Deux ou trois choses que j’ai vues de l’Algérie
Deux ou trois choses que j’ai vues de l’Algérie
François Maspero, Le Monde, 22 novembre 2001
Cet été, les pluies n’avaient pas encore dévasté Alger. Au contraire, c’était la sécheresse ; mais, déjà, les maisons mal finies, l’absence d’Etat, la corruption ordinaire et la confusion d’un pays où, après tant de massacres, nul ne sait plus où trouver des responsables. L’écrivain François Maspero a passé le mois d’août au sein d’une famille amie, dans une petite ville de la côte algéroise.
Baignade dans la port de Tipaza.
Mon hôtesse se lève au chant du muezzin, passé 4 heures du matin, quand toute la maisonnée dort encore. Elle prépare la pâte, allume le four en tôle de la cour et fait cuire une centaine de pains ronds. Tout au long de la matinée, on viendra frapper à la porte de fer menant à la rue pour en prendre livraison dans les sacs en plastique noir, les seuls en usage dans les magasins algériens. Les pains sont destinés aux fast-foods d’Oued-Baïra.
Mériem a soixante et un ans. Elle est la sur aînée de mon ami Bachir, qui m’a invité à passer le mois d’août en famille. Il fallait, pour cela, que règne entre nous la confiance d’une forte amitié. Recevoir un étranger inconnu, un Français ? Quand Bachir a posé la question à sa sur, elle a répondu avec cette ferme douceur qui est sa nature profonde : « Je sais que tu ne m’amènerais pas n’importe qui. »Je sais, moi, ce que représente pour Bachir le geste de m’inviter chez lui, chez ses proches et dans son peuple. Bachir enseigne en France. Il a quitté l’Algérie il y a dix ans, après avoir vécu la trahison de tant d’espoirs et de luttes contre la toute-puissance du FLN, parti unique, et des militaires, suivi des années de terreur aveugle où nombre de ses meilleurs camarades ont été assassinés. Bachir sait, lui, ce qu’est pour moi l’Algérie. Je l’ai connue adolescent, avant l’indépendance, quand rien ne pouvait me laisser deviner qu’elle marquerait ma vie.
J’ai connu, durant la guerre coloniale, des Algériens en France : nous les appelions frères. Ils voulaient effectivement une Algérie fraternelle, celle de la Charte de la Soummam, élaborée en 1956 par les chefs historiques, aujourd’hui presque tous disparus : socialiste et laïque, laissant leur place à toutes les composantes de la société vivant sur sa terre. Je n’ai pas été de ceux à qui le départ des Algériens français, des Algériens juifs, n’a inspiré qu’indifférence. Plus tard, j’ai continué de connaître l’Algérie par des êtres de culture et de conscience. Taos Amrouche et sa mère Fadma, chantres de la mémoire de leur peuple, Mostefa Lacheraf et Mohammed Sahli, historiens exigeants, Mouloud Mammeri, érudit discret et militant, Kateb Yacine, porteur du nif (l’honneur) berbère au point de s’en laisser mourir. Bachir sait aussi qu’il m’arrive parfois d’écrire dans un journal, sans être pour autant journaliste, sans autre obligation que celle qui me pousse à parler des gens et des lieux que j’ai aimés.
Bachir et Mériem appartiennent à une famille de neuf enfants. Mériem elle-même en a huit. Frère et belle-sur, surs et beaux-frères, enfants, petits-enfants, cousins et cousines, neveux et nièces, l’été, plus que jamais, la maison déborde. Elle se trouve au centre d’Oued-Baïra (par respect pour la vie privée de ceux qui m’ont accueilli, j’ai changé le nom de la ville, qui pourrait être n’importe laquelle de celles qui se succèdent sur la côte algéroise, de Tipaza à Boumerdès), qui, avec ses quarante mille habitants, face à la mer et tournant le dos à la plaine de la Mitidja, garde des vestiges de ce qui fut une petite agglomération de colons et une station balnéaire accueillante. En août, en contrebas d’une pente abrupte recouverte de déchets déversés au fil des ans, on ne voit plus le sable de la plage tant sont serrés les parasols et les corps des amateurs de bains de soleil. Cris et rires se mêlent à la cacophonie des musiques. Tard la nuit, des enfants y jouent encore.
