L’Europe et l’Algérie
L’Europe
et l’Algérie
Genève le 26 mai 1999
(revu et augmenté le 13 mars 2000)
Institut européen
de l’Université de Genève
par Baudouin Loos
Introduction
Les immenses difficultés que les pays membres de l’Union européenne rencontrent pour définir une politique étrangère commune digne de ce nom ne sont un secret pour personne. Sans surprise, le dossier algérien n’échappe pas à cette règle. On chercherait donc en vain une doctrine européenne clairement établie relative à l’Algérie. L’embarras des capitales européennes apparut même nettement lors des événements les plus douloureux, les grands massacres de 1997-98, par exemple, quand les opinions publiques européennes réclamaient des repères de compréhension que personne, au niveau officiel, ne parvenait à prodiguer. Cela dit, si la confusion et l’improvisation semblent évidentes, elles cachent mal des intérêts économiques bien compris des deux côtés de la Méditerranée.
Chapitre 1
« Une meilleure perception européenne »
Pour schématiser, il existe trois niveaux de décision dans l’Europe institutionnelle: le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil des ministres européens. C’est ce dernier corps qui, on le sait, reste prépondérant. Sur l’Algérie, les déclarations officielles quittent rarement le domaine de la langue de bois. Mais le recours à des ministres de « petits pays » permet de faciliter l’expression des messages. Ainsi, le ministre belge des affaires étrangères Erik Derycke fut-il envoyé à Alger en mai 1996 pour octroyer un satisfecit européen en matière de démocratisation, sans attendre les scrutins (référendum constitutionnel, élections législatives et locales) dont les résultats allaient pourtant donner lieu à bien des controverses internes en raison des fraudes massives alléguées (1). De même, le ministre luxembourgeois des affaires étrangères, Jacques Poos, donna-t-il une interview au journal algérien « Sawt Al Ahrar » le 31 mars 1998 dans laquelle il se permit de donner des commentaires qui ne manquaient pas leur cible, tout en reconnaissant les « vives divergences » qui avaient existé en Europe sur la question d’une commission d’enquête internationale à envoyer pour investiguer sur les crimes à grande échelle:
« L’Union européenne a changé sa vision sur l’Algérie et a désormais une meilleure perception de la réalité de ce pays. Cette nouvelle vision découle du dialogue direct et efficient entre Algériens et Européens depuis la visite à Bruxelles de Ahmed Attaf (ministre algérien des affaires étrangères) fin 1997, suivie de missions d’informations à Alger qui ont ouvert la voie aux délégations de la troïka et des parlementaires. (…)
La visite de la délégation parlementaire en février 1998 a renversé la situation en confirmant dans son rapport que l’Algérie -gouvernement et peuple- oeuvre en un front unique pour résister au terrorisme barbare, et que l’Etat fait des efforts considérables pour défendre les citoyens et protéger leurs biens. » (2)
En réalité, si les Espagnols et surtout les Italiens, proches voisins de l’Algérie, occupent une position de choix dans les rapports économiques avec l’Algérie, les témoignages sont nombreux qui attestent du rôle capital joué par Paris dans la gestion européenne du dossier algérien. Plusieurs hauts fonctionnaires nous l’ont confirmé sous le cliché suivant: « L’Algérie, c’est le domaine réservé de la France, point à la ligne ». Salima Ghezali, directrice du journal « La Nation » suspendu depuis décembre 1996, abondait d’ailleurs dans ce sens, en réagissant dans « Le Soir » à la visite de la délégation parlementaire européenne en 1998:
« Je suis consternée! Je suis proprement scandalisée par le comportement plein de légèreté affiché par Daniel Cohn-Bendit, et celui, fait de mépris, d’André Soulier, chef de la délégation. On peut parler d’un échec des Européens face à la France. A Strasbourg, en décembre, j’avais rencontré de nombreux parlementaires européens qui s’étaient déclarés décidés à rompre l’hégémonie française qui prévaut dans l’Europe des Quinze pour tout ce qui concerne l’Algérie. Or la France bloque tout le dossier. Et ce qui vient de se passer confirme la donne: la mission (composée de quatre députés français sur neuf, NDLR), était emmenée par un Français. Il paraît même que ce dernier avait été reçu par Jacques Chirac avant d’aller à Alger. Ainsi, l’Europe continue, sans surprise, à ne pas se définir et, en fait, à soutenir le régime algérien à l’instigation de Paris. » (3)
