Bouteflika, dernière carte de la dictature?

Bouteflika, dernière carte de la dictature ?

Derguini Arezki, Libre Algérie 29

Autorité et liberté pour une nouvelle société civile

L’autorité est certes, nécessaire à celui qui veut mener des réformes à bien, et probablement la nature des réformes (sortir de la guerre et redonner à l’Etat son autonomie d’action) ainsi que le rapport de pouvoir requièrent-ils davantage la confiance de l’armée que celle du peuple, mais il est erroné de penser que l’une puisse aller longtemps sans l’autre. Sans compter que la confiance de l’armée ne se donne pas toute à la fois comme le fait le mandat populaire. La méthode Bouteflika consiste à demander au système de se réformer lui-même. Comment réformer le système de l’intérieur, puisque c’est ce que signifie la continuité de Bouteflika ? Comment favoriser les nouveaux pouvoirs, les compétences sociales requises pour instaurer la paix et conduire le progrès, sur les pouvoirs et compétences produites par le système rentier et l’état de guerre ? Si la hiérarchie supérieure de l’armée peut confisquer le pouvoir politique, si elle fait et défait les présidents c’est parce que la société dirigeante issue de la lutte de libération nationale a été incapable de définir des modalités régulières d’alternance au pouvoir. Il s’avère aujourd’hui que la hiérarchie militaire n’est plus en mesure de se servir efficacement d’une telle société improductive dont la légitimité a cessé de se renouveler et dont l’entretien menace maintenant la pérennité de l’Etat. Etant donné le rapport de pouvoir dont bénéficie le Président, il est probable qu’il lui soit permis à peine de discipliner une telle société en vue de rétablir une paix qui puisse rendre à l’Etat une certaine partie de son autonomie. Pour faire accoucher la société de nouvelles compétences, il faudrait un autre rapport de pouvoir, ou Bouteflika dispose-t-il de certains moyens pour faire basculer la société dominante dans une nouvelle économie ?

Beaucoup sont convaincus qu’il est impossible de réformer le système de l’intérieur pour la bonne raison qu’il ne sait que se reconduire lui-même. Il faudrait que la société dominante, conduite par une de ses fractions, consente à renoncer à sa domination, à ses monopoles, ait une nouvelle confiance dans la compétition, élabore les règles d’une réussite dont elle ne se réserverait pas le monopole. Bref, qu’elle fasse preuve d’un peu plus d’universalisme. Ce qui n’est sûrement pas le propre d’une société vieillissante subissant la pression de ses héritiers. Ce qu’elle avait refusé de faire avec Hamrouche parce que, au fond, sa majorité changeante refuse de s’y préparer. Est-elle en mesure de le faire aujourd’hui avec Bouteflika ? Et de quels appuis extérieurs Bouteflika dispose-t-il pour pouvoir infléchir son mouvement naturel et la porter à conduire, sinon à accepter le changement ? On prend une citadelle de l’intérieur mais on construit un nouveau système sur les marges de l’ancien où l’un se défait et l’autre se construit. Bouteflika qui avait pris profession de conseiller les princes après avoir été marginalisé par la société qu’il veut aujourd’hui réformer, peut-il contribuer à donner à l’Algérie une société dirigeante dont les légitimités seraient celles que donnent les nouvelles compétences requises pour instaurer la paix et conduire le progrès matériel et social ?

Nulle autorité n’est mieux établie que celle qui est consentie, celle qui se fonde sur la liberté et l’égalité des citoyens. Le problème c’est que nous sommes toujours dans une société à deux collèges. C’est donc une erreur de ne pas prendre comme objectif immédiat la restauration de la confiance entre le pouvoir et la société. Une autorité qui serait consentie par l’un et non par l’autre s’avérerait vite fragile. L’ensemble doit consentir non pas à restaurer un pouvoir mais à en faire émerger un nouveau dont les compétences seraient adéquates aux défis du siècle et dont les bénéfices retomberaient sur l’ensemble des citoyens. Pour le moment, il semble que Bouteflika essaye de gagner tantôt la confiance d’une société tantôt de l’autre, plutôt que de vouloir casser ce dualisme. Or l’une semble avoir renouvelé sa confiance à la hiérarchie militaire, s’abandonnant à sa faiblesse, et l’autre que le référendum révèle n’a ni force, ni puissance, ni droit d’expression réel. Il faut attendre d’autres mesures de la part de Bouteflika pour voir si les choses s’engagent à évoluer dans un sens ou dans l’autre.

