Algérie : La galère au jour le jour
Terrorisme, répression, pauvreté…
Algérie : La galère au jour le jour
Ghania Mouffok, Le Nouvel Observateur, 9-12 septembre 2001
Le terrorisme islamique avait renvoyé au second plan les revendications sociales. Aujourd’hui, elles refont surface avec d’autant plus de force qu’elles avaient été longtemps étouffées. Et chaque jour des Algériens s’insurgent. Contre les logements introuvables, les emplois précaires, les fortunes à l’origine douteuse…
Depuis plus d’un mois, 38 familles ont posé leur détresse sur un trottoir longeant la sous-préfecture du quartier de Bir Mourad Raïs, située à quelque 500 mètres de la présidence, au nord-est d’Alger. Dans la chaleur lourde d’humidité de cette fin d’été, elles manifestent pour obtenir un logement. « Sommes-nous Algériens, oui ou non ? Avons-nous droit à un logement, oui ou non ? », s’indignent ces protestataires. Mères et enfants vivent entassés, une bâche de plastique noire en guise de toit, des couvertures bariolées pour tout mur. Sous leur hidjab, le voile islamique, les femmes sont partagées entre la honte et la détermination. La honte d’exposer ainsi leur misère. « Maintenant, tout le monde le sait, les voisins, la famille », disent-elles. Et la détermination à obtenir une réponse des autorités qui, pour l’instant, restent « sourdes et aveugles comme des chauves-souris ». « Les hommes ne voulaient pas que l’on vienne avec eux, racontent ces femmes, mais nous n’étions pas d’accord : nous avions peur que la police ne les transforment en poussière. » Car en Algérie les forces de l’ordre ne sont jamais loin. Aujourd’hui, elles sont incarnées par un policier en civil muni d’un talkie-walkie, qui, sans gêne, s’installe pour écouter la conversation. Couchés sur un matelas de mousse ou sur une peau de mouton à même le sol, les hommes ne sont pas protégés du soleil assassin. Sept d’entre eux font la grève de la faim. « La police ne nous a pas renvoyés, mais elle nous a fait enlever nos banderoles et le drapeau national », raconte l’un d’eux. Les morts des émeutes de Kabylie planent sur cette manifestation, hantent le reste du pays. Alors, par crainte des réactions d’une population qui tolère de moins en moins la répression, la police antiémeute s’interdit d’intervenir violemment. Pourtant, il n’est plus un jour sans qu’éclatent des confrontations avec les forces de l’ordre, notamment à l’occasion de la distribution de logements sociaux. A tel point que les maires, chargés du cas des plus nécessiteux, refusent de rendre publiques les listes des attributions. Malika, une manifestante d’une quarantaine d’années, raconte, assise à même le sol, la très banale histoire de sa famille. Née à Alger, elle se souvient qu’à l’indépendance son père s’était installé dans un trois pièces après le départ des colons. « Pour nous, se souvient-elle, c’était un château. » Mais le château a rétréci. Jusqu’à l’intenable. Ses quatre frères ont grandi. A leur tour, ils sont devenus pères. Et désormais plus d’une vingtaine de personnes vivent dans la maison familiale. Quand elle s’est mariée, Malika s’est elle aussi installée chez son père. Car son mari, enseignant, n’avait pas d’appartement. « Quand mes fils et mes filles sont devenus grands, la nuit je ne dormais plus. Je faisais la sentinelle », raconte-t-elle pudiquement pour dire sa crainte de la promiscuité sexuelle, de la tentation incestueuse. Ensuite, en 1991, comme des dizaines de familles de la commune de Bir Mourad Raïs, elle est partie vivre avec son mari et ses enfants sur un bout de terrain en friche, à Sidi Yahia, dans la banlieue de la capitale. La famille y a construit ce qu’en termes bureaucratiques on appelle « une habitation précaire ». Précaire et pourtant coûteuse : quelque 7 millions de dinars (environ 700 000 francs) pour quelques parpaings et de la tôle ondulée. Des habitations tolérées puisqu’elles ont même été officiellement raccordées au gaz et à l’électricité. Jusqu’au jour de 1996 où les autorités décidèrent d’éradiquer ces bidonvilles. « Depuis, nous vivons comme des nomades, raconte Malika, chassés