INTERVIEW DE AHMED OUYAHIA (ministre de la Justice)

INTERVIEW DE AHMED OUYAHIA (ministre de la Justice)
«Les changements en été»

A. Samil et F. Metaoui, El Watan, 25 mars 2000

Presque élémentaire : le changement dans le corps des magistrats aura lieu l’été prochain. C’est le Conseil supérieur de la magistrature, présidé par le chef de l’Etat, qui le décidera.

Ministre d’Etat à l’Exécutif, chef d’un parti (le RND), ministre de la Justice, M. Ouyahia est-il un membre du gouvernement comme les autres ?
Je ne suis pas surpris par votre question. Elle s’inscrit dans la recherche de perceptions un peu orthodoxes des choses. Je me considère, quel que soit le contexte ou la charge, comme un Algérien qui sert son pays à chaque fois qu’il a besoin de lui.
A travers la décision de créer un ministère d’Etat, le président de la République a certainement tenu à marquer l’importance d’un secteur. La justice est une pierre d’achoppement dans un Etat qui veut obéir aux règles des libertés et de l’économie de marché.
Quand on parle des libertés, cela veut dire droits et devoirs. Et quand on parle de l’économie de marché, cela suppose une économie de contrats. Etre dans un Exécutif et en même temps à la tête d’un parti signifie que le rapport que j’ai avec mon pays, je l’ai aussi avec ma famille politique. Les frères du parti, qui ont jugé utile de solliciter mes services comme secrétaire général, il y a de cela plus d’une année, estiment que je suis encore utile à cette fonction. Quant à la contradiction que certains pensent déceler, je crois que cela fait partie de la mutation pour s’adapter à l’évolution inévitable d’un pays entré dans le pluralisme politique. En Algérie, c’est peut-être une première. Dans les pays qui nous ont précédés dans le pluralisme, c’est une situation connue.
Etre ministre d’Etat ne fait-il pas de vous le numéro deux du gouvernement ?
Il y a une équipe gouvernementale dotée d’un capitaine. Elle est solidaire. Mon expérience actuelle et celle qui l’a précédée m’ont fait comprendre qu’il existe suffisamment de problèmes à gérer pour qu’au sein de l’Exécutif on se mette main dans la main pour les régler. Cela appelle la mobilisation des forces qui partagent les mêmes convictions. Il n’y a pas de classification hiérarchique au sein du gouvernement. Le chef de l’Etat préside le conseil des ministres. Le chef de gouvernement préside l’Exécutif…
Les commentaires dans la presse, qui ont accompagné votre nomination au ministère de la Justice et qui n’ont fait que reprendre ce qu’on appelle les observateurs, ont souligné le fait que si vous aviez été nommé à l’Industrie ou aux Affaires étrangères, cela aurait été moins surprenant. Mais à la Justice, personne ne s’y attendait, d’autant plus que des entorses ont été portées à la loi du temps où vous étiez chef de gouvernement, comme l’affaire des cadres incarcérés.
Vous parlez des observateurs, cela ressemble à la formule des dépêches d’agences qui rapportent des nouvelles selon les voyageurs ! L’opinion est souveraine et portera le jugement qu’elle veut. Vous parlez des lacunes de la justice, certains les ont imputées à un régime où il y a X et Y. Lors de la rencontre que j’ai tenue récemment avec les procureurs généraux et les présidents de cours, j’ai souligné qu’on avait dit beaucoup de choses sur la justice qui, constitutionnellement, est indépendante. Ce qui m’étonne «c’est que personne n’est allé poser la question aux magistrats sur les influences» et les instructions auxquelles ils ont accepté de se soumettre.Cela va dans le sillage de la problématique que vous posez…
Il y a eu tout de même des instructions envoyées aux magistrats instructeurs…
A-t-on lu ces instructions ? Je viens de faire le point au ministère : il existe plus de 300 instructions qui se sont accumulées depuis 1963. Une instruction, comme un décret ou une loi, tant qu’elle n’est pas annulée, reste en vigueur. Nous pouvons dire beaucoup de choses sur le système des instructions et sur les lacunes de la législation algérienne. Je ne veux pas me livrer à une polémique car je n’ai jamais eu à gérer en regardant dans le rétroviseur. J’ai lu des commentaires sur ces instructions et leur anticonstitutionnalité déclarée. La presse en Algérie publie beaucoup de choses et se débrouille pour avoir des documents qui ne sont pas destinés à la publication. Les instructions n’ont pas été publiées pour que les citoyens puissent lire où se situaient les énormités.