Libérer l’Etat du système rentier ou le délester de ses poids morts

On peut contenir la démarche de Bouteflika et «le contrat» qui le lie à l’armée, à notre avis, entre un programme minimum, celui que peut réaliser le système conduit par Bouteflika et qui consiste à réduire ses charges et à les restructurer, et un autre, maximum, qui exige une réforme radicale de son fonctionnement mais qui peut rester théorique, servir de bouclier dans le débat idéologique et politique, et non de programme commun aux acteurs nationaux. La politique joue toujours d’un certain nombre d’écarts, masquant ici des objectifs, désignant là d’autres, jouant du virtuel et du réel, de l’intention et de son masque. Il faut comprendre que ce que l’on dit est fonction de ce que l’on peut dire, qu’il y a une performance spécifique du discours, et que ce que l’on fait est fonction de ce que l’on peut faire qui dépend de rapports de pouvoir avoués et inavoués. Le discours, l’action ont des ressources et des contraintes indépendantes. Et il me semble que le rapport de pouvoir dans lequel est compris Bouteflika, étant donné ses compétences culturelles, son capital politique, établit un grand écart entre les performances de sa pratique discursive et celles de sa pratique politique. Il a le pouvoir de briser beaucoup de tabous. Il utilise toutes les ressources du discours, mais il faut que la pratique discursive ne s’enferme pas sur elle-même ; il faut qu’elle puisse affecter, communiquer avec les autres pratiques et celui que nous avons pris coutume d’appeler le pouvoir réel, «la muette», est là pour interposer ses actions. D’aide donc Bouteflika a certainement besoin pour réhabiliter la politique. Tout le monde a remarqué qu’il ne dit rien sur ce qu’il va faire, que le chemin n’était pas vraiment libre peut-on dire, tout le monde l’a entendu répéter pendant toute sa campagne qu’il n’avait qu’un seul objectif : la paix. Mais d’une manière telle qu’on le sentait cherchant sa voie. Dans sa quête d’ouvertures, il n’a pas perdu de vue la bataille qu’il fallait ici emporter : obtenir des victimes du terrorisme le pardon et des terroristes la reddition. Espérons que cela ne sera pas son unique victoire.

En matière politique, le problème de sincérité ne peut être abordé indépendamment des problèmes distincts de savoir ce que l’on peut dire et ce que l’on peut faire, d’une part (autonomie des différentes pratiques), de ce qu’il convient de dire et de ce qu’il convient de faire (définition de la stratégie et de ses moyens) et de la maîtrise de tout cela. La transparence sera d’autant plus grande que la stratégie aura défini de manière explicite dans chaque champ d’intervention le système des pratiques, des acteurs, des moyens et des fins. Pour ce qui concerne la pratique discursive, des experts peuvent fabriquer un discours acceptable (ce que l’on peut dire de mieux étant donné un contexte scientifique et idéologique). Pour ce qui concerne l’action, il semble que nous sommes encore dans un clair-obscur où les acteurs s’observent sans oser encore se risquer dans une action pour «ouvrir» le jeu.

Le programme minimum consiste à réformer l’Etat en le libérant de charges qui entravent son autonomie, entament dangereusement sa marge d’action. On peut dire sans crainte qu’il consiste à le libérer de la guerre et d’une «société civile» qui est le produit d’un système que le temps a condamné.

Le programme minimum risque de conduire à un simple réaménagement interne et externe de la société dominante qui donnera quelques illusions à la société au début, mais qui, parce qu’il n’aura pas réussi à transformer sa disposition générale suicidaire, n’aura consisté qu’à faire quelques vagues que certains se seront empressés de laisser passer. S’agissant de le transformer de l’intérieur, le système a une réponse prête : opposer de l’inertie.

Je veux rappeler une chose sur laquelle la conscience politique n’aime pas s’attarder : l’Etat solidaire du système rentier ne peut aller qu’à sa ruine. C’est une question de temps. Car toute la société est complice pour conduire le système rentier à sa destruction, car il a été dit qu’il serait dépouillé. C’est une des leçons de l’histoire européenne et de sa révolution bourgeoise. La société se dispute les richesses que l’Etat tient, elle ne partira en quête de nouvelles richesses que quand elle l’aura ruiné, écrasé sous les dettes, lui qui voulait tout tenir, marchander chaque droit. C’est déjà fait en grande partie. La société dominante qui était aux premiers rangs doit cesser de fermer les yeux sur ses actes en la matière, sur sa compétition féroce pour piller la société de ses dernières richesses collectives et aller vivre de ses butins loin du lieu du crime. C’est pourquoi la moralisation de la vie publique ne peut être efficace quand elle n’offre pas d’alternative à la compétition monopolistique autour des ressources publiques. Il faut que s’impose une compétition créatrice de richesses sociales, de hiérarchies légitimes. C’est la raison pour laquelle la société dominante n’a jamais développé les dispositions nécessaires à l’instauration de la démocratie ; elle a toujours conçu le bonheur de la société comme indissociable du contrôle qu’elle exerçait sur elle. Constatant la vanité de son projet, elle s’est résolue à faire celui de ses enfants. Elle n’a jamais pensé que la condition du bonheur, pour la société et ses enfants, pouvait se trouver dans l’organisation d’une compétition saine entre tous les enfants, une compétition qui puisse leur donner une chance de gagner dans la compétition internationale et une certaine cohésion. Car les gagnants rassemblent et les perdants dispersent. Elle ne s’est jamais donné les moyens d’organiser une puissante compétition interne ordonnée à des fins socialement accessibles, de plus en plus élevées, au fur et à mesure du développement de ses moyens. Au contraire de cela, le résultat auquel nous sommes parvenus est aveuglant : on détruit les productions pour pouvoir importer, on tue la compétition interne pour monopoliser les dernières ressources publiques et collectives.