Le bruit ne cesse jamais à Oued-Baïra, sur fond de grondement de camions et de voitures qui forment une file continue dans la rue principale. Musique dans les cafés, musique partout. Plusieurs fois par jour, la sono d’une voiture annonce le passage d’un cortège nuptial fleuri, scandé de cris joyeux, d’appels d’avertisseurs et de youyous. Il y a affluence sur les trottoirs ombragés de ficus, devant les marchands de fringues, de fruits ou de poisson, dans les boutiques de « taxiphones » et le cybercafé. Des brochettes rôtissent, des jeunes gens veillent sur un étal de cartouches de cigarettes de contrebande. Des barbus en djellaba conversent à deux pas de la boutique de « Vins & Spiritueux ». Sous les palmiers filiformes du square poussiéreux, des hommes jouent à la pétanque. Des femmes vêtues de robes légères passent en compagnie d’autres qui portent le hidjeh. Près de la place des Martyrs, les minibus attendent les voyageurs, et leurs contrôleurs crient la destination. Partout, la jeunesse du pays semble s’être fixé rendez-vous dans la rue pour y bavarder au soleil. Ce n’est pas par goût du farniente. Il n’y a pas de travail pour la jeunesse du pays.
Je ne vois jamais d’étranger dans les rues d’Oued-Baïra. D’ailleurs, quand je vais à Alger, je n’en vois pas davantage. Au début, je m’étonnais de ne jamais attirer le regard. Je sais maintenant que ce n’est que de la discrétion. Car je ne crois pas, quoi que prétendent certains amis, que l’on puisse me prendre pour quelqu’un du cru, même si à plusieurs reprises on m’a traité respectueusement de hadj. D’ailleurs on me parle en français. Au marché, lorsque le marchand de figues qui se penchait sur ses paniers m’a entendu dire quelques mots à Bachir, il s’est relevé et m’a offert un fruit, comme en signe de bienvenue.
La maison de Mériem est vétuste. Un couloir, deux pièces, dont l’une sert de salle commune ; l’autre m’a été attribuée d’autorité, parce que rien n’est assez beau pour recevoir l’invité que toute la famille appelle ammou, diminutif affectueux d’oncle paternel. Cette maison est coincée entre d’autres, qui cernent sa cour où s’enchevêtrent figuier, rosiers odorants, cactus, géraniums, dahlias, jasmin, basilic, menthe, et deux bananiers dont les fruits fondent dans la bouche avec un goût sauvage. Jadis, la cour était plus grande. Mais une partie est occupée par la nouvelle maison en construction.
Commencée il y a dix ans, déjà deux étages s’élèvent. Il y en aura un troisième. Plusieurs enfants de Mériem s’y installeront en famille. Pour le moment, les briques n’ont pas été crépies, mais les fenêtres du rez-de-chaussée sont posées, ce qui permet d’y dormir à plusieurs sur des matelas à même le ciment. Qui sait quand elle sera terminée ? Les deux fils présents y travaillent. Sans emploi, ils ont le temps. Encore faut-il avoir l’argent pour acheter les matériaux : sac de ciment après sac de ciment, et tout à l’avenant. Et aussi les trouver : ce n’est possible qu’au marché parallèle. Ou par relations, parce qu’en Algérie on n’a rien sans relations.
La construction de la maison de Mériem n’est pas un cas isolé. Autour d’Alger, la Mitidja agricole se hérisse d’immeubles et de maisons nouvelles. Mais partout aussi règne l’inachevé. Murs de briques ébauchés, promesse d’étages futurs, mais quand ? Il y a les nouvelles cités, uvres des promoteurs qui ont spéculé sur la privatisation des terres. Les milliers d’habitations familiales qui poussent dans le désordre. Et aussi les cités de transit et les bidonvilles, sur lesquels des mains vengeresses ont badigeonné le mot qui dit tout : hogra, la honte de ceux qui usent de leur force pour mépriser les autres.
Alger a toujours été surpeuplée. Mais l’exode rural a connu un paroxysme au cours des années 1990. Avec la terreur des groupes islamistes, beaucoup d’habitants de la Mitidja ont quitté leur terre pour se rapprocher de la capitale, et beaucoup d’habitants des zones montagneuses sont venus peupler la Mitidja. On voit même des baraques héberger les déracinés autour d’anciens « camps de regroupement », construits il y a quarante ans par l’armée française lorsqu’elle y concentrait les habitants des « zones interdites ». Il reste que, pour qui circule dans la plaine, l’Algérie peut apparaître comme un grand chantier. Signe de prospérité ?