Votre prédécesseur, M. Ghaouti Mekamcha, avait évoqué publiquement le caractère anti-constitutionnel des instructions de M. Adami
Je rends hommage à M.Mekamcha. Et vous ne réussirez pas à m’entraîner dans une polémique avec lui.
Ces instructions étaient-elles conformes à la Constitution ?
Est-ce que ces instructions géraient des situations individuelles ? Prenons l’exemple de la détention préventive. Lisez le code de procédure pénale : seize mois y sont prévus. Confronté aux affaires économiques, le magistrat algérien était quelque peu perdu. Je peux m’aventurer à vous donner quelques réponses. Dans sa formation, le juge n’a pas étudié la question économique. Il y a de cela une décennie seulement, les problèmes économiques ne relevaient pas de la justice mais étaient traités par une commission spéciale. Confronté à ces problèmes, le juge a eu des difficultés, peut-être parce qu’il n’a pas eu l’expertise nécessaire ? Peut-être que la loi porte des lacunes de définition ou de régulation ? Peut-être que du fait qu’une chose a été mise devant une autre, le juge s’était trouvé obligé d’agir avec rigueur ? Depuis que je suis ici, j’ai pu apprendre un peu plus sur la justice. Nous avons actuellement plusieurs cas de détention préventive. Ceci est dû au fait que la procédure est déjà engagée. Vous me direz pourquoi les a-t-on mis en détention préventive ou en contrôle judiciaire ?
Mais … il y a aussi la mise en liberté provisoire
Il y a deux situations : mettre le prévenu sous contrôle judiciaire ou en détention préventive. Le juge aurait pu faire ceci ou cela. Je suis légaliste. La Constitution dit qu’il juge selon la loi et son intime conviction. Mettre quelqu’un en liberté provisoire ou en détention préventive dépend des procédures. Des magistrats peuvent vous expliquer cela avec plus de talent. Je suis certes ministre de la Justice, mais pas magistrat. Je suis d’accord que l’on fasse un procès à un système qui a besoin de rédemption. On n’a pas attendu la venue de M. Ouyahia pour le constater. Le constat a été établi par le plus haut magistrat du pays et une commission nationale, regroupant des compétences et des origines socio-professionnelles diverses, est en train de plancher sur le dossier de la justice. Faire un constat des lacunes est une chose ; faire un procès à des magistrats en est une autre. Le magistrat, conformément à la Constitution et aux lois et statuts qui le régissent, a obligation d’agir en toute indépendance. Dès lors qu’il y a eu un procès d’opinion profond et sérieux sur un sujet douloureux : il s’agit de privation de liberté pour des hommes et des femmes. Il fallait poser la question à ceux qui, indirectement, ont été accusés d’avoir subi des pressions. Prenez l’affaire Sider…
Justement, cette affaire a montré qu’il y a eu des abus. Des cadres ont été détenus provisoirement deux, trois ans et même plus…
Vous émettez un jugement. Et vous êtes libre. Parler plutôt d’erreurs judiciaires.
Y a-t-il eu erreur judiciaire dans cette affaire ?
L’erreur judiciaire n’est pas une avanie algérienne. Nous avons un système législatif qui, malheureusement, ne dispose pas de clause pour réparer l’erreur judiciaire. De là à dire pourquoi une détention aussi longue, qui me désole, vous verrez que des dossiers ont été gérés avec des expertises et des contre-expertises. Lorsqu’il y a une saisine de la Cour suprême, vous ne pouvez pas intervenir en cours de route. Que l’on dise que la justice algérienne a besoin d’une somme de réformes, ce serait une platitude. Je ne vous dis pas cela dans un souci de m’absoudre. J’ai été un homme public et j’ai vécu la responsabilité en toute sérénité face à trois juges : le responsable dont je relevais, ma conscience et la loi.
Vous excluez l’opinion publique.