Les déclarations du premier responsable du pays faites à l’encontre des citoyens selon lesquelles les caisses de l’Etat son vides, qu’ils doivent compter sur eux-mêmes, ne changeront rien au comportement économique, à leur culture, si la société dominante continue à avoir la même «qibla», à avoir la même volonté de monopoliser les ressources publiques et de prendre les producteurs pour des sujets, pour des moutons que le premier rentier venu peut tondre. On a entendu dire que l’Algérie serait de retour, qu’elle allait s’attacher à reprendre sa place dans le concert des nations ; fasse que Dieu nous entende et qu’entre ceci et cela on trouve le chemin.

Favoriser l’émergence de nouvelles compétences sociales

Le souci nettement exprimé de redonner à l’Etat sa marge d’action est certainement, en théorie, un préalable au développement ; il n’est cependant réalisable comme objectif que si l’action, les ressources de l’Etat (il en a toujours) sont nettement orientées vers la libération de compétitions et de solidarités productives de nouvelles ressources. Se défaire de dépenses publiques, détruire des activités sans en proposer de nouvelles, proposer aux citoyens d’accepter la paix dans la misère pour les uns pendant que d’autres se pavanent dans l’ostentation, ce ne sont pas là les propositions du programme d’une société digne et fière.

La réalisation du seul programme minimum nécessaire au maintien des équilibres de l’Etat, auquel nous avons goûté dans la période antérieure, n’aboutira en pratique, je le répète, qu’à un réaménagement interne et externe de la société dominante sans changer sa disposition générale et sans en diminuer vraiment les coûts. La société civile dont nous héritons est un lourd fardeau. Bouteflika a eu l’occasion de se plaindre de notre volant de ministres de réserves, que dire de celui de nos cadres supérieurs ? Mais inutile de s’acharner sur eux, le système en a fabriqué à gogo, ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut leur dire tout simplement soyez responsables, vous avez eu plus que votre part ! Il faut ici aussi inaugurer une nouvelle ère, celle de la responsabilité, mais non pas celle des seuls démunis qui a commencé il y a plus d’une décennie déjà.

Il est impossible de réformer l’Etat sans reconstruire la société, à moins de le faire contre elle au prix d’une plus grande déstructuration. Vous ne songez pas laisser au chômage tous les ministres qui sont abonnés aux caisses de l’Etat ! La société ne pourra prendre en charge les chômeurs que libère l’Etat si son économie reste dans l’état où elle est. Vouloir donc réformer l’Etat c’est essayer de réformer le fonctionnement de la société dans son ensemble. Impossible d’isoler celui-ci de celle-là. Un Etat autoritaire devra avoir les moyens de commander et d’interdire ; à un Etat démocratique, décentralisé, pourra correspondre une société cherchant et comptant sur ses ressources propres et de nouvelles ressources produites par la compétition et la solidarité. L’Etat n’ayant plus les moyens de commander directement à l’activité économique, son ordre, ses ressources devront aller dans un sens qui encourage l’activité sociale, qu’elle soit de subsistance ou de compétition. C’est la condition fondamentale de la paix. Et ici, le nationalisme populiste qui supplante si facilement ses concurrents auprès de l’opinion publique est un véritable obstacle : depuis l’indépendance il a utilisé les spectre de la division nationale contre la compétition sociale. Or les plus grands ressorts dont disposait notre société résident probablement dans ses régions et ses groupes ; il faut oser y réfléchir. On aime leur attribuer un certain de nombre de méfaits, mais on se laisse trop souvent aller à leur donner ceux du système. Ces régions, ces groupes, qui se sont toujours imposés (pas toutes et tous) et que le nationalisme n’a pas voulu admettre dans ses discours. Les autres courants n’étaient pas en reste, il est vrai. Rappelez-vous la politique de l’équilibre régional dont on n’a jamais pu faire la théorie. Ce ressort n’est pas le meilleur au regard du monde, mais on ne donne que ce que l’on a. Chaque état social a ses compétitions, ses solidarités qui évoluent avec lui. Les cohésions sociale et nationale conjuguent et doivent conjuguer de leur mieux possible compétition, protection et solidarité pour être viables. Le modèle socialiste qui a aplati la compétition sociale, qui a voulu réduire la solidarité nationale à une solidarité étatique a fait faillite ! Tout défaire pour tout refaire, on a compris aujourd’hui à quoi cela conduit. Certains, s’ils ont compris, ne veulent pas en tirer toutes les conséquences. Pour aider la société à mieux respirer, à être plus sereine, à être à la hauteur de ses moyens et ambitions, à trouver ses voies de progression, il faut l’aider à former des ensembles cohérents et compétitifs, les différentes cohésions sociales qui permettent de multiplier les ressources et de garantir le «plein emploi» de ses forces. La compétition a toujours une dimension individuelle et collective.