Quand on pense que Salima Ghezali venait justement de recevoir du Parlement européen sa plus belle distinction, le Prix Shakarov des droits de l’homme 1997, que les parlementaires européens l’avaient unaniment applaudie debout, elle qui venait de lire un discours des plus durs sur la situation en Algérie dans lequel elle traitait par exemple le pouvoir algérien apparent de « démocratie bouffonne »… tandis que ces mêmes parlementaires allaient approuver le rapport de leurs envoyés, trois mois plus tard, qui accordait au régime algérien un brevet de démocratie… (4)
Chapitre 2
La France, rien que la France
Les Etats n’ont pas d’amis, c’est bien connu, mais seulement des intérêts. On peut sans risque de se tromper appliquer ce truisme aux relations euro-algériennes, et, pour commencer, aux relations franco-algériennes, qui se révèlent donc bien décisives. Décisives et, pour parler avec cynisme, compréhensibles d’un point de vue économique. Car, sur le plan politique, on chercherait également en vain une doctrine française sur les relations avec Alger. Tout se passe en effet comme si la France avait adopté une politique frileuse, réactive, à court terme: comment éviter d’être submergée par les demandeurs d’asile, par les réfugiés -ce sera notamment les restrictions drastiques en matière d’octroi de visas, passés de 800.000 par an avant les événements à 50.000 entre 94 et 97 (5)-, comment conserver les parts de marché et ne pas se mettre les autorités algériennes à dos? Etc.
Mais, malgré les crises apparentes entre Paris et Alger -citons l’affaire du détournement de l’Airbus d’Air France en décembre 1994, la campagne d’attentats meurtriers en France en 1995 et l’enlèvement puis l’assassinat des moines français de Tibhirine en 1996- la France a réussi sans trop de mal à conserver d’excellentes relations avec Alger, même si cela se passe le plus souvent dans la discrétion (6). Dame, ne doit-on pas ménager un partenaire avec qui les affaires demeurent florissantes bien que ce dernier n’hésite pas flirter avec d’autres quand l’occasion de présente? La France achète 13,3 % des exportations algériennes (qui sont constituées à 95 % d’hydrocarbures), mais elle est surtout le premier fournisseur de l’Algérie, avec 23,5 % des importations (environ 13 milliards de FF) (voir infra).
Dans un livre récent (7), l’Allemande Melanie Morisse-Schillbach étudie en profondeur le rôle dominant exercé par Paris dans la définition des rapports euro-algériens, même si la France a su au fil des années de crise algérienne, instrumentaliser l’Europe pour mieux faire passer ses options:
« En général, le désintérêt de la France pour une Union européenne plus active dans le dossier algérien est frappant. D’autant plus que la position de l’UE sur telle ou telle situation en Algérie était -comme nous l’avons vu- plus ou moins conforme à la position française. Malgré le fait que les instances communautaires -la Commission et le Conseil- ont soutenu la France et ont attendu plus d’une fois un signe clair de la part de la France en faveur d’une action européenne, la France, par contre, n’a pas répondu aux signaux, laissant les instances communautaires dans l’expectative. » (8)
L’auteur décrit notamment la puissante influence française déployée pour sauver l’Algérie de la faillite financière en 1994 (voir infra).
Parmi les options françaises en question figure une solidarité importante avec les autorités algériennes dans leur lutte contre l’islamisme armé, comme le résumait sans états d’âme Charles Pasqua, alors ministre de l’intérieur: « Le choix réside entre la capacité du pouvoir algérien actuel à maîtriser la situation ou l’arrivée des intégristes au pouvoir » (9). Ce qui n’a pas cependant empêché de Quai d’Orsay de se prononcer assez souvent pour « le dialogue » en Algérie entre tous les courants qui condamnent le terrorisme (10).