d’un taudis à un autre, d’une commune à l’autre. Mais maintenant, assure la manifestante, nous ne partirons pas d’ici tant qu’ils ne trouveront pas de solution. » Pendant les années de plomb du terrorisme islamique, les revendications sociales étaient passées au second plan. Aujourd’hui, elles remontent à la surface. Avec d’autant plus de force qu’elles avaient été si longtemps étouffées. « Nous avons écrit au président de l’Assemblée populaire communale, au chef du gouvernement, au président de la République, affirme un peu plus loin Rachid, un autre manifestant. Nous n’avons obtenu aucune réponse. » Refusant de se résigner, les 38 familles se sont organisées en association, elles sont assistées par un avocat. En Algérie, le déficit de logements est estimé à 1,2 million unités. Et cet été, pendant que les plus démunis assiégeaient les communes, le gouvernement a lancé une opération de « location-vente ». Celle-ci a donné lieu à de véritables ruées sur les bureaux délivrant les dossiers de candidature. Car pour une offre d’environ 10 000 logements pour la wilaya la préfecture d’Alger, la demande était dix fois supérieure. « Pourtant, c’est comme vendre du vent, ironise un ancien ministre. Aucun de ces logements n’est encore construit. Les gens prennent l’option d’acheter des appartements, dont ils ne connaissent ni les plans, ni les délais de construction. Pas même l’emplacement. » Par ce type d’opération, le régime tente de détourner la classe moyenne, ou ce qu’il en reste, de la contagion contestataire. Les autorités veulent à tout prix calmer la petite bourgeoisie, ce « tampon » entre les riches et les pauvres, qui a des revenus lui permettant de se loger, moyennant un prêt remboursable sur vingt ans. L’Algérie s’est mise à se disputer l’espace foncier, de l’arrière-pays jusqu’au bord de mer. Le moindre bout de terrain est convoité. Par les citoyens, par les industriels. Organisés au sein d’un forum de chefs d’entreprise, ces derniers font pression sur la puissance publique pour imposer de nouvelles règles d’acquisition de terrains industriels, accusant la bureaucratie de les gérer comme une rente. Mais cette foire d’empoigne ne réglera pas la lancinante question du logement. L’autre plaie du pays, l’autre angoisse de la société algérienne, c’est le chômage. Pour lui échapper, de nombreux jeunes n’ont pas d’autre choix que de se lancer dans le commerce de rue. Aziz, 16 ans, a été renvoyé de l’école il y a un an. Il est venu rejoindre le monde des exclus qui occupent la rue pour survivre et pour aider sa mère, divorcée et femme de ménage. Sur tous les trottoirs de la capitale, les forces de l’ordre mènent une lutte incessante contre ces milliers de vendeurs à la sauvette. Comme on joue au chat et à la souris, quand la police arrive, les jeunes s’éparpillent dans les rues en emportant leurs balluchons de marchandises. « Une fois, se souvient Aziz, j’ai passé une nuit au poste de police. Mais maintenant ils me connaissent, ils me laissent tranquille. Je n’ai rien dit à ma mère, je ne veux pas la briser. » Sur une table de fortune faite de trois cageots en plastique, Aziz « travaille dans la cigarette ». Comme des milliers d’Algériens, il s’approvisionne en cigarettes d’importation, françaises, américaines, sur un véritable marché parallèle. « Je vais dans le quartier de Djamaâ Lihoud, chez des grossistes, parce que c’est moins cher. Et ainsi j’arrive à gagner jusqu’à 10 000 dinars par mois [près de 100 francs], raconte-t-il. J’en donne une moitié à ma mère et je garde l’autre. » Travaillant au coin de sa rue toute la journée, ce gamin, nourri par les antennes paraboliques aux mêmes rêves que n’importe quel autre adolescent du monde, peut ainsi s’offrir baskets, casquettes et autres fringues de marque. Car si hier le modèle de la réussite était l’ingénieur employé à la Sonatrach, l’entreprise nationale d’hydrocarbures, depuis la conversion de l’Algérie au libéralisme, celui que l’on envie et que l’on hait à la fois, c’est le commerçant, l’homme d’affaires qui exhibe tous les attributs de la richesse : téléphone