L’opinion est en droit d’émettre un jugement. Mais ceci ne vous départit pas de vos obligations de gérer. Je crois que ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui. La question des cadres incarcérés est venue en dixième ou quinzième position d’une série de procès qui m’ont été faits. Je vis les choses avec détachement. J’avais la charge d’affaire d’une collectivité. Je ne personnalise pas les choses. Je gère. Le peuple, la presse, l’opinion ou tout émetteur de points de vue a le droit de dire ce qu’il veut. Ce que je vous dis sur la détention préventive ne répond pas au souci de défendre ma propre chapelle.
Oui, mais l’opération que vous avez appelée de»moralisation de la vie publique» avait donné lieu à l’incarcération de centaines de cadres. Les cours diffusaient quotidiennement des communiqués. On avait l’impression que tout le pays était pourri. A un moment donné, il y avait trop de faits anormaux à caractère répétitif. Il y a des gens innocents qui ont été condamnés à mort aussi…
Si la justice a été «coupable» d’une chose, vaut mieux jouer la transparence. Tout le monde reproche aux appareils de l’Etat de ne pas communiquer. Je viens de libérer, si je puis me permettre, les magistrats sur le terrain pour qu’ils s’expriment sans avoir à demander l’avis de la centrale. C’est vrai qu’il existe le secret de l’instruction, mais il y a des mutations auxquelles il faut s’adapter. Passer d’une civilisation du muet à celle du parlant ne se fait pas avec un claquement de doigts. Davantage dans des instances un peu lourdes. «L’erreur» de la justice a été d’avoir communiqué. Allez regarder les annales, vous verrez qu’en 1994, 1990 ou 1985, les dossiers ne manquaient pas. Dans le pays, nous avons cette charmante tendance à parler d’un régime politique ou d’un système politique. Le système est utilisé d’une manière triviale. Posons les problèmes de nos lacunes d’une manière plus simple. Je ne voudrais pas m’immiscer dans les choses du droit. Je suis de ceux qui plaident pour que ce ministère ait une vocation de conception, de planification et de soutien. Les instances concernées ont la tâche d’assurer la justice en tant qu’acte judiciaire. Nous pouvons parler des lois, de la formation des juges, du barreau. J’ai été entendu comme témoin dans l’affaire Sider. Je me suis retrouvé à expliquer la situation économique de ce pays. Si Sider connaît des problèmes, ce n’est pas la responsabilité de ce groupe de gestionnaires. C’est une évidence. Mais il se trouve que ceux qui ont posé la question l’ont fait pour la gestion de leurs plaidoiries. C’est une triste question parce qu’elle est vraie dans l’esprit de la collectivité nationale. Tout est digne de commentaire. Et je ne fais pas de procès à la presse parce qu’elle s’occupe d’un sujet ou d’un autre. Et la presse et l’opinion, bref les Algériens, ne régleront pas leurs problèmes tant que nous nous limiterons à focaliser sur les conséquences, souvent tragiques, sans essayer de comprendre les causes et de traiter le mal. On peut critiquer un responsable, car quand on accepte la responsabilité on accepte la critique, mais évitons de détruire la crédibilité de corps ou d’institutions. Le pluralisme n’est pas venu remplacer les institutions et les corps. L’Algérie peut changer de gouvernement tous les ans, elle ne peut s’offrir le luxe de changer le corps de ses magistrats, même tous les dix ans. Elle peut s’offrir le luxe de changer de majorité politique mais pas d’institution judiciaire.
Que préconisez-vous pour qu’il n’y ait plus de recours abusif à la détention préventive ?
J’ai dit aux cadres du secteur que s’ils vivent une inhibition, ils peuvent considérer qu’ils en sont libérés. Ils ont leur expérience, la loi et la conscience. La loi a besoin d’être réformée. Des experts, plus avisés que moi, estiment que les codes de procédure pénale, de procédure civile, pénal et civil ne sont pas des textes qu’on change en trois mois. Plus de la moitié des juges aujourd’hui ont plus de vingt à trente ans de carrière. Ne parlons pas des lois. Il y avait une époque où la justice était chargée d’appliquer le droit et de défendre la révolution.