L’histoire des rapports franco-algériens, c’est d’abord une histoire de réseaux. De complicités de réseaux, de complémentarité de réseaux. Tous réseaux qui bénéficient du fait que la France est l’un des rares pays européens à autoriser le versement de commissions par ses entreprises dans les transactions commerciales internationales. Citons Lucile Provost, cette fonctionnaire française qui a commis en 1996 sous ce pseudonyme un essai impertinent :
« C’est en premier lieu par rapport à la France, aux firmes françaises, aux intermédiaires qui travaillent avec elles, que le pouvoir algérien organise la mise sous contrôle de l’économie. C’est le plus naturel. Les entreprises françaises sont sur place, les hommes se connaissent. Ce sont donc de véritables réseaux d’influence politico-économiques qui se sont mis en place avec l’ancienne métropole et existent encore aujourd’hui. Les Français ont d’ailleurs bénéficié, comme les Algériens, des retombées de cette économie de la dépendance. Les contrats sur l’Algérie étaient réputés particulièrement rentables, la surfacturation étant couramment de l’ordre de 30 à 40 %. (…) Les liens entre affaires et politique ne se sont jamais démentis, que ce soit à droite ou à gauche. » (11)
Chapitre 3
Beaucoup d’argent
Nous sommes au coeur de la question: à savoir l’argent, la corruption, véritable gangrène dans le régime algérien, qui organise sa rente à partir de l’utilisation des fonds générés par les quelque 12 milliards de dollars de recette annuelle que rapportent les richesses pétro-gazières du pays. Le mécanisme est bien connu: la source principale de l’argent de la corruption provient des commissions illégales prélevées sur les flux du commerce extérieur. Commerce extérieur? Les importations, convient-il de dire plus précisément, puisqu’il s’agit de compenser par l’importation les carences de la production nationale. Et ces carences sont, au besoin, favorisées, par le sabotage de l’industrie nationale publique. D’aucuns n’hésitent pas à utiliser l’expression « gestion organisée de la faillite des entreprises publiques » (12). La production industrielle a ainsi régressé de 50 % en l’espace de trois ans, selon un rapport du Conseil économique et social datant de début 1998 (13).
Par ailleurs et dans la foulée, il faut rappeler que la nomenklatura du régime algérien s’est excellemment bien adaptée à la nouvelle donne, à savoir la libéralisation du commerce extérieur imposée moins par l’air du temps que par le FMI, comme le rapporte entre autres le journaliste algérien Djillali Hadjadj qui a mené des enquêtes sur le terrain concret de la corruption:
« Une chose est sûre, les barons du pouvoir et les anciens dignitaires du régime issus de la hiérarchie militaire et des services de sécurité se partagent les plus importants marchés à l’importation. Ils s’intéressent plus particulièrement aux produits dont la demande est forte et presque incompressible: les médicaments, l’alimentaire (…), les équipements médico-sanitaires et domestiques, et tout ce qui est nécessaire à la consommation des ménages. La libéralisation du commerce extérieur est une aubaine dans laquelle cette mafia s’est engouffrée, ne laissant aux autres acteurs économiques que des miettes ou des segments à risque élevé et à gain modéré. Derrière les principaux secteurs du marché se trouve un général qui en a fait sa chasse gardée. Gare à celui qui oserait le « concurrencer » ou à s’aventurer sur ses plates-bandes (…) Comment résister à des adversaires sans scrupules dans un contexte d’insécurité généralisée et de violence permanente? » (14)
Ceci sans évoquer d’autres marchés à l’importation, plus opaques encore par nature: les gigantesques contrats d’armement conclus sous le sceau « secret défense », lesquels produisent évidemment aussi une part importante de commissions touchées en amont et en aval. Car, bien entendu, quand il y a corrompu, il y a corrupteur – et les deux s’y retrouvent… (15). Comme l’écrit joliment Lucile Provost, « le jeu économique continuera à se jouer à guichets fermés. » (16). Un jeu qui rapporte. S’il n’existe pas de chiffres sur les revenus occultes générés en amont par la corruption, des évaluations ont été faites des revenus en aval, en Algérie. Ainsi, Abderrahmane Mebtoul, le président du Conseil national de la privatisation, se crut-il autorisé de suggérer, en 1998, à propos de l’introuvable argent nécessaire à cette privatisation, une amnistie fiscale pour les détenteurs algériens des « 30 milliards de dollars » de capitaux évaporés à l’étranger… (17)
Chapitre 4
Un partenaire à sauver
Les grandes entreprises étrangères d’import-export concernées par tous ces marchés sont majoritairement européennes et surtout françaises. Car, on l’a vu, la France est le premier fournisseur de l’Algérie, et représente ainsi entre 22 et 25 % de ses importations, selon les sources (18). C’est assez dire si l’intérêt bien compris de la France résidait dans le sauvetage de ce régime algérien lorsqu’il s’est trouvé aux abois, ce qui fut le cas en 1993-94, quand le service de la dette extérieure algérienne avait fini par absorber la quasi-totalité des revenus du pays, lequel était en outre entré depuis de longs mois dans une « sale guerre » dont on ne voyait pas clairement l’issue à l’époque.