Rappelons que l’état de guerre est le résultat des contradictions au sein de la société dominante qui n’a pu se donner, puis donner à la société des règles d’accès et d’alternance au pouvoir, en même temps que le résultat d’une contradiction entre la société dominante et une nouvelle majorité sociale dont la direction exige de nouvelles compétences. Bien d’autres oppositions peuvent s’y ajouter ensuite. Ce sont ces contradictions qui animent le mouvement de notre société.

Seule la surpolitisation a conduit à la guerre que nous avons connue, surpolitisation qu’a exploitée le pouvoir pour masquer ses faiblesses, déplacer les enjeux et se donner de nouveaux délais pour assurer sa pérennité. Le nationalisme institutionnel ayant parié sur la supériorité de son expérience administrative et idéologique, mais ayant oublié que la société pouvait avoir une volonté et s’en mêler, a imposé à la nouvelle majorité sociale l’islamisme politique comme idéologie de combat pour la défaire. Pour pouvoir organiser le changement après les événements d’octobre 1988, le nationalisme a «fixé» idéologiquement l’opposition sociale pour mieux la discréditer au plan interne et l’isoler au plan externe, au lieu de créer les conditions d’un véritable débat social et politique qui puisse libérer la société de ses antagonismes et lui faire transcender ses oppositions pour en faire les ressorts de compétitions productives. Il n’a pas compris qu’il était le produit d’une synthèse, d’un débat entre passé et présent, entre tradition et modernité (les valeurs de Novembre) qui s’étaient instaurés dans le creuset de la lutte d’indépendance au travers de ses diverses pratiques idéologiques et politiques, et que sa supériorité sur les autres courants trop déterminés ne pouvait être maintenue que si le débat entre soi et avec le monde n’était pas interrompu. Le coup d’Etat de Boumediene inaugure l’arrêt de la réflexion ; celle-ci s’accentue davantage après sa mort. C’est le résultat attendu de la suprématie de «l’ordre» militaire sur le «désordre» politique. L’inexpérience politique des islamistes dont on a voulu jouer nous a été fait payer très cher. Bouteflika devrait s’en souvenir et ne pas abuser de ses ressources rhétoriques. La société dirigeante, dont la légitimité relève de compétences dominantes historiquement datées, a raté son deuxième rendez-vous avec l’histoire, celui que feu Houari Boumediene appelait la bataille de la production. Au sortir de la guerre de libération, elle n’a pas su utiliser ses compétitions et ses solidarités pour promouvoir une compétition nationale ouverte et entrer ensuite dans cette autre, internationale ; elle s’est fourvoyée dans un étatisme qui l’a vite corrompue. Aucune force n’était en mesure de l’emporter sur elle dans la compétition sociale, qu’elle soit politique ou économique. Ses divisions l’ont alors emporté sur son esprit de corps, ses compétitions se sont focalisées sur l’appropriation des ressources collectives et les exclusions sont commencé. Il est difficile de dire qui est premier, qui des divisions, qui de l’étatisme, mais il est incontestable que l’air du temps, le mépris des origines sociales y étaient pour quelque chose ; l’absence de débat a fait le reste. Les nouvelles générations doivent prendre garde à ce que l’histoire ne se répète, certaines oppositions, comme entre arabophones et francophones peuvent dépasser leur cadre. Aujourd’hui la société dominante bloque l’émergence des nouvelles compétences nécessaires à la cohésion et à une insertion honorable de la société algérienne dans le monde, ce qui a pour résultat un effondrement de l’Etat sous les charges sociales, suite à un non- renouvellement des anciennes ressources et à une incapacité de la société à en produire de nouvelles. L’issue à la crise réside donc dans la production de ces nouvelles compétences et non dans une quelconque lutte contre la corruption, qui est une tare du système rentier, ou une quelconque diminution des dépenses publiques qui doit libérer l’Etat de charges qui l’entravent sans tenir compte des demandes de la société.