La justice, à l’époque, n’était qu’un appareil…
N’ouvrons pas un débat qui n’est plus d’actualité. Chaque circonstance avait l’exposé de ses motifs. La mère des réformes est celle des mentalités. Dire aux juges de travailler en toute liberté alors que les lois ne sont pas touchées, ils essayeront de faire mieux. Car ils n’ont pas attendu un nouveau ministre, ils ont été interpellés par l’opinion et par le président du Conseil supérieur de la magistrature. Accordons à ces juges la circonstance atténuante des lois non encore amendées. Les juges ont encore des problèmes. La présomption d’innocence existe dans la Constitution et dans le code de procédure pénale.
Pourquoi justement la notion de présomption d’innocence est-elle souvent ignorée par les juges ? Souvent aussi il y a un usage exagéré du contrôle judiciaire, notamment contre les journalistes.
La loi a des incohérences à rattraper, mais elle a aussi des dispositions énoncées. Mais le fait que la presse estime qu’elle n’a pas de comptes à rendre à la justice dès lors qu’une plainte a été déposée contre elle est un autre débat. La formation est un problème, mais nous n’avons pas de magistrats au rabais. A une époque, il y avait une formation à travers des écoles comme l’ENA. L’Institut national de la magistrature (INM) devait former pendant deux années. Au nom d’un meilleur service pour le citoyen, on a décidé d’ouvrir des juridictions sans les doter de personnel qualifié. Nous avons 2700 magistrats en Algérie dont 1500 ont été formés et recrutés entre 1992 et 1999. Depuis l’année dernière, le cycle de la formation est passé à deux ans.Vous n’aurez pas un métier qualitatif si la formation n’est pas de qualité. L’année prochaine, la formation à l’INM va passer à trois ans. La spécialisation est un véritable cauchemar. Ces dérives et ces accidents, qui nous coûtent des cadres en prison et des procès rendus d’une manière ou d’une autre, sont dus à ce manque de formation aussi. Une décision a été prise récemment. Une personne a été renvoyée d’une banque où elle était employée. Après un procès ; la justice lui donne 500 millions de centimes de dommages et intérêts. Ce n’est pas normal. Soit. De l’argent est sorti d’une banque algérienne pour aller dans le compte d’un citoyen algérien. Demain avec l’ouverture économique, c’est la saignée du pays, si nous ne prenons pas les dispositions nécessaires pour former nos avocats et nos magistrats à la chose financière et commerciale. Nous avons, pour l’année prochaine, un programme étalé dans le temps. Parce qu’il est impossible de recycler 2700 magistrats d’un seul coup. Il existe un schéma, en phase d’élaboration, qui portera sur des recyclages de six ou de douze mois.
Du temps de Mohamed Teguia, ancien ministre de la Justice, il a été question de créer des tribunaux spécialisés : tribunal commercial, tribunal des prud’hommes… Où en est-on avec ce projet ?
J’ai laissé des traces impopulaires dans ma fonction passée et j’en laisserai d’autres, peut-être, dans mon passage à la justice. Je ne suis partisan ni de la démagogie ni de la soumission à la pression de l’opinion. Nous avons neuf infrastructures réceptionnées et qui seront inaugurées, vingt-sept autres sont en cours de réalisation et qui seront achevées. Plus aucun chantier supplémentaire ne sera lancé avant d’avoir les moyens de faire face à nos problèmes. Lorsqu’on annonce l’ouverture d’institutions judiciaires, il faut savoir que le statut de la magistrature dit qu’on ne peut pas être président de tribunal, procureur général ou juge d’instruction avant sept ans d’exercice. Laissez-moi vous dire que nous avons des juges qui, après la fin de la formation, ont pris ces postes de responsabilité. Envoyer un juge-stagiaire au tribunal d’Aoulef (Adrar), je ne suis pas d’accord. Les citoyens d’Aoulef sont des Algériens. Si l’on veut décréter le Sahara algérien comme une Sibérie, qu’on le fasse ! Au plan économique, les chantiers n’avancent pas parce qu’on ne cesse d’en ouvrir d’autres alors que le pays est en crise financière. Des barrages stratégiques sont en chantier depuis 1967 ! Vous ne pouvez pas créer par décision des cadres formés.
Vous devez mettre les efforts et les moyens qu’il faut. L’on parle ces derniers temps d’un mouvement dans le corps des magistrats. Qu’en est-il ?