Et ce sauvetage a été mené de main de maître. Par le biais de crédits et d’un double rééchelonnement, qui a permis d’injecter dans les circuits de l’économie algérienne plus de 20 milliards de dollars, sans, bien au contraire, mettre en cause le système de la corruption qui vampirise le pays, puisque une bonne partie des quelque 3.000 sociétés d’import-export créées depuis la libéralisation du commerce extérieur en 1994 servent de façade aux transactions de surfacturation et autres blanchiments d’argent, comme l’explique l’économiste algérienne Fatiha Talahite (19).
Concrètement, à l’instigation principale de la France, l’Algérie est sortie en 1994 de sa situation de quasi-cessation de paiement grâce à un contrat de stand-by d’un an avec le Fonds monétaire international, suivi en 1995 d’un contrat dit de Facilité de financement élargi (FFE) de trois ans. Le pays a également signé en 94 et en 95 deux accords de rééchelonnement avec le Club de Paris et deux autres avec le Club de Londres, ce qui lui a valu un différé de remboursement de plus de 16 milliards de dollars de sa dette estimée à plus de 31 milliards de dollars. (20) Certains vont jusqu’à estimer que la sollicitude intéressée du FMI et de son directeur général français Michel Camdessus, aurait rapporté à l’Algérie un total de 30 milliards de dollars (21). La Coface (organisme d’assurance des exportateurs français) pouvait d’ailleurs écrire sobrement dans son rapport sur l’Algérie, en janvier 1998, que ce pays « bénéficie de l’appui des pays de l’Union européenne » (22).
Cet appui repose donc d’abord sur un constat économique des Européens même en dehors de toute considération liée aux « avantages » de la corruption qui fait la loi en Algérie, car ce pays vend actuellement à l’Europe 11 % de sa consommation annuelle en gaz naturel -une proportion appelée à passer à 16 % en 2005-, ce qui représente tout de même 27 % des importations européennes de gaz hors Union européenne (23). En 1998, l’Union européenne a d’ailleurs absorbé 63,42 % des exportations algériennes, selon l’APS.
Mais il serait sans doute erroné d’éluder totalement l’aspect politique, lequel possède d’ailleurs également sa dose de cynisme. Car enfin, les louanges officielles que la soi-disant « démocratisation » des institutions depuis 1995 a suscitées en Europe paraissent surtout destinées à dissimuler l’option prise par les Européens dans le sillage de la France, celui du « moins mauvais » choix face à l’alternative islamiste telle qu’elle apparut s’imposer en 1990-91, avec les peurs de contagion, de propagation qu’elle charriait. Risque de migration, risque d’attentats, risques commerciaux: le choix de Paris et de Bruxelles n’a pas mis trop de temps à se faire.
Chapitre 5
Des doutes, mais si peu
Pourtant, des voix se sont élevées ici et là, pour contester la « ligne » officielle. Rejetée « globalement et dans le détail » par le pouvoir à Alger, la plate-forme de Rome -qui avait réuni en janvier 1995 la majorité des partis politiques algériens, FIS (Front islamique du salut, dissous en mars 1992) compris, sur un texte prévoyant l’instauration graduelle de la démocratie- n’avait pas déplu à Alain Juppé, ministre français des affaires étrangères, qui y avait vu des « éléments intéressants« , qu’il oublia une fois devenu premier ministre. De même, Lionel Jospin s’intéressa à ce texte quand il était secrétaire national du parti socialiste, mais à peine installé dans le bureau du premier ministre, en 1997, il avoua que vis-à-vis de l’Algérie, le gouvernement français était « contraint dans son expression » (24). Faisait-il allusion à un certain chantage au terrorisme dont Paris serait la victime? Tout le monde n’a pas franchi ce pas, au contraire de Djallal Malti, journaliste français, qui évoque les attentats de 1995 sur le sol français dans un livre récent:
« (…) à ce jour, de sérieux doutes subsistent sur l’identité réelles des commanditaires de cette vague de violence. Les enquêteurs français n’ont en effet pas réuni les preuves formelles que ces attentats ont été commandités par la Sécurité militaire algériennne, mais les services de renseignement, et en particulier la DST, en sont convaincus: Alger a commandité ces explosions afin de contraindre Paris de s’impliquer dans la lutte contre les islamistes. (…) « Otages » du conflit, les autorités françaises sont aussi « contraintes dans leur expression » par ce chantage. Or, sans le soutien de Paris, aucune initiative internationale en faveur d’une solution politique du conflit ne peut être envisagée. Le régime algérien le sait bien, et c’est pourquoi toute sa stratégie de survie est fondée sur un soutien inconditionnel de la France. » (25)