Pourtant, il y a le chômage qui atteint quelque 30 % de la population active, les salaires dérisoires, la grande pauvreté… Certes, il y aussi les petits boulots parallèles, le trabendo – le trafic de tout ce qui ne se trouve pas sur le marché officiel -, toutes les combines pour obtenir quelques dinars. Mais ce n’est pas cela, la prospérité. C’est juste la survie. Pour ceux du moins qui n’ont pas, par leur statut social ou une proximité plus ou moins grande du pouvoir, la possibilité de vivre dans les beaux quartiers qui dominent Alger, voire au Club des Pins, zone refuge des dignitaires où il faut montrer patte blanche. Tout se passe comme si, dans la grande tourmente, celle des assassinats aveugles comme celle du naufrage des services publics élémentaires, les familles algériennes n’avaient plus, pour garder leurs repères, que le repli sur ce rêve qui les soude : une maison à elles, construite brique à brique et sou à sou, même si c’est pour dans dix, vingt ans.
Avec des portes solides que ne pourront franchir des tueurs anonymes. Un intérieur d’une propreté parfaite, même chez les plus humbles. Une cour ou un balcon avec quelques plantes amoureusement soignées pour conjurer ce monde extérieur où la pollution empêche, les jours de chaleur, d’apercevoir les montagnes, tandis que les ordures qui volent dans la poussière empêchent de voir la terre. Et l’antenne parabolique ; terminée ou pas, chaque maison en porte une : c’est la grande évasion par le ciel.
Pendant mon séjour, il y a eu un grand événement : on a raccordé l’arrivée d’eau dans la future cuisine. Mais je ne l’ai pas vue couler avant mon départ. L’eau arrive tous les deux ou trois jours, et de préférence aux petites heures de la nuit. Jusqu’à maintenant, c’était au robinet de la cour. Et comme le débit est faible, il faut plusieurs heures pour remplir, seau après seau, les tonnes en plastique bleu. Souvent, elle tarde, la réserve s’épuise. Les plus fortunés ont installé des systèmes de stockage. Mais, en général, la vie des Algériens est scandée jour et nuit par une épuisante manipulation de seaux.
Quand Mériem est venue habiter ici, elle avait déjà deux enfants. Son père était cultivateur, à Reghaia. Tout le voisinage était alors occupé par d’autres branches de la famille. Puis il y a eu l’extension de la zone industrielle – c’était encore l’Algérie française et c’est à Reghaia que furent installées les usines Berliet, fleuron du Plan de Constantine – et, en 1959, le père a été exproprié. Il est allé vivre à El Harrach, plus près d’Alger, d’où il allait travailler comme menuisier au Gué de Constantine. Bachir a la nostalgie de l’El Harrach de son enfance. Dans les années 1950, c’était encore la campagne, vignes et champs d’orangers, les gens se rappelaient du temps où l’on se baignait dans la rivière. Mais, avec l’implantation d’industries, pour beaucoup aujourd’hui sinistrées, la réputation de puanteur de la rivière d’El Harrach a depuis longtemps franchi les frontières de l’Algérie, et il n’y a plus d’orangeraies. Tout est urbanisé.
Mériem a été mariée à seize ans, en 1956. Pendant la guerre, la famille a fait « comme tout le monde » dans la campagne de Reghaia : pas de résistance active, un soutien logistique aux combattants du FLN. Les liaisons, des caches, la récolte de médicaments… Le père a été arrêté à plusieurs reprises. Un cousin a été tué au combat. Un autre cousin éloigné est devenu harki : il était jeune et impatient, il voulait en découdre avec les Français, mais on a tardé à l’envoyer au maquis ; les Français l’ont pris, ils l’ont retourné.
Il a été exécuté.
Le mari de Mériem, Menouar, qui est mort et dont la photo voisine avec des souvenirs de La Mecque, était lui aussi cultivateur, à la sortie d’Oued-Baïra. Pendant la guerre, il a fait de la prison, il a été torturé, mais il n’a jamais reçu le statut de moudjahid. Ce titre d’ancien combattant donne des droits, tant à ceux qui le détiennent qu’à leur descendance. Il y avait quelque 80 000 moudjahidins reconnus en 1962. Il y en a 400 000 aujourd’hui. Bon moyen pour les pouvoirs successifs de se ménager une clientèle. A l’indépendance, on a attribué à Mériem et Menouar une maison spacieuse, un « bien vacant ». Ils en ont été vite délogés par un responsable du nouvel Etat pour être recasés dans les deux pièces de l’actuelle demeure où ils ont élevé leurs huit enfants. Ex-propriétés de riches colons ou luxueuses villas nouvelles sont ainsi, aujourd’hui, les résidences des dignitaires du régime. Menouar a travaillé dans une entreprise nationale. Tout était nationalisé, les effectifs des entreprises pléthoriques ; et puis l’Etat, qui aurait dû être providence, est devenu l’Etat faillite, chasse gardée et foire d’empoigne. Aujourd’hui, les seules ressources de Mériem viennent de la vente de ses pains et de la location des deux garages aménagés côté rue dans la construction inachevée. Des marchands de fringues en ont fait des boutiques.