La reddition des groupes armés n’est ni la fin de la violence ni une victoire du système

Les groupes armés ayant perdu toute couverture politique et religieuse, il leur restera une mince complicité populaire. Il est certain que celle-ci a reçu un sérieux coup d’arrêt par la campagne référendaire. Le terrorisme résiduel va devoir entrer dans une période d’hibernation plus ou moins prolongée. Mais la magie de Bouteflika ne va pas jouer longtemps si elle n’est pas relayée par une réforme du système qui puisse attirer les énergies. Il deviendra évident qu’il a été utilisé pour obtenir la reddition des groupes armés et redonner à la dictature un nouveau souffle. La reddition des groupes armés était prévisible, car on ne peut prendre les armes parce qu’un processus électoral a été interrompu, puis on constate que les dommages commis sont plus importants que les torts que l’on voulait réparer. Mais le pouvoir a tenu à en tirer un gain politique. Il reste que le terrorisme résiduel peut durer longtemps et que les dommages qu’il peut causer sont sans proportion avec son poids humain. Il peut subsister longtemps dans le corps d’une société malade. Aussi ne faut-il pas attendre le 13 janvier pour voir où l’on en est. La paix, la réconciliation avec soi qui conduit la société à pardonner, à réintégrer, exigent un véritable débat qui montre les différends et les fait accepter, qui remette les choses à leur place. Seul leur connaissance puis leur compréhension mettront fin à la violence. Qu’importe que nous ayons des idées différentes si c’est pour servir notre société et les hommes ! Bouteflika a ouvert ce débat ; il aurait tort de croire qu’il est de son ressort de le fermer.

Le terrorisme religieux incapable de canaliser la violence et les énergies va céder la place aux formes plus ordinaires de celle-ci ou à la naissance d’un véritable mouvement pour les libertés. Il y a loin entre le désarmement des idéologies de combat et le désarmement de la violence sociale ou le plein emploi des énergies. Car la défaite politique des groupes armés n’est pas une défaite de la violence et n’est pas l’instauration d’un ordre productif de bien-être. Si la lutte armée était intervenue dans un état de plus grande décomposition sociale, il y aurait eu fort à parier qu’elle aurait emporté l’Etat. Quoique l’exemple n’ait que peu de rapport avec l’Algérie, que l’on se rappelle l’exemple de Mobutu ; il est explicite de l’aveuglement qui peut frapper certains régimes. Même la France s’est abandonnée à soutenir un régime pareil jusqu’à conduire le pays à la guerre civile. Si la lutte armée avait été menée par un mouvement unitaire, les choses auraient aussi été bien plus compliquées. Ce ne sont pas les nationalistes algériens qui peuvent se convertir en pacifistes. Le terrorisme a échoué parce que le peuple algérien n’en voulait pas ; il ne voulait pas se défaire d’une dictature à la légitimité en voie de péremption pour se mettre sur le dos une nouvelle dictature d’illuminés. Oui l’Algérie n’est pas l’Iran des mollahs ni la Turquie d’Atatturk. La paix qui vient a signé la fin des dictatures, et que Bouteflika soit ou pas celui qui inaugurera l’ère de la démocratie, il ne pourra lui barrer le chemin. Que certains ne croient donc pas trop vite que l’instrumentalisation de Bouteflika sera leur victoire. Ce sera la dernière carte de la dictature. Bouteflika donne à l’armée la possibilité de se retirer en ordre du pouvoir politique. Il ne pourra lui donner la possibilité de le conserver.

Il faut donc savoir utiliser cet arrêt pour regarder en arrière et sortir résolument du système. Ce que j’entends par aider à l’émergence de nouvelles compétences signifie rendre à l’activité économique, sociale et culturelle « ses meneurs », permettre à de véritables hiérarchies de se mettre en place et que leur compétition soit profitable à la liberté de la société et non à sa soumission. Rendre l’université à ses professeurs, les entreprises aux entrepreneurs, la religion aux oulémas, les militaires à l’armée, les mosquées aux pratiquants, etc. Par véritables hiérarchies, j’entends celles établies par les différentes compétitions sociales et reconnues par elles. Des hiérarchies qui, parce qu’elles ont réussi, savent diriger, organiser les compétitions sociales, mais aussi la protection et la solidarité. Sans ces hiérarchie, le capital étranger ne pourra contribuer à notre développement. Il est temps de décorer les «anciens moudjahidine» de la bataille de la construction nationale, ceux qui ont travaillé pour un autre avenir que celui qui leur était proposé, sans attendre ni salaire ni honneurs du système rentier qu’ils savaient éphémère. Le commencement nécessaire pour l’édification de la nouvelle société civile. Il faut trouver des exemples et vite ; les nouveaux héros sont les entrepreneurs et les chercheurs, mais aussi d’autres, plus simples, qui produisent de la cohésion et ont pu éviter le pire. Depuis combien de temps les pays émergents n’administrent-ils pas au reste du monde la leçon selon laquelle les nouveaux guerriers que le système éducatif doit produire ce sont les entrepreneurs ! L’économie de rente a produit des rentiers et des fonctionnaires ; l’économie de marché, si elle doit voir le jour, ne pourra être que l’ouvre de vrais entrepreneurs ! De même pour ce que l’on peut appeler l’économie sociale, le troisième secteur. Et que l’Administration, la société, la loi soient donc à leur service ! Que faudra-t-il pour que nous nous rendions à l’évidence ? La faillite la plus complète, lorsque l’échec nous aura complètement dispersés ? Qui aurons-nous et quoi, alors, pour entreprendre ?