Il y a dix ans, je n’étais que cadre. Et je sais ce que vivent les cadres. L’incertitude est ravageuse. Dans ma dernière réunion, j’ai passé aux magistrats un message : faites votre travail, le mouvement passera comme d’habitude. Ce mouvement aura lieu en été. Le ministère aura un rôle à jouer ; cependant seul le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), présidé par le chef de l’Etat, prend les décisions. Pourquoi déstabiliser une corporation. Je ne fais pas de procès à la presse, parce que les pouvoirs publics communiquent mal. La presse ne sait pas que le mouvement dans le corps des juges est décidé par le CSM en sa forme disciplinaire. Les cadres, qu’ils soient compétents ou pas, sont improductifs s’ils sont installés dans l’état psychologique de celui qui a la valise devant la porte, avec un bureau nettoyé. Le mouvement engendre l’immobilisme. Je n’ai pas fait de communiqué sur la dernière réunion de travail avec les cadres car je n’aime pas les séances théâtrales. L’essentiel pour moi était de les réunir, d’écouter leurs problèmes et de pouvoir ramasser tous les éléments d’un plan de travail.
Dans le code pénal et dans le code de procédure pénale, les dispositions exceptionnelles portées par le décret législatif relatif à la cour spéciale ont été introduites. Aussi, une législation exceptionnelle est-elle devenue ordinaire. Allez-vous remédier à cette situation ?
Les cours spéciales étaient une nécessité salutaire pour la République pour faire face à la subversion. Les textes qui ont été créés ont été abrogés. Les cours spéciales ont cessé d’exister et les dispositions exceptionnelles ont été retirées. La loi a été enrichie de quelques dispositions pour faire face à un mal ou un délit qui n’étaient même pas envisagés dans une situation cauchemardesque par les Algériens lorsqu’ils ont élaboré les lois. Le crime terroriste est un phénomène récent qui devait être réprimé par de nouvelles dispositions. Le Royaume-Uni, qui a été le temple originel de la démocratie et des libertés, a enrichi son arsenal législatif face au phénomène du terrorisme.
Il y a beaucoup de condamnés à mort dans les prisons qui ne savent pas s’ils doivent être exécutés ou graciés. Avez-vous réfléchi à leur sort ?
La peine capitale pose deux problèmes : le premier est celui de la doctrine. Faut-il maintenir la condamnation à mort ou non ? Nos référents culturels et sociologiques ne contreviennent pas trop à la peine capitale existant dans la législation algérienne. C’est un phénomène de mode de poser le problème de la condamnation à mort. La société algérienne le posera un jour. La peine capitale existe aussi dans les grandes démocraties. Actuellement, il existe un peu plus d’une centaine de condamnés à la peine capitale et je ne parle que de ceux impliqués dans les affaires du terrorisme. Mais d’autres sont condamnés à mort depuis 25 ans et ils n’ont pas été exécutés. Est-ce une faute de la part de l’Etat algérien, de mainenir la condamnation à mort – pouvant s’avérer utile -, et de ne pas l’avoir utilisée par compassion ?
Dans le fait, on a l’impression que les exécutions sont suspendues. On avait parlé d’une mesure du président Zeroual.
Y a-t-il eu une décision de suspension ?

Cessons de dire que c’est déjà décidé. Les conditions de détention sont un sujet de l’heure. Depuis dimanche 19 mars une délégation du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) séjourne en Algérie. Elle va visiter des prisons dans le cadre des conventions que l’Algérie a signées depuis plus d’une décennie. Les prisons d’Algérie ne sont pas celles de la Suède. Certes, mais le constat global permet au pays de ne pas rougir. Il est vrai qu’un phénomène de surpopulation existe, mais c’est cyclique. Lorsque, en 1997, le gouvernement a présenté son programme à l’APN où il était prévu la construction de nouvelles prisons, d’aucuns ont failli lapider l’Exécutif pour cette «énormité». Il faut construire des prisons ! Chaque année des maisons carcérales sont livrées. Nous avons presque 5000 places en voie de livraison partielle pour l’an 2000. La prison n’est pas un terme agréable, mais c’est un des moyens qui accompagnent l’Etat de droit. A l’intérieur des pénitenciers, du retard a été accumulé. Des décisions sont en cours de préparation, avec l’encouragement personnel du président de la République, pour améliorer la ration alimentaire.