L’espoir de la famille, c’est peut-être l’aîné, Hamid, qui a quarante-trois ans et travaille pour l’heure à Londres. Il y a retrouvé des émigrés d’Oued-Baïra. Autrefois, il était employé comme ses frères dans l’entreprise communale de menuiserie et faisait partie de l’équipe de football locale. En 1980, quand le président Chadli a introduit l’ouverture du marché, les entreprises communales ont été liquidées. Elles étaient déficitaires. Pour ceux qui les dirigeaient, « elles ne servaient qu’à se servir ». Il y a une chanson populaire qu’affectionne Mériem : une mère rêve du beau mariage que fera son fils quand il reviendra au pays. Dans la nouvelle maison, il y aura un appartement pour Ahmed.
Il a été fiancé, cela a duré des années, mais il ne s’est pas marié. Un mariage traditionnel demande de longs préparatifs entre les deux familles et beaucoup d’argent. Et Ahmed ne conçoit pas le mariage hors de la tradition. Comme toute la famille, à part mon ami Bachir, qui a connu Djamila à l’université d’Alger : en allant se présenter sans autre décorum devant le maire, ils ont joyeusement transgressé la règle, pour le meilleur et pour le pire. Mais tout le monde respecte Bachir, l’oncle maternel, qui enseigne les mathématiques en France.
Pour le reste, la famille s’en tient à quelques traditions musulmanes de base, ne pas boire d’alcool en public et, pour les femmes, ne pas fumer. Respecter la oumma en accueillant l’étranger comme un hôte sacré. Si certains font leurs prières quotidiennes, je n’en sais rien, chacun est d’une extrême discrétion. Hamid, lui, était plus pieux. Aux élections municipales de 1990, il a voté FIS, le Front islamique du salut, comme la plupart des jeunes qui voulaient mettre fin à la hogra.
Ce n’était pas pour autant une adhésion religieuse, du moins au sens où celle-ci aurait signifié davantage que se conformer à une morale populaire, élémentaire, de la vie quotidienne, à cette exigence minimale de respect de l’autre qu’il trouve dans le Coran et qui a jadis permis à la société algérienne de garder sa cohésion, au cours des cent trente ans d’occupation étrangère. C’était plutôt une aspiration à un Etat de justice, de droit, d’ordre, où les flics vous respecteraient, où la gestion des biens publics se ferait dans la transparence… Ensuite, dans les années qui ont ensanglanté le pays, il en est revenu, parce que, dit-il, il a retrouvé, dans le FIS aussi, ce qu’il ne supportait plus dans le pouvoir en place : le mépris de l’autre, toujours la hogra.
A quarante-deux ans, Khadidja, l’aînée des filles, mariée à vingt ans, est divorcée d’un mari dont la mère, trop possessive, ne supportait pas une bru qu’elle avait pourtant choisie. Elle élève seule ses deux filles. Longtemps elle a vécu avec elles dans la chambre que j’occupe en ce moment. Elle enseigne l’arabe au collège. C’est la plus volubile, et nous avons de longues conversations sur ses élèves, sur la dégradation de leur assiduité, leur absence de perspectives. Le matin, dans la cour ensoleillée, les surs de Khadidja s’affairent à m’apporter le café, parce que je n’ai le droit de rien faire, sauf m’asseoir sur les coussins devant la table basse, regarder le va-et-vient et embrasser sur les joues les nouveaux visiteurs qui s’enquièrent de ma santé. Parmi les plus jeunes surs, c’est Amira la plus loquace. Elle a terminé ses études d’informatique à l’université. Elle couche dans une sorte de placard attenant à la pièce principale, deux mètres de large, où elle a tout juste la place pour son lit et son ordinateur. Amira est la seule à porter le hidjeh, sur une longue robe grise, quand elle sort. Elle n’affiche pas de sentiments particulièrement pieux.