Chantage ou non, Bruxelles se contente de la démocratisation de façade opérée en Algérie depuis l’élection du général Zéroual en 1995:
« Malgré un rapport critique de la mission de l’ONU sur les circonstances du scrutin législatif de juin 1997, la déclaration européenne du 10 juin 1997 souligne la satisfaction des Quinze sur la tenue des élections et juge le déroulement « dans l’ordre » et dans « de bonnes conditions de sécurité ». Elle considère que les élections « marquent un pas en avant » et « espère que la nouvelle assemblée jouera un rôle moteur dans le processus de démocratisation ». La ressemblance avec la déclaration indifférente du Quai d’Orsay sur les élections est une fois de plus frappante. » (26)
D’autres s’engagent personnellement, tel l’Espagnol Manuel Marin, jusqu’en 1999 vice-président de la Commission européenne et commissaire aux relations avec les pays méditerranéens, peu avare en éloges, notamment le 18 janvier 1998:
« Il faut accepter une chose qui parfois coûte des efforts. Il faut reconnaître que le président Zéroual et son gouvernement ont réalisé des efforts considérables en faveur de la normalisation démocratique en célébrant des élections présidentielles, parlementaires et municipales, élections qui ont globalement répondu aux critères internationaux de fiabilité. » (27)
S’agissant d’autant de scrutins qui ont suscité de lourdes suspicions et donc des protestations massives en Algérie et ailleurs quant à leurs honnêteté, il y a lieu ici de relever le cynisme des responsables européens.
Chapitre 6
Des négociations qui piétinent
L’Union européenne et l’Algérie sont en négociation sur la conclusion d’un accord d’association depuis plusieurs années dans le cadre du processus de Barcelone officiellement lancé en 1995 et qui prévoit l’instauration d’une zone de libre échange à l’horizon 2010. La Tunisie, le Maroc et Israël ont déjà signé de tels accords en 1995 et 1996. Selon des fonctionnaires européens contactés par nos soins, les Algériens ne se montrent pas très zélés pour faire avancer les discussions sur un texte qui mettrait la fragile industrie locale sans défense face aux appétits européens. La transparence requise dans les futurs rapports économiques d’après-accord nuirait sans doute aussi à d’aucuns en Algérie, susurre-t-on à Bruxelles.
En novembre 1999, les parties se sont enfin engagées à reprendre avant la fin du premier trimestre 2000 les négociations qui avaient été gelées depuis mars 1997 (28). L’Algérie se fait exigeante: elle demande ainsi que soit prise en considération la « spécificité algérienne » (mono-exportation des hydrocarbures et obsolescence de l’appareil industriel, notamment) et réclame une compensation de pertes estimées à 1,2 milliard de dollars qu’induirait, selon elle, le démantèlement de ses tarifs douaniers et son intégration dans un espace de libre-échange euro-maghrébin. Le nouveau représentant de la diplomatie européenne, Javier Solana, pouvait ainsi déclarer à Alger le 4 novembre 1999 que « des progrès » avaient « été réalisés dans la prise en compte des préoccupations de l’Algérie« . (29). Une revendication algérienne qui ne risque pas de passer concerne la libre circulation des personnes. En effet, l’une des raisons mêmes du processus de Barcelone consiste à prévenir l’immigration vers l’Europe en provenance du Sud de la Méditerranée.
Les discussions sur le point de reprendre seront donc chaudes. En atteste ce passage d’une interview de Lorenzo Sanchez, ambassadeur de la Commission européenne à Alger:
« — L’UE est-elle prête à aider financièrement l’Algérie pour remettre son économie à niveau?
— Il est vrai que l’Algérie doit mettre en oeuvre des programmes de restructuration industrielle qu’elle ne pourra jamais réussir sans l’aide des capitaux étrangers, d’un management et d’un savoir-faire. C’est un peu un cercle vicieux parce qu’on n’a pas une nette visibilité sur la politique économique et commerciale que l’Algérie voudrait appliquer.