Elle est de 28 DA/jour !!
Je ne veux pas faire de comparaison. Mais l’Etat met à la disposition de l’étudiant quelque chose comme 20 DA comme ration alimentaire. Que donne cette somme répartie sur trois repas ? C’est la même chose en prison, dans les hôpitaux et au niveau de certains corps de l’Etat qui ont des astreintes et des dotations de ration alimentaire. Il a été peut-être négligé. Il sera traité incessamment. Des réfections sont aussi effectuées dans les pénitenciers. Nous venons de prendre la décision d’élargir l’introduction des journaux dans les prisons. Il s’agissait simplement de revoir un décret qui ne mentionnait que la presse publique. L’amendement du texte a été préparé avant ma venue. Et j’ai eu le plaisir de le signer. Les améliorations seront graduelles. Le centre de détention de Tazoult a eu le privilège d’avoir cinq bacheliers avec mention. Presque 2000 détenus suivent des formations.
Certains pénitenciers, comme celui de Tazoult, produisent. Mais ils ne sont pas autorisés à vendre leurs produits. Allez-vous lever cette contrainte ?
Ces centres de production servent, à ce stade, à améliorer le quotidien des pénitenciers. Nous avons quelques dispositions réglementaires à corriger. On peut aller, pourquoi pas, jusqu’à autoriser les prisons à vendre leurs produits. Il existe un office, un établissement à caractère commercial et industriel (EPIC), qui va être amené à gérer cette production. Dans le mouvement des réformes, rien n’est à exclure. La justice restera un service public inscrit, si je puis dire, dans une logique oxygénée. Je signale que nous avons des centres de détention en milieux ouverts. Certains n’ont pas été opérationnels pour des raisons de sécurité. Au Sud, il existe des centres dotés de périmètres agricoles. Je ne suis pas contre le principe qu’ un centre de détention écoule sa production sur le marché.
Quel est le nombre de la population carcérale ?
Actuellement, ce nombre tourne autour de 30 000. Ce nombre est fluctuant. La majorité des délits sont mineurs (pas plus de cinq ans). On met de côté ceux qui ont été condamnés dans les affaires de terrorisme dont une grande partie ont bénéficié des dispositions de par la loi sur la concorde civile.
Justement, quel est le nombre des repentis ?
Je suis donc amené à répéter ce qu’avait dit le président de la République : il avait donné le chiffre de 5000 à 6000.
Il nous semble qu’au mois d’octobre dernier, votre prédécesseur avait fait un premier bilan, et il avait parlé de 1150 environ. Et puis, l’opinion publique s’interroge sur le refus des autorités de faire le bilan
Ne cherchez pas à créer une contradiction entre les informations données par les pouvoirs publics. L’information rendue publique, conjointement par le ministre de la Justice et le ministre de l’Intérieur, au mois d’octobre, était relative à la phase de démarrage du processus qui a pris fin le 13 janvier. La dynamique s’est accélérée à partir du mois d’octobre et notamment lors de la dernière semaine avant l’expiration du délai. Même après le 13 janvier, il a fallu consolider les listes. Si le président de la République a patienté jusqu’au mois de février parce que le dossier était en consolidation et le chiffre est de plus de 5000 bénéficiaires des dispositions de la loi du 13 janvier. On pourra, si vous le souhaitez, vous communiquer le chiffre précis plus tard.
Beaucoup de juristes ont remarqué que le concept de «grâce amnistiante» était étranger à la législation algérienne. L’amnistie est du ressort du Parlement et la grâce est une prérogative du président de la République. Ne s’agit-il pas d’une entorse au droit ?