Mais Amira se protège du monde extérieur, et je comprends que pour elle, celui-ci est synonyme de monstrueux désordre. Son mot favori, c’est « normal ». Or rien de qu’elle voit, rien de ce qu’elle vit n’est « normal ». Pas normal de ne pas trouver de travail avec sa qualification, malgré les annonces épluchées tous les jours, sauf chez un patron qui lui a proposé de travailler au noir pour 5 000 dinars par mois (moins de 500 F, ou de 76 euros ; l’équivalent du smic tourne autour de 8 000 dinars). Pas normale une université où des professeurs ne sont pas affectés aux cours pour lesquels ils sont qualifiés, donnent des notes de complaisance.
Pas normale une société où rien ne peut s’obtenir sans relations ni pots-de-vin. Pas normal que son oncle, qui vivait du lait de sa douzaine de vaches, ait été, comme les autres éleveurs de la région, obligé de liquider son exploitation parce que l’importation du lait en poudre a chassé le lait frais algérien du marché, pour le profit des sociétés importatrices. Pas normales, même, les manifestations des protestataires de la Kabylie, qui ont pourtant son âge et ses révoltes, parce qu’ils sèment ce désordre qui lui fait horreur. Le fiancé d’Amira vient la voir le soir. La date du mariage est lointaine. Je sais, pour écouter l’émission « Franchise de nuit » sur la chaîne 3 de la radio algérienne, qu’Amira n’est pas seule à juger ainsi le monde qui l’entoure. Dans les confidences pathétiques sur la ligne ouverte, deux leitmotive reviennent : l’absence de travail et la démission des services publics, laquelle se traduit, dès que l’on sort de chez soi, par la dégradation, la saleté insoutenable, personne ne croyant plus en un Etat qui a si longtemps méprisé le citoyen que celui-ci a perdu toute foi en l’efficacité d’un comportement citoyen.
Les deux garçons, Mourad et Kader, ont passé la trentaine. Un soir où, comme tous les autres soirs, nous écoutions, devant le thé à la menthe, la musique chaâbi qu’ils aiment passionnément – ces chansons mélancoliques d’El Anka, d’Abdellah Guettaf, d’Amar Ezzahi, nées sur le port d’Alger de la tradition arabo-andalouse -, je leur ai posé la question qui me hante : pensaient-ils qu’après tant d’horreurs, qui ont fait quelque 150 000 morts et disparus, au nom proclamé de l’islam, il y aurait encore une majorité pour le FIS si celui-ci était de nouveau autorisé comme parti politique ? Connaissant l’histoire de Kader, j’étais convaincu qu’ils me répondraient par un non catégorique. Kader, après avoir fait son service militaire, a été rappelé en 1996. Il s’est retrouvé avec 80 autres dans un camp isolé d’une région montagneuse, censé lutter contre des maquis terroristes : étaient-ce le GIA (Groupes islamiques armés) ou l’AIS (Armée islamique du salut) ? Il s’en fiche. Le camp, c’était des tentes, des barbelés, et le ciel au-dessus. Un vendredi, il est parti en permission. En civil, et sans papiers pouvant dénoncer sa condition de militaire, parce qu’en cas de barrage c’eût été la mort assurée : les islamistes interdisaient de répondre au service militaire. Le lundi, il a trouvé le camp désert.
Le maire du village voisin lui a expliqué : pendant son absence, tous ses camarades, sauf un, avaient été liquidés par le maquis. Ecuré, il n’est même pas allé se présenter à la caserne la plus proche : après tout, sans papiers, il ne pouvait pas justifier de son absence. S’ils voulaient le prendre, eh bien, qu’ils viennent le prendre chez lui. « Ils » : aussi bien les gendarmes que « les autres », parce que les groupes islamistes étaient sans pitié pour ceux qui avaient obéi à l’armée. Des dizaines de permissionnaires ont ainsi été égorgés. Pendant plusieurs semaines, Mériem a monté la garde près de la porte, couchant sur une banquette, une hache près d’elle. Finalement, ce sont les gendarmes qui sont venus. Le tribunal militaire a condamné Kader à un an de prison pour désertion. Depuis, il a fait des petits boulots, mais il lui reste surtout d’uvrer à la nouvelle maison, de s’occuper avec amour de ses canaris dont une femelle vient justement de pondre, et d’écouter la musique chaâbi.
