ferments de la violence sont plus actifs que jamais. Dans l’organisation politique du pays, l’insécurité structurelle est incontestablement une donnée durable, institutionnelle. L’ampleur de la misère, le chômage et la violence d’Etat favorise la constitution d’un vaste lumpen-prolétariat, armée de réserve de toutes les aventures, de tous les terrorismes. La déception causée par les élections présidentielles ne participe pas au retour à la paix des coeurs et des esprits.
Au plan politique, la survie du régime a été jusqu’à présent construite sur les fuites en avant et la violence : le pays est brutalisé sans être gouverné, l’élection présidentielle le montre concrètement. En d’autres termes: si ce système change, il s’écroule. Les parrains de cet ordre purement mafieux en ont parfaitement conscience. Il en découle par avant qu’il n’est pas d’aggiornamento possible. Les décideurs et leurs inspirateurs ne toléreront aucune remise en cause, même relative, de leur emprise exclusive sur le pouvoir.
Bouteflika le sait mieux que quiconque. Mais, compte tenu de la personnalité du président désigné, on ne peut exclure des initiatives et des décisions susceptibles de déséquilibrer, au moins momentanément, les rapports de forces claniques. Bouteflika a bu le calice de l’humiliation jusqu’à la lie, et, par extraordinaire l’histoire repassant les plats, le règlement de quelques comptes pourrait être une irrésistible tentation.
L’ambiance de deuil post-électoral qui prévaut en Algérie n’augure rien de favorable. Même s’ils ne l’avouaient pas, les algériens espéraient que cette élection soit porteuse de changement. Cet espoir s’exprimait d’ailleurs de plus en plus nettement au fil de la campagne. L’élection du candidat consensuel a sonné le glas de toutes ces espérances et a, surtout, été ressentie comme une marque de mépris sidéral de la volonté populaire.
La marge de manoeuvre négociée du nouveau président est peut-être supérieure à celle de son très médiocre prédécesseur. Cette autonomie très relative lui permettra – peut-être – de solder des contentieux, elle ne sera en aucun cas suffisante pour régler les problèmes principaux d’une société fragmentée, écrasée par la précarité, la haine et l’exclusion. Le discours de campagne du président désigné, entre arrogance narcissique et mimétisme pathétique ne propose, en guise de réponse à la crise, que l’évocation nostalgique d’un passé mythifié. Les références rhétoriques du nouveau président, notamment le recours à la manipulation émotionnelle des rapports extérieurs, sont caractéristiques de la nostalgie totalitaire d’un régime à la recherche d’une nouvelle genèse.
L’Algérie s’apprête à vivre des lendemains périlleux. Les conditions de l’élection et l’absence de légitimité du président consensuel représentent une fin de non-recevoir sans appel aux revendications citoyennes des Algériens. Il ne reste pour un personnel politique définitivement invalide que l’invocation dérisoire de vieilles lunes pour éluder la réalité des problèmes. L’opinion n’est pas dupe, l’accumulation des frustrations, le désespoir et l’arbitraire dominent une population méprisée et à l’abandon.
Vers le triomphe des libertés démocratiques
Le système est mourant, le système se meurt. Même si l’agonie risque d’être longue, par le recours au verrouillage et à l’oppression, le régime dans sa forme actuelle approche de son terme biologique. Le groupe d’officiers « retraités » ou en activité est au pouvoir depuis plus de quinze ans. Le recours à un homme issu du patrimoine politique le plus contestable soutenu par les franges les plus dévoyées du régime historique traduit l’épuisement d’un système qui ne s’est jamais reproduit que par amputations successives. La manière burlesque dont a été menée la campagne du candidat consensuel, mobilisant tous les moyens de l’administration et des artifices de communication éculés hérités de « l’âge d’or » du parti unique confirment la perte de contact avec la réalité. La démagogie paternaliste et « nationaliste », « anti-française, anti-marocaine et …anti-tunisienne » a été l’ultime recours d’un discours obsolète, usé jusqu’à la corde. A l’évidence séniles, le pouvoir, son candidat et leurs relais, ont, consciemment ou non, exhibé tous les archaïsmes d’une classe politique en rupture avec l’évolution de la société à laquelle ils prétendent commander.
La dynamique de campagne et l’impact du retrait ne peuvent à l’évidence être positivement récupérés par l’opposition, et pas seulement les quatre candidats (l’association de Sifi et Khatib, relevant de l’opportunité plus que de la conviction) que si elle parvient à assurer un minimum de coordination. La réponse au coup de force devrait consister avant tout à maintenir le cap. Dans l’immédiat elle travaille à une plate-forme sur les fondements de la démocratie et sur les conditions d’une action commune interne et externe pour le retour à la paix. Il est indispensable que cette initiative soit appuyée par une reconnaissance extérieure forte.
La stratégie de l’opposition ne peut se concevoir que dans la défense systématique des libertés publiques et la protection des droits de l’homme. A l ‘évidence, il appartient à chaque courant, à chaque candidat sans-parti, de canaliser les énergies libérées pendant la campagne électorale, de s’organiser en mouvement ou en parti pour exprimer les points de vue divers d’une société plurielle. Il demeure qu’une attitude unitaire vis-à-vis des principes fondateurs de la démocratie est le préalable indispensable à l’isolement définitif du régime à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.
Dans cette perspective, la maladie de Hocine Aït Ahmed affaiblit indiscutablement le front de l’opposition démocratique. Le rôle d’interface avec l’extérieur que joue le président du FFS est, dans cette étape inaugurale de recomposition politique, d’une importance capitale. D’autant que le régime algérien, dont les connections douteuses avec des réseaux externes sont notoires, a su inhiber les dirigeants de l’opposition en matière d’action diplomatique. Le combat pour la démocratie en Algérie se joue d’abord en Algérie même, il n’en reste pas moins, compte tenu de l’importance stratégique des relations avec l’extérieur, que l’effort de communication et l’action politique internationale de l’opposition doivent être, au moins, maintenus.
Les conditions internes de la lutte politique sont extrêmement difficiles. L’interdiction des manifestations, le contrôle des médias (un seul journal, l’Hebdomadaire Libre Algérie, est hors du champ des appareils), les manipulations permanentes rendent problématiques toute action politique effective. En l’espèce, les signaux transmis par le pouvoir sont sans nuance : la parenthèse d’expression démocratique de la campagne est fermée.
Dans les faits, au delà de l’encadrement des médias, le dispositif légal représenté par les lois d’exception restreint considérablement l’engagement politique. La transgression pacifique de l’ordre policier risque de rencontrer une réponse brutale de la part d’un pouvoir tributaire d’une sanglante tradition de mépris de la vie humaine et qui, l’histoire récente en témoigne, ne répugne pas aux méthodes les plus extrêmes.
La responsabilité de l’opposition politique dans ces conditions est de reconstruire le politique abandonné par trente-cinq ans de dictature dont huit années de régime d’exception et de violence institutionnelle. L’Algérie peut espérer aujourd’hui enclencher un vrai processus de modernité en faisant front contre le régime des féodalités et en luttant pour le respect de la citoyenneté, la justice souveraine et le progrès social.