Les partis malades du système rentier

Bouteflika a affirmé que son gouvernement serait constitué d’hommes politiques crédibles appartenant à diverses formations politiques pour réaliser son programme. La compétition des formations politiques est donc exclue dans la tâche de reconquête par l’Etat de son autonomie d’action. Mais comment savoir ce que peut faire la société, comment garantir la réalisation des objectifs ? Je le répète, parce qu’un tel objectif ne peut être réalisé sans que change la disposition générale de la société ; il ne peut être atteint en faisant l’économie d’un débat. A moins que cela soit la façon de Bouteflika d’entamer ce débat… ou de créer son parti. L’exclusion des partis politiques ne peut remplacer le dénominateur commun qui doit les unir, ni ne pas tenir compte du choix de la société qui doit se porter en faveur d’un programme particulier parmi plusieurs programmes concurrents. Un enseignement que j’avais reçu, étudiant, était que la démocratie était une nécessité technique : pour atteindre ou dépasser les objectifs de notre politique économique, il faut les définir avec la société. Un gouvernement des meilleurs, a quelque chose de populiste, il ne peut ni être un bon gouvernement de techniciens qui visent à la réalisation d’un programme précis, ni une bonne direction pour conduire le débat social afin d’établir ce programme, ni une bonne base sociale pour veiller à son exécution. Il ne peut aussi être l’instrument d’un débat politique général, soit le substitut d’une assemblée constituante, qui viserait à doter la société de la Constitution qui lui convient. Qu’une compétition saine n’ait pas trouvé ses marques, cela est évident, mais ce sont là des problèmes bien différents.

Il nous reste à envisager un scénario : celui d’un gouvernement dont les hommes seraient suffisamment forts pour lui permettre de se réapproprier le «pouvoir  réel». L’on sait que dans notre pays l’exécutif a toujours représenté le «pouvoir formel», tandis qu’un certain nombre de militaires et leur périphérie formaient le «pouvoir réel». Dans ce scénario, bien sûr, la hiérarchie militaire a accepté d’abandonner les commandes politiques. Il ne s’agit plus que de traquer les dissidents du pouvoir réel, «ceux qui ont encore faim». Il faudrait alors un gouvernement qui ne les craindrait pas, qui serait en mesure de s’imposer à eux, de les convaincre de se soumettre à la loi. Après l’appel aux terroristes, ce gouvernement aurait la charge de lancer un appel aux mafieux de l’économie, de leur enjoindre de rentrer dans le droit chemin, et de les combattre ensuite si nécessaire. Voilà probablement l’arène dont parle Bouteflika, et voilà qui remet en place l’un de ses propos selon lequel chacun devait rester à son poste. Un tel programme voudrait qu’on recoure davantage à des hommes du genre des Six qu’à ceux qu’on peut appeler les partis maison. Oui si Bouteflika veut rendre au gouvernement ses prérogatives, pour rendre ensuite au peuple sa souveraineté, c’est du côté des Six qu’il peut trouver de l’aide. Ils l’ont prouvé déjà. Ce scénario a le mérite de dire ce qui peut être et pourquoi il peut ou ne peut pas être. On comprend ici pourquoi les partis ne seraient pas représentés en tant que tels : pas suffisamment indépendants pour la tâche attendue. Mais plutôt que de concéder aussi directement à l’opposition que de recourir au Six, des hommes indépendants dotés d’une certaine autorité seraient suffisants pour la tâche.