— L’Europe n’a-t-elle pas peur d’être obligée de réviser les accords qui la lient déjà à d’autres pays à la lumière des avantages qu’elle pourrait accorder à l’Algérie à travers la spécificité de son économie?
— Si, on a peur de cela. Mais le problème, c’est que nous ne voyons pas vraiment quelle est cette spécificité qui pourrait apporter des avantages à l’Algérie. On parle surtout d’une aide financière pour compenser une perte de 1,2 milliards de dollars susceptible d’être engendrée par le démantèlement tarifaire. C’est faux, il n’y aura pas de pertes financières. (…) » (30)
Et cela pour ne rien dire du critère de compétence des négociateurs algériens, comme s’en plaint le même « El Watan »:
« Les autorités algériennes doivent avoir une simulation assez claire des conséquences de son adhésion à l’Union européenne [ou, mieux dit, au processus de Barcelone, B.L.] et à l’Organisation mondiale du commerce. A condition que ces mêmes autorités aient une stratégie « sérieuse » de négociations menées par des personnes compétentes. Il est justement signalé que les membres des comités algériens des négociations ne saisissent pas forcément la portée des mécanismes des marchés de l’UE et de l’OMC. La reprise des négociations notamment avec l’Union européenne est conditionnée par l’identification de ce que les experts appellent les preneurs de décision pour s’enquérir des orientations politiques. » (31)
La politique. Le pouvoir. L’argent. On y revient évidemment une fois encore. Pour devoir envisager des perspectives bien sombres, s’agissant de l’Algérie. Ahmed Dahmani, économiste, peut bien s’épancher:
« En fait, il n’y a jamais eu de mise en oeuvre d’une alternative résolue et crédible à l’économie rentière. Le pouvoir d’Etat, les principaux centres de décision politique ont toujours rejeté une telle perspective. Tant que la rente énergétique existe, que les conditions de son contrôle et sa gestion ne changent pas, le pouvoir d’Etat ne paraît pas disposé à s’engager dans un processus de réformes réellement radicales et profondes menant à terme à une économie de production diversifiée, concurrentielle et ouverte dans le cadre du marché.
(…)
La baisse des recettes douanières [dans une future zone de libre échange, B.L.] et donc l’accroissement prévisible des déficits publics devraient contraindre à mettre en oeuvre des réformes structurelles et notamment fiscales jusque-là ajournées. Comment mener à bien ces différentes réformes quand on connaît l’importance de l’économie parallèle, la toute-puissance des intérêts mafieux qui gangrènent l’économie, la faiblesse ou l’inefficacité des institutions et structures administratives, juridiques et fiscales de l’Etat? » (32)
Seul l’investissement dans l’appareil productif pourrait sortir ce tableau économico-politique du gris. Mais qui s’en chargera? Les Européens? Les missions économiques et commerciales qui débarquent volontiers à Alger en ce début d’année 2000 paraissent surtout animées de bonnes intentions qui restent lettre morte. Les 120 membres de la délégation du MEDEF (Mouvement des entreprises de France) qui ont visité l’Algérie en février 2000 se sont ainsi fait remarquer par la cordialité de leurs formules de politesse et l’absence totale de promesses d’investissements. Des contrats d’importation, en revanche, se concluent d’autant plus facilement que les recettes pétrolières du pays jouissent de l’extraordinaire boom actuel commencé en 1999.
Conclusions
En conclusion, il apparaît que les intérêts mutuels en cause préviennent les responsables européens de s’engager dans un processus de conditionalité de l’aide -conditionalité liée aux avancées démocratiques- telle que Jacques Chirac l’avait brièvement évoquée en octobre 1995 avant de s’empresser d’enterrer cette audace inouïe et de saluer l’élection de Liamine Zéroual quelques semaines plus tard (33). Dans les milieux européens, on se laisse facilement aller à dire que, de toute manière, des pressions politiques ou économiques seraient contre-productives (34). L’arrivée au poste de président de la république algérienne de Abdelaziz Bouteflika n’a pas, en toute logique, changé les schémas de relations existants. Rien n’indique en effet, et surtout pas les conditions de son « élection », que ce dernier ait l’ambition -ni les moyens- de faire évoluer l’Algérie vers plus de transparence, plus de démocratie. La première année de son « règne » corrobore cette analyse. Et, à Bruxelles, rien n’indique que les Européens aient de leur côté l’intention de se montrer plus regardants dans leurs rapports très lucratifs avec le régime algérien. L’irruption d’un président prompt à manier les promesses en tous genres, à commencer par sa politique de « concorde civile », a en tout cas séduit du monde à Bruxelles. Et, en visite à Alger au début du mois de novembre 1999, la Finlandaise Tarja Halonen, présidente (par rotation) du Conseil des ministres, déclarait: « L’Union européenne soutient totalement la démarche de Bouteflika » (35).