portable, grosse cylindrée et costume grand chic. Les frasques des enfants de la nomenklatura, « les fils des généraux » et des riches industriels, ces nouvelles oligarchies aux fortunes immenses d’origine souvent douteuse, sont devenus l’un des sujets de plaisanteries préférés des jeunes. Les deux frères aînés d’Aziz, qui ont terminé leurs études, sont au chômage. « C’est moi qui leur donne de l’argent de poche. Ils sont grands et ils ont honte de vendre des cigarettes dans la rue. Et moi, quand je serai grand, qu’est-ce que je vais devenir ? », s’interroge Aziz. Comme beaucoup, il ne rêve que de partir à l’étranger. Partir pour échapper à cet ennui, pour fuir cette paresse poisseuse. Partir, on en rêve à voix haute dans ce café de la rue Didouche, l’artère du centre d’Alger où, tous les jours, Aziz et ses copains se retrouvent entre deux combines. Toute la rue Didouche est au chômage. Comme 30% de la population active, soit près de 3 millions de chômeurs sur 30 millions d’habitants. Régulièrement, le Conseil national économique et social rend publics les chiffres de l’exclusion, baromètre de l’échec des gouvernants : 90% des jeunes inscrits à l’école terminent leur cursus sans diplôme ni qualification, dans un pays où 40% de la population ont moins de 15 ans et 70% moins de 30 ans. Depuis 1994, la privatisation des entreprises nationales est au programme des gouvernements. A l’ombre de la violence et de la répression, un demi-million de travailleurs de ces entreprises publiques ont déjà été licenciés. Mais, à la télévision, Nourredine Boukrouh, le ministre ultralibéral de la Participation et de la Coordination des Réformes explique, lors d’une émission spéciale, qu’au mot privatisation « trop chargé symboliquement » il préfère le terme « d’ouverture du capital des entreprises publiques ». Célèbre pour sa formule : « Il faut en finir avec le socialisme de la mamelle », le ministre vante aujourd’hui le modèle sud-coréen, qui semble, pour la classe dirigeante, le nouvel exemple à suivre. Il partage le monde entre « la civilisation du bruit et de la paresse » et « la civilisation du silence », celle des Coréens ou des Japonais qui seraient des bâtisseurs. Et veut faire passer les Algériens de l’une à l’autre. Cerné par l’accord d’association avec l’Europe et l’adhésion à l’Organisation mondiale du Commerce, le gouvernement tente de réduire les nombreuses résistances à une globalisation ressentie par l’écrasante majorité des Algériens comme une menace. A peine la rumeur avait-elle couru que 200 000 emplois allaient être supprimés dans le cadre des privatisations que toute la zone industrielle de Rouiba, à 40 kilomètres à l’est d’Alger, bruissait de mille menaces de grève. Et la puissante centrale syndicale UGTA était même contestée par un syndicat embryonnaire qui l’acc Devant ces révoltes de la population, le président Abdelaziz Bouteflika a annoncé en grande pompe cet été « un plan de soutien à la relance économique ». Enfreignant la règle d’orthodoxie financière, chère au FMI et à la Banque mondiale, plus de 352 milliards de dinars devraient être injectés dans l’économie algérienne. Car la consommation est au plus bas, alors que les réserves en devises de l’Algérie étaient estimées à 14,5 milliards de dollars dès avril 2000, en raison de la hausse inespérée du prix des hydrocarbures, ressource quasi exclusive du pays. Mais les experts économiques restent sceptiques sur l’efficacité de ces mesures. « Comment absorber de telles sommes, disent-ils, alors qu’aucun projet cohérent de développement économique n’est annoncé ? » Premier effet spectaculaire de ce « plan de relance » : Alger a été repeinte en blanc et en bleu. Ces « grands travaux » ont procuré un emploi temporaire à des milliers de jeunes. Mais sourds aux sirènes d’un pouvoir discrédité, les Algérois ont aussitôt souligné que le blanc et le bleu étaient aussi les couleurs de la Khalifa Airways. Or personne ne s’explique la fortune qui est à l’origine de cette nouvelle compagnie aérienne privée qui ambitionne de supplanter Air Algérie… sinon par le blanchiment d’argent sale.