Aujourd’hui donc un obstacle serait dans la définition des représentants du peuple que Bouteflika (et l’armée) ne voudrait pas reconnaître dans les partis actuels. Quoi d’étonnant à cela ? Qui a soutenu que dans un tel système les représentants du peuple seraient légion ? Mais à ce train, les assemblées élues vont être transformées en chambres d’enregistrement et le Président va user et abuser des référendums comme il n’est pas de coutume. A ce jeu, Bouteflika s’amusant à choisir les représentants du peuple qui lui conviennent, le peuple finira par être absent. Le joueur et l’arbitre ne seront toujours qu’une même et seule personne. La compétition politique ne peut être suspendue longtemps. Pour la société elle n’est pas une fin en soi mais le meilleur moyen de débattre pour savoir quels moyens elle a pour réaliser des objectifs qu’elle désire atteindre. Pour le parti politique, libre à lui d’envisager en son for intérieur sa propre réussite et non pas celle de la société, de proposer un programme qu’il est en mesure de réaliser, s’il est retenu par la société. Ce n’est pas à lui qu’est confié le soin de dire ce qui va faire le bonheur de la société. Il est un instrument performant ou pas de la volonté de la société. C’est un producteur de programmes qui doit ajuster parmi des offres des différentes hiérarchies sociales et des demandes de la société. Le parti est un intermédiaire entre les communautés spécialisées que sont les entrepreneurs, les savants, les militaires, les producteurs en tout genre, d’une part, et la société, d’autre part. Sa fonction est une fonction de médiation spécifique et sa tâche consiste à ajuster des offres de spécialistes et des demandes sociales pour former un programme de gouvernement. La performance c’est de pouvoir faire travailler tout ce beau monde ensemble dans le cadre d’un projet global, un programme de gouvernement. Gouverner c’est donc faire soi-même, mais surtout faire faire à autrui. Aussi ne songez pas à renvoyer nos brillantes étudiantes à leurs casseroles, ni nos tristes étudiants aux pelles et aux pioches ; donnez-leur des objectifs qui les sortent de leur inaction, de leur non-espérance, voilà la fonction d’un gouvernement. Mais pour cela il faudrait user plus d’une autorité qui s’impose qu’elle n’est imposée.

Il faut admettre que les partis sont malades du système rentier. Ils sont tous traversés par le même mouvement à des degrés divers : la quête des faveurs du système, se rapproche de la source des revenus. La vie est là, dans cette compétition. Aller à contre-courant c’est aller à l’usure sûrement. Les militants sont des activistes en quête de réussite. Ils sont prêts à travailler pour la société si cela peut les servir eux-mêmes, si la société le leur rend bien. L’homme est né libre, il ne veut pas accepter d’être le serviteur d’autrui, encore moins celui d’une abstraction qui cache le maître. Ce n’est qu’à moitié leur faute si réussir signifie ruiner la société. Les militants désintéressés sont soit cantonnés, soit découragés par l’absence de compétition saine (objectifs explicites et socialement assumés, règles égales pour tous) à l’intérieur du parti et à l’extérieur. A l’exception de rares partis, les partis ont donc été réduits à des partis clients. L’exemple le plus probant est celui des partis islamistes de la coalition ; leur programme est explicite : il est inutile de demander au peuple des suffrages qui ne valent rien, il faut les demander au pouvoir, ensuite le peuple (les militants d’abord) vous donnera les siens. Il ne faut pas confondre la monnaie de singe et la vraie monnaie. Et la société marche. A-t-elle le choix ? Certainement non. On peut appeler ça du réalisme politique. Par conséquent, il est inutile d’accuser les partis d’avoir une mauvaise nature, c’est le système qui dicte les voies du succès, les voies du changement ; elles sont ce qu’elles sont, quitte à le conduire à sa ruine. Ne pouvant choisir le système, beaucoup lui cèdent, quitte à prendre leur revanche en accélérant sa ruine. «Fous la merde, ça va s’arranger», dit un proverbe de chez nous ! Un parti comme le FFS ne tient que parce qu’on peut affirmer qu’il dispose de ressources non ordinaires, mais il a dû, par ailleurs, faire beaucoup de concessions au système pour ne pas être totalement hors course. Il a dû faire beaucoup de concessions à la pression de sa base. Il est donc erroné de vouloir séparer les partis du système dans lequel ils agissent et davantage de les charger de tares qui ne sont pas les leurs. Comme de vouloir séparer l’Etat de la société qu’il est censé représenter. Tant que la société n’aura pas choisi en vérité sa Constitution, on pourra toujours se plaindre de la mentalité algérienne, de son manque de civisme, et ses valeureux ne seront toujours qu’une minorité. Car en vérité on aura cultivé l’irresponsabilité. On ne mettra pas tout le monde dans le même sac pour autant : tout le monde n’a pas été également corrompu, et sortir de la crise c’est d’abord le mettre en évidence. Des hommes et des femmes ont travaillé leur vie durant pour qu’un jour la société reconnaisse leur travail. Il faut commencer par les mettre en avant. Nous aurons alors une société réconciliée avec elle-même, une société fière d’elle-même. Dites-moi quels sont vos héros, je vous dirai qui vous êtes !

On peut donc conclure que la compétition politique pourra reprendre son rôle dès lors que nous aurons changé de système, lorsque la société aura acquis la conviction que c’est elle le pouvoir et non pas l’armée. On peut donc comprendre que Bouteflika ne veuille pas à l’heure actuelle faire appel à des partis, mais à des personnalités jouissant d’une certaine autorité et adhérant à son programme. On peut au moins lui concéder qu’il en a le prétexte.