Mais à ma question, Kader hausse les épaules et me donne en arabe une réponse qui n’est pas difficile à comprendre : c’est oui. Beaucoup de gens voteraient de nouveau pour le FIS, et, pourquoi pas, lui et Mourad aussi – qui ne donnent pourtant aucun signe de pratique religieuse. Après tant d’atrocités ? Il ne veut pas faire le partage, dans cette guerre obscure, entre les massacreurs et ceux dont il juge qu’ils l’ont envoyé sciemment à la boucherie, avec ses camarades. Comme si, le pouvoir ayant tant menti, il refusait, contrairement à son aîné, d’admettre que derrière les promesses de moralisation du FIS, dissous par ce même pouvoir, il y a aussi le mensonge – et les massacreurs. Et quand je lui montre les journaux du jour, des bergers égorgés, une famille enlevée, dont une seule fille est restée vivante, violée, quand je lui demande qui, d’après lui, fait cela, il appelle simplement les auteurs, « les autres » : tous ceux qui, pour lui, ont intérêt à maintenir la société dans son état de pourriture pour continuer à se servir à leur aise.
Sans qu’il soit besoin de recourir à l’atroce liste des journalistes, des professeurs, des médecins assassinés, toute une élite culturelle, il y a dans chaque famille algérienne la mémoire d’un drame. L’évocation des années récentes, où des quartiers entiers d’Alger étaient tenus par la terreur, où dans la Mitidja, des bandes tuaient familles et populations entières : à Benthala, à Raïs, à Sidi-Hammed, à Beni-Messous ou sur la route Alger-Larba, toujours à quelques kilomètres de la capitale.
Des histoires lugubrement répétitives, telle celle qu’évoque un ami par ces quelques mots qui se veulent d’humour noir : « Dans ce village, les habitants résignés en étaient venus à s’enduire chaque soir le cou d’huile… » Ou celle de cet ingénieur agronome de Blida qui, barricadé toute la nuit dans sa maison, appela en vain au secours sans que personne ne vienne et fut égorgé au matin, avec toute sa famille. Sans que personne ne vienne ? Dans cette ville qui fut et reste la plus grande place militaire d’Algérie ? La réponse de celui qui raconte, médecin, ne convainc que lui-même : « C’était au début. Les forces de l’ordre n’étaient pas préparées. » Et de s’étendre sur ce qu’était le climat de Blida où, au grand jour, les islamistes faisaient la loi, contrôlaient les cafés, imposaient des amendes, rouaient de coups et assassinaient. Aux réunions de l’hôpital, il n’y avait plus qu’à se taire dès qu’un islamiste élevait la voix.
Il y a la mémoire de la peur passée, subie au quotidien, et l’interrogation quotidienne du présent. Parfois, les générations se confondent. Ainsi pour Mustapha, dont l’épouse dirige un centre de formation. Il n’a pas connu son père, un fidaï, un héros, dont la photo encadrée porte la légende : « Mort au champ d’honneur ». Ni sa mère, qui a été abattue d’une rafale de mitraillette par les Français alors qu’elle lui donnait son biberon. Il a milité pour une Algérie démocratique, surtout après les révoltes de 1988.
En 1995, des hommes armés sont venus mettre le feu au centre qui représentait un enseignement laïque, donc impie, et ils les ont gardés, lui et sa femme, toute la nuit sous la menace de leurs armes. Il a supplié ses agresseurs, s’ils les tuaient, de ne pas réveiller les enfants. Au contraire, lui ont-ils répondu, si nous vous tuons, vos enfants devront y assister. Ils leur ont laissé la vie sauve. Mais au sortir de ce cauchemar, pris dans une sordide histoire de vols dans les stocks de son entreprise alors qu’il avait été lui-même dénoncer le délit à la police, il s’est retrouvé en prison, moins heureux que ses incendiaires, avant d’être innocenté après des mois de calvaire.
Qui doit-il haïr le plus ? Il semble que la règle, dans la grande chasse officielle à la corruption, soit de livrer le maximum de petits en pâture à la vindicte publique, même sans preuve, pour préserver l’impunité des gros. Chaque jour, la presse apporte son lot de scandales : on y trouve beaucoup de cadres de l’administration. Jamais de militaires, alors que l’armée tient toujours les leviers. Aujourd’hui, Mustapha écrit des poèmes qui parlent de sa mère, de la prison, des amis morts, et des fleurs qu’il plante dans son jardin quand il a le cur trop gros.