Vous évoquez-là un sujet extrêmement sensible dans l’opinion algérienne. Le peuple algérien s’est certes prononcé massivemenut pour la concorde civile, mais nous comprenons aussi, et pour cause, la douleur de ceux qui ont été touchés dans leur chair et qui vivent ce phénomène avec une affliction. Nous ne pouvons qu’exprimerr notre solidarité avec ceux qui ont été touchés par la tragédie nationale et qui ont subi les effets du terrorisme. Vous pouvez verser dans un juridisme obtus quand la loi n’est pas lue avec attention par ceux qui peuvent le faire. Lisez la loi sur la concorde civile et voyez son article 41. Le décret présidentiel a mis en ouvre une disposition de cette loi, de surcroît consacrée par la volonté souveraine de la nation à travers un référendum sur lequel, je crois à juste titre, des commentaires n’ont pas été émis quant à la réponse massive et écrasante de la nation algérienne par ce désir de concorde civile. Le reste est un débat académique. La liberté d’expression permet à tout un chacun d’avoir son opinion et je ne vais pas entrer en polémique avec qui que ce soit.
Du temps où vous étiez chef de gouvernement, il vous a été reproché, à travers un décret que vous avez signé, d’avoir mis sur le même pied d’égalité deux sortes de victimes de la tragédie nationale, si tant est qu’on puisse l’appeler ainsi.
Le décret sur la tragédie nationale n’a jamais mis sur le même pied les familles victimes du terrorisme et les autres victimes. Je ne vais pas faire dans la dentelle pour poser le problème tel qu’il doit être posé. Un terrroriste qui a pris les armes contre son pays et qui a été combattu par son pays est un cas qui se passe de commentaire. Nous sommes dans une société qui trouve des atouts à la gestion de son conservatisme et où, nous le savons aussi, souvent pour des choses bien plus constructives, le mari ne demande pas l’avis de son épouse. A côté de cela, vous avez une veuve et un orphelin de 2 ou 3 ans. Quelle peut être la co-responsabilité de ces derniers dans les actes terroristes du mari ou du père ? D’autre part, il faut savoir qu’une société qui ne fait pas face à ces problèmes avec la lucidité voulue, prépare des périls pour son avenir.
L’ordonnance portant création du gouvernorat du Grand-Alger a été abrogée ces derniers jours. Est-ce une bonne image pour la République de découvrir, trois ans après, qu’un texte est anticonstitutionnel ?
Je me limiterai à un seul commentaire. Les lois, grâce à Dieu, ne sont pas divines. Il s’agit tout simplement de faire en sorte qu’elles suivent les formes. Quant au reste, je n’ai aucun commentaire à faire.
Oui, mais vous étiez chef de gouvernement au moment de la mise en application de ce texte. Votre responsabilité n’est-elle pas engagée ?
Si nous parlons de responsabilité, nous étions plusieurs institutions à l’avoir fait. Mais, si vous voulez un avis personnel, ce n’est pas une question de responsabilité. Le mécanisme gouvernorat du Grand-Alger peut être discutable sur le plan juridique. Nous avons des institutions pour le faire. Ce mécanisme a d’abord été victime de cette pratique spécifiquement algérienne : lorsqu’on fait quelque chose ici, il faut le faire partout. Alger est la capitale de tous les Algériens, ceux d’Illizi comme ceux d’El Harrach. C’est de cela que nous souffrons. Que voulez-vous ? C’est une culture : il faut des cours partout. Permettez que je passe du coq à l’âne, si nous parlons de cours, moi, je dirais que nous avons besoin d’une grande cour à Alger, à Annaba, à Oran et à Constantine. Et aussi d’une grande cour à Ouargla, pour une raison très simple : qu’il n’y ait pas de division de l’Algérie en premier et deuxième collèges.
Justement, l’on parle avec insistance d’une révision constitutionnelle…
Dans le principe, qu’est-ce qui peut l’exclure ?
Et dans les faits ?
Dans les faits, je n’ai rien à vous dire sur cela. Il y a des mécanismes pour la révision constitutionnelle.
Etes-vous favorable à l’abrogation ou à l’amendement du code portant statut personnel (code de la famille) ?