Bouteflika garant du retrait ordonné de l’armée ?

Nous avons parlé d’un programme minimum qui ne pourrait être qu’un nouvel échec : les forces de conservation du système l’emportant sur celles du changement, la pérennité du système rentier conduisant à un appauvrissement croissant de la société. Le programme maximum consiste en la mise en ouvre d’un programme politique et économique qui consiste à donner à la société algérienne les nouvelles compétences en mesure de conduire une insertion honorable dans le monde et en mesure de lui donner une cohésion. Ce qui peut être en théorie le programme de Bouteflika, mais en pratique il n’en aura sans doute pas les moyens, si les choses n’évoluent pas. L’unité nationale n’est plus une affaire physique de frontières, mais une affaire de cohésion sociale et de performance internationale. La dictature pouvait dans le passé se passer de l’une quand elle tenait l’autre. Aujourd’hui, ce qui nous arrive démontre le contraire. Il ne suffira pas de parler de trafiquants d’armes : n’importe qui ou presque peut fabriquer une bombe aujourd’hui. Et la division de la société n’est pas une affaire culturelle et idéologique. La division a mobilisé ces facteurs comme idéologie de combat. La division est à la base une affaire sociale et économique qui a pris une dimension politique. L’histoire n’oubliera pas ce mot de Chadli : le fils de paysan restera paysan. A titre d’exemple, la compétition entre arabophones et francophones, bien que résultant d’un héritage historique et d’une politique de recouvrement de la souveraineté nationale, a été instrumentalisée pour la reproduction du système. L’armée qui a été l’instrument de la reconquête de l’indépendance, peut défendre l’unité territoriale du pays, mais non plus conquérir l’indépendance et l’unité économiques, politiques de notre société qu’il faut aller chercher sur le marché mondial et dans nos traditions, nos expériences sociales et historiques. On l’a dit, cela exige de nouvelles compétences et une nouvelle cohérence entre les différentes hiérarchies sociales où l’armée ne peut plus tenir le premier plan.

Après la réintégration des «égarés» dans la société, le rejet de la violence comme moyen d’accéder au pouvoir politique, la reconquête par l’Etat de son autonomie d’action passe par le retour de l’armée dans les casernes, le retrait de l’armée de l’espace politique afin que l’Administration puisse abandonner sa fonction de canal d’appropriation des richesses collectives et afin qu’une politique économique qui récompense les producteurs de richesses et sanctionne les spéculateurs puisse se mettre en place. Et pour cela un seul système : la démocratie. L’Administration ne sera au service du progrès que si la justice est indépendante, et la justice ne sera indépendante que si la souveraineté du peuple est effective.

Et, à notre avis, seul ce choix stratégique peut légitimer le fait que l’armée ait choisi d’imposer son candidat Bouteflika, en même temps que le choix de celui-ci de s’affirmer comme candidat de l’armée seule d’abord, puis comme candidat du peuple ensuite. Seul ce programme peut lui donner une certaine légitimité. L’armée aurait besoin de garanties pour se replier. On peut interpréter ainsi l’inégalité de traitement opéré par Bouteflika en ce qui concerne les familles victimes du terrorisme desquelles il se prévaut pour dire  « le FIS c’est terminé », et les familles des disparus desquelles il ne veut pas se prévaloir pour dire fini le pouvoir non contrôle par le peuple, par ses représentants et une justice indépendante. Le deuxième volet ferait partie d’un non-dit, appartiendrait à un deuxième temps, pour que ce qui est différent ne soit pas égal, pour sauvegarder la paix sociale. La page tournée ne le sera vraiment que lorsque la force ne confisquera plus la souveraineté du peuple, et qu’elle ne pourra plus transformer la société civile, les partis, en ses clients. Ce n’est pas par la société civile qu’il faut commencer par faire le ménage, mais par ses maîtres. Inutile de nous jeter donc «notre» classe politique en pâture. Elle n’est pas la nôtre, pas celle du peuple mais celle du système rentier et de sa colonne vertébrale. Le 15 avril passé, la part des choses a été faite. Pour que le renouveau advienne, il faut que le programme maximum dont nous avons parlé soit réalisé. Il faut libérer l’Etat et la société du système rentier, et il n’a qu’une seule tête.

Rendre à la société sa liberté

On lit dans les journaux que le référendum a délivré un «chèque en blanc» à Bouteflika, qu’il lui a laissé les «coudées franches». C’est un peu aller fort. Qui a donné le chèque ? Le peuple ? Alors il s’agit d’un chèque sans provisions. Car quelles forces, quel pouvoir le vote lui donne-t-il ? Le public qui a assisté à ses meetings lui