Omar lui aussi s’est retrouvé en prison. Il exerce l’heureux métier de ferronnier. Heureux, car les clients ne manquent pas pour des grilles et des portes blindées. En 1998, Omar a été racketté par les islamistes. Il payait, ou sa famille était tuée. Il a payé. Les racketteurs ont été arrêtés. On a trouvé les noms de leurs victimes. Elles ont été arrêtées à leur tour, pour collaboration avec les terroristes. Résultat, il a passé trois ans sous les verrous. Les autres, en revanche, ont été libérés plus tôt, du fait de la loi sur la « concorde civile », qui amnistie ceux qui renoncent à l’action armée et renvoie les bourreaux vivre parmi les victimes. Au regard des simples, n’y a-t-il pas là un signe de collusion entre pouvoir et terroristes ?
On dirait que dans beaucoup de consciences, à force d’avoir été immergées tout au long de ces années de sang dans l’indicible violence, la question « qui tue qui, en Algérie ? » ne débouche plus que sur un abîme insondable. « Indicible », c’est bien ce qu’exprime le professeur Fadhila Chitour-Boumendjel, qui, dans un quartier d’Alger, fait partie des animateurs d’un centre de la fondation Mahfoud-Boucebci, du nom d’un psychiatre assassiné en 1992. Praticiens hospitaliers de toutes disciplines, dit-elle, ils se sont donné pour tâche d’y soigner les victimes de la violence, dont nulle instance officielle ne s’occupe. Parce que, dans les années 1990, ils n’en pouvaient plus, au petit matin, de se retrouver seuls face au poids des horreurs d’une nuit de garde, des morceaux qu’ils ne pouvaient plus recoller, morceaux de corps, morceaux d’esprits. Soigner les victimes, et d’abord leur permettre de parler. Et avant tout les femmes, rendues muettes par la honte. Mais aussi les bourreaux, car c’est un membre de la sécurité militaire qui confie : « Ce que j’ai fait, ce que j’ai vu, jamais je ne pourrai le raconter. » Autant dire, soigner une population entière.
Chaque jour, j’achète les journaux en français. Du Matin, qui peut se situer à gauche, à L’Expression, proche du gouvernement, ils sont nombreux. Depuis 1989, la presse est libre – même si une nouvelle loi, qui la vise au même titre que les prédicateurs des mosquées, permet désormais de réprimer les atteintes aux pouvoirs constitués. Elle ne se prive pas d’être critique. En ce mois d’août alternent en première page le déroulement du « Festival mondial de la jeunesse »ouvert en grande pompe à Alger, et les manifestations (la « protesta ») des jeunes Kabyles en colère contre la répression sanglante qui a accueilli leurs revendications. Etrange ballet : les délégués du monde entier sont isolés sur le campus universitaire, et les marches pacifiques des Kabyles sur Alger sont brutalement refoulées. Circulant autour de la capitale, je traverse les barrages policiers et militaires. Deux jeunesses sont là, et le pouvoir déploie sa force armée pour les empêcher de se rejoindre. Pourtant, les aârouch, les conseils de village coordonnés par les jeunes Kabyles, ne représentent-ils pas aujourd’hui un mouvement authentiquement populaire, qui rassemble dans l’action des forces vives de la nation ?
Le vrai « festival de la jeunesse », c’est dans la vallée de la Soummam qu’il s’est tenu. On y commémore traditionnellement la réunion historique qui, en 1956, a donné naissance à cette Charte, dont le pouvoir se dit l’héritier pour mieux l’oublier. Cette année, des centaines de milliers de manifestants pacifiques ont convergé vers Ifri en arborant des slogans tels que « Pouvoir assassin », « 1956-2001, le combat continue », « Pour la primauté du civil sur le militaire », « Pour une Algérie algérienne » (réponse à ceux qui prétendent voir dans le mouvement une revendication purement identitaire des Berbères, voire, comme le président lui-même, « la main de l’étranger »). Et pour la première fois, il n’y a pas eu de représentants du pouvoir, interdits de séjour par le peuple.