Enfin, Alger n’a pas de soucis à se faire à propos de « l’article 2 » qui figure dans tous les accords d’association qu’a signés et que va signer l’UE avec ses partenaires sud-méditerranéens. Cet article fonde la dimension politique du partenariat et exige le respect par les parties des principes démocratiques et des droits de l’homme. L’exemple du partenariat tunisien, vivement loué à Bruxelles alors que Tunis se distingue par une démocratie en trompe-l’oeil et ses violations quotidiennes des droits humains, prouve en effet et jusqu’à preuve du contraire que cette dimension a une existence surtout décorative.
Notes
(1) « Le Soir » du 30 mai 1996.
(2) Dépêche AFP du 31 mars 1998.
(3) « Le Soir » du 14 février 1998.
(4) « Algérie, rapport de la délégation ad hoc du Parlement européen », 2 mars 1998. Voir aussi, le « Rapport de mission » (sorte de contre-rapport) signé le 3 mars par Daniel Cohn-Bendit et Mychelle Rieu, beaucoup plus élaboré et qui adopte une position critique.
(5) Dépêche AFP du 25 mars 1998. Notons une évolution: 100.000 visas ont été délivrés en 1998 et environ 200.000 devraient l’être en 1999. « Liberté » du 12 mai 1999.
(6) Melanie Morisse-Schillbach, « L’Europe et la Question algérienne », PUF, 1999, p. 90.
(7) Op. cit.
(8) Op. cit. p. 124.
(9) Op. cit. p. 76.
(10) Op. cit. p. 77.
(11) Lucile Provost, « La Seconde Guerre d’Algérie », Flammarion, 1996, p. 41.
(12) « Algérie-Confidentiel » n° 117, 6 mai 1998.
(13) « Arabies », mai 1998.
(14) Djillali Hadjadj, « Corruption et démocratie en Algérie », La Dispute, 1999, p. 92.
(15) Voir par exemple l’interview de Djillali Hadjadj dans « Le Nouvel Observateur » du 29 janvier 1999.
(16) Lucile Provost, « L’économie algérienne existe-t-elle? », in « Mouvements », n° 1 – nov.-déc. 1998.
(17) « Algérie-Confidentiel » op. cit. et aussi Francis David, « Le pays entre à reculons dans l’économie de marché », in « Le Soir » du 26 juin 1998.
(18) Par exemple, « Le Matin », 15 novembre 1999, ou dépêche AFP du 25 janvier 2000.
(19) Fatiha Talahite, in « Libre Algérie » n° 5, 9-22 novembre 1998.
(20) Dépêche AFP du 19 août 1998.
(21) « Jeune Afrique » n° 1985, 26 janvier 1999.
(22) « Le Monde », 18 et 19 janvier 1998.
(23) Jean-Pierre Pauwels et Carine Swartenbroekx, in « La Revue internationale et stratégique » n° 29, printemps 1998.
(24) « Libération », 24 septembre 1997.
(25) Djallal Malti, « La Nouvelle Guerre d’Algérie », La Découverte », 1999, p. 103.
(26) Melanie Morisse-Schillbach, op. cit. p. 116.
(27) Dépêche AFP du 18 janvier 1998.
(28) Dépêche AFP du 4 novembre 1999.
(29) Dépêche AFP du 4 novembre et « El Watan », 6 novembre 1999.
(30) « El Watan », 6 novembre 1999.
(31) « El Watan », 20 décembre 1999.
(32) « El Watan », 26 décembre 1999.
(33) « La France sera toujours aux côtés de l’Algérie, aux côtés du peuple algérien, mais dans la mesure naturellement où sera rétablie une démocratie moderne et viable » (Jacques Chirac, conférence de presse à Madrid, le 10 octobre 1995), cité par Melanie Morisse-Schillbach (op. cit., p. 96).
(34) « Le Monde », op. cit.
(35) « Liberté », 4 novembre 1999.