Abrogation, non ; il faut bien une législation. Si vous parlez de la place de la femme dans la société, je vais vous édifier par un exemple significatif : j’ai été très heureux de découvrir que dans le département que je dirige, sur les 2700 magistrats, 700 sont des femmes. Mais on ne peut pas nier qu’il y a des dispositions anachroniques relatives à la gestion de la famille : divorce, etc. Alors abrogation ou amendement ? En ce qui me concerne, j’avais mis en ouvre une opération de préparation d’un amendement prévoyant, entre autres, le bénéfice du logement pour la femme qui a la garde des enfants, en cas de divorce. Vous connaissez la somme de conditionnalités posées par notre religion pour la polygamie. Donc, si l’homme veut divorcer, qu’il le fasse, mais qu’il sache qu’il s’expose à la perte du logement dans un pays où le logement est un vrai problème. Peut-être que c’est une mesure conciliatoire indirecte pour que la stabilité du foyer soit préservée. C’est donc une liberté personnelle de se marier ou de divorcer, mais on est en droit d’en prévenir les conséquences déstabilisantes pour la société. Le texte de l’amendement avait été déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale et on finira bien, un jour, par le mettre sur la table.
Le président de la République vient d’évoquer la nécessité de mettre sous contrôle du juge le travail de la police judiciaire. S’agit-il d’une nouvelle mesure préventive contre les abus ?
La loi algérienne met la police judiciaire sous le contrôle de la justice. Il n’y a ni problème ni conflit entre les deux corps. Que sur le terrain, il y ait des comportements abusifs, ces derniers ne peuvent être que le fait de «quidams», mais le rapport entre les institutions est républicain et s’inscrit dans l’Etat de droit. Peut-être que ce rapport a besoin d’un peu plus de clarification. Dire qu’il n’y a pas d’abus, ce serait-là un gros mensonge. Pour des raisons diverses. En tout état de cause, l’Algérie n’a pas été un goulag, et lorsque des abus ont été constatés, ils ont été réprimés, d’où qu’ils venaient, avec la force de la loi.
L’orientation du chef de l’Etat participe de cette dynamique qu’il imprime à la réforme de la justice, dans son entendement très large et de laquelle ne peuvent être dissociés les auxiliaires de la police judiciaire et qui est pris en charge sous de segments multiples : commission nationale, ministère, etc. Je vous surprendrais si je vous disais que ce sont les corps de sécurité qui souhaitent et demandent que la garde à vue soit encadrée par un contrôle médical à l’entrée et à la sortie.
Mais le problème de la garde à vue est aussi lié au décret portant état d’urgence.
Oui, pour la prorogation, la garde à vue peut aller jusqu’à 12 jours maximum ; à cause de la lutte antiterroriste. C’est tout de même un droit fondamental de la société algérienne de vouloir être protégée contre le crime terroriste. Les services de sécurité, dans cette optique, ont besoin d’un minimum de conditions pour mener à bien cette tâche. Le terrorisme est une calamité passagère, même si le stade qu’il atteint exige encore de nous mobilisation et vigilance. C’est un combat qui n’est pas encore terminé, j’en conviens ; tant qu’il y aura encore un mort – du fait du terrorisme – ce sera un mort de trop et même s’il ne restait que deux terroristes qui agissent, on peut avoir des dizaines de morts. Donc même passagère, cette situation nécessite des dispositions de la garde à vue.
Votre action à la tête du ministère de la Justice n’est-elle pas conditionnée par le travail de la Commission nationale de réforme de la justice, en ce sens qu’il faudrait attendre ses conclusions pour mener les grands chantiers ?
Il est important d’attendre les résultats des travaux de cette commission pour entamer les grands chantiers. Pour au moins trois raisons : la solennité qui a accompagné cette commission dont la création a été décidée par le président de la République ; la qualité de sa composante plurisectorielle, véhiculant les attentes de la société dont elle est l’image réduite ; la réforme de la justice n’est pas une affaire administrative, car elle véhicule et interprète des paramètres vitaux pour le vécu et le devenir de la société. Mais cette commission n’est pas un alibi pour le département à la tête duquel je suis placé. Nous n’allons pas nous croiser les bras jusqu’au mois de juin prochain (ndlr : date prévue pour l’achèvement des travaux de la commission présidée par Mohand Issad). De surcroît, c’est ce ministère qui aura à prendre en charge les conclusions et propositions de cette commission aux fins de les mettre en ouvre. Il y a donc une somme d’actions en cours. Il s’agit, entre autres, de la formation des juges et d’audit. Quand nous disons que trop de choses manquent, il faut donc faire l’état des lieux, un check list des problèmes à diffuser sur le terrain avec cette demande aux structures d’y apporter des solutions.

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