Dans les pages intérieures, chaque jour apporte son lot d’attentats, presque relégués au rang de faits divers, depuis si longtemps que dure la terreur – l’annulation des élections de 1992 et le début des massacres perpétrés par les intégristes. Certes, cette terreur a perdu de sa virulence. Elle ne vise plus des élites mais d’obscurs citoyens, automobilistes massacrés à de « faux barrages », bergers. Quand les terroristes assassinent des « patriotes », ces citoyens que le pouvoir juge assez sûrs pour leur confier des armes, cela se situe dans la logique des maquis jusqu’au-boutistes qui perdurent (GIA, irréductibles de l’AIS qui n’ont pas accepté la décision de rendre les armes, GSPC – groupe salafiste pour la prédication et le combat – et bien d’autres). Mais faut-il attribuer aux islamistes le racket des voyageurs, et même une mosquée pillée – voire des exactions qui font fuir une population pour laisser le champ libre, curieuse coïncidence, à des opérations immobilières ? Surtout, ce maintien de l’insécurité, cette menace d’un retour à la terreur généralisée ne permettent-ils pas aussi à l’armée d’exercer une pression constante sur un pouvoir officiel vacillant ?
De la lecture des journaux algériens, on retire l’étrange impression d’un président Bouteflika entravé dans ses tentatives de réformes, privé de contrôle sur le pouvoir qu’il est censé exercer, et perdant parfois son propre contrôle, quand il tente de résister à cette tenaille dans laquelle il se débat : d’un côté, la caste des militaires sans qui il ne serait rien et qui voudraient le cantonner dans un rôle d’homme de paille ; de l’autre, les islamistes. Modérés agissant au grand jour, tel le mouvement Ennahda, qui vient d’obtenir le report de la réforme de l’enseignement, ou le MSP – ex-Hamas -, représenté au gouvernement. Et intégristes uvrant dans l’ombre – mais dont les prêches enflammés, diffusés par haut-parleurs sur le marché d’Oued-Baïda, m’ont rappelé la présence constante. Dans la lutte pour la propriété exclusive du pays entre les deux clans rivaux, généraux et islamistes, tous les coups semblent permis – terrorisme compris. Sauf si un mouvement populaire, tel que celui qui est né en Kabylie mais la dépasse largement, arrive enfin à faire respecter ses aspirations.
Post-scriptum, novembre 2001.
« Ben Laden taliban, Bouteflika chiyat american » : « Ben Laden taliban, Bouteflika la brosse aux Américains ». Ce slogan de dérision des jeunes Algériens peut traduire la manière dont ils ont reçu le choc qui n’a pas fini d’ébranler le monde. La famille dont je reste l’ammou éprouve comme tous, je le sais, de la compassion pour les 5 000 victimes innocentes de New York ; mais je sais aussi qu’elle garde au cur les 150 000 victimes innocentes d’Algérie. Cela dit, elle continue de vivre ses difficultés et ses solidarités quotidiennes. En ces jours-ci, dans Oued-Beïra, inondée, en proie aux torrents d’eau que recrachent les égouts à l’abandon, elle trouve aberrant d’avoir dû si souvent implorer le ciel pour qu’il pleuve. La bonne nouvelle est qu’Amira se mariera en février. Je suis invité. La mauvaise nouvelle est que mon ami Sid Ahmed Semiane, chroniqueur au Matin, a été agressé par le fils de Khaled Nezzar, le général accusé en France d’avoir commis des atrocités égales à celles des maquis intégristes. Il a passé douze jours à l’hôpital : manière de rappeler que les militaires font toujours la loi et que c’est toujours celle du plus fort.
Il y a encore des faux barrages et des massacres dans les campagnes. Les aârouchs de Kabylie ont commémoré le 1er novembre, anniversaire de l’appel à l’indépendance de 1954, et l’un des survivants de ceux qui l’ont lancé, Ali Zamoum, a pris la parole pour dénier au pouvoir une filiation avec les insurgés de l’époque, en appelant la jeunesse à renouer avec les ambitions de sa propre jeunesse. Pour Kader, Mourad et leur génération, Ben Laden ou les Américains, cela reste « les autres ». Ces « autres » représentent tout ce qu’ils haïssent, qui les écrase et les nie. Une réplique à l’échelle mondiale du malheur algérien. Après tout, les détenteurs du pouvoir, les généraux, et leurs ennemis, les chefs intégristes, placent leurs profits dans les mêmes réseaux financiers internationaux. Mes amis ont toutes les raisons de souhaiter que disparaisse la terreur symbolisée par un Ben Laden, parce que c’est, à l’échelle mondiale, celle exercée par les maquis intégristes. Ils en ont autant de réprouver la contre-terreur militaire, parce qu’ils y retrouvent les méthodes des « éradicateurs » algériens. Ils se sentent proches, disent-ils, du peuple afghan, comme ils le sont des peuples palestinien et irakien, parce qu’ils se sentent, comme eux, broyés dans un combat dont ils sont depuis des années les victimes que nulle minute de silence n’a pleurées.