A Médéa, les familles n’ont qu’une hâte: tourner la page des massacres
tourner la page des massacres
Médéa, Florence Beaugé, Le Monde, 2 novembre 2001
La route de montagne qui va à Médéa est aussi belle que dangereuse. Voilà longtemps que plus personne ne l’emprunte à partir de 17 heures, quand l’obscurité commence à tomber, et qu’on ne s’arrête plus, même en plein jour et en dépit des nombreux points de contrôle de l’armée. Oubliés, le spectacle des gorges de la Chiffa, l’eau pure des cascades ou les singes qui vivent ici depuis la nuit des temps, attendant vainement sur le bas-côté de la route un morceau de pain ou un bonbon Même si la situation est incomparablement meilleure qu’au milieu des années 1990, la région fait toujours partie du « triangle de la mort » et reste une zone de grande insécurité, hantée par les groupes armés qui ont rejeté la concorde civile, en particulier les GIA.
« Bienvenue à Médéa » disent, malgré tout, des pancartes un peu délavées, placées à l’entrée de cette localité conservatrice et religieuse, située à une centaine de kilomètres au sud-ouest d’Alger, à 1200 mètres d’altitude.
« Parce que Médéa a gardé ses traditions, on a prétendu qu’elle était un fief d’islamistes, mais c’est faux! s’insurge Abderrahmane, chirurgien né ici et fier de sa ville. Nous sommes des gens sages, avec certains paradoxes, notamment d’être une région viticole produisant du très bon vin, mais qui n’est pas consommé ici! » Peuplée d’artisans et de commerçants, spécialisée dans la confection de la chaussure, Médéa est asphyxiée par la crise économique propre à toute l’Algérie mais qui se double ici de l’insécurité environnante, dévastatrice pour une ville supposée vivre d’échanges marchands. Le taux de chômage y dépasse sans doute les 30%.
TEE-SHIRT ET « HIDJAB »
Si l’atmosphère est austère, elle n’est pas tendue comme en d’autres endroits du pays. Dans les rues ensoleillées, balayées par un vent sec, les femmes sont nombreuses à circuler à pied, presque toutes drapées non pas d’un simple hidjab (foulard encadrant la figure,) mais d’un voile islamique complété d’un petit masque de dentelle blanche, couvrant tout le visage. Le contraste est saisissant avec les enfants sortant de l’école en riant, cartable au dos, vêtus de jeans et de tee-shirts, garçons et filles mélangés.
« Les mentalités changent à Médéa, sans qu’on en ait conscience. Même si ce n’est pas bien vu, il y a de plus en plus de petits couples qui se tiennent par la main dans la rue, et le plus drôle, c’est de voir les jeunes filles maquillées, en tee-shirt et pantalon moulants, mais avec un hidjab sur la tête! », raconte Kenza, qui attribue tous ces changements à l’influence de la télévision par satellite. Ce qui frappe encore plus cette institutrice, mère de trois jeunes enfants, c’est le nombre de femmes décidées à prendre leur vie en main. « Toutes, absolument toutes, quels que soient leur âge et leur milieu, cherchent soit à travailler, soit à suivre une formation, soit à apprendre à lire et à écrire quand elles sont analphabètes. Cela tient au fait que les femmes ne sont pas heureuses en ménage et qu’elles ont appris à se méfier de l’avenir. » Kenza en sait quelque chose. Mariée depuis plus de dix ans, sa vie a basculé, il y a quelques mois, quand son mari s’est mis à boire et à la battre, phénomène de plus en plus fréquent en Algérie au fur et à mesure que la crise se prolonge.
Mis à part les nombreux cybercafés, les jeunes ont ici très peu de distractions. Il y a bien sûr un gigantesque théâtre de 2800 places, mais, depuis six ans qu’il a été construit, il n’a jamais servi. Les gens racontent en riant sous cape que le président Bouteflika, en visite à Médéa au printemps, a été furieux de découvrir cette « folie des grandeurs ». « Shakespeare lui-même n’aurait pas réussi à faire le plein », a-t-il tonné, en regrettant que les fonds publics n’aient pas été mieux dépensés.
Bien des enfants nés après 1992, année du début des événements sanglants dans le pays, n’ont jamais pu sortir de Médéa, sorte de citadelle retranchée. Ils ne connaissent rien des montagnes et de la campagne qui les entourent, ne s’y sont jamais promenés. « Regardez ce chemin, je rêve d’y retourner marcher, mais cela ne m’est pas arrivé depuis dix ans », soupire Nadia, fonctionnaire à la retraite, en contemplant la vue du haut de son immeuble situé à la sortie de la ville. « Petit à petit, ajoute-t-elle, notre vie s’est organisée autour des massacres et de la mort, comme si c’était normal, et c’est ce qui m’effraie le plus »
CHOIX RÉFLÉCHI
Bien que la vue des « repentis » soit encore qualifiée de « difficilement supportable » par certains, les esprits semblent s’apaiser. « Les gens ici n’aspirent qu’à la paix et soutiennent dans l’ensemble la concorde civile du président Bouteflika, assurent Abderrah ; mane, le chirurgien, ainsi que son épouse. Nous connaissons plusieurs familles qui ont perdu un père ou un enfant mais qui ne réclament pas vengeance. Elles n’ont qu’une hâte : qu’on tourne la page. » Tous deux estiment que les islamistes de leur quartier n’ont rien à voir avec les égorgeurs des maquis. « Ils aident tout le monde, de façon discrète, efficace et sincère. Ils ont vraiment la foi », disent-ils avec admiration, en citant l’exemple d’un de leurs amis arrêté et jeté en prison pour avoir financé un réseau islamiste prétendument terroriste. « En réalité, il était racketté et avait été obligé de payer pour avoir la paix. Eh bien, le jour de l’Aïd, alors qu’il était en prison et que sa femme se débattait dans des difficultés financières, elle a trouvé un mouton attaché devant sa porte. » Si des élections libres avaient lieu aujourd’hui, les islamistes seraient-ils gagnants? La plupart des personnes interrogées répondent que oui, persuadées qu’il ne s’agirait plus d’un vote sanction comme au début des années 1990, mais d’un choix réfléchi. « Je pense qu’au sein du FIS Front islamique de salut, dissous les choses se sont décantées et qu’à présent la majorité de ses membres serait modérée, estime Abderrahmane. Il faut que le pouvoir accepte cette opposition. Le tout est de ne pas agir dans un climat d’anarchie, comme il y a dix ans. »
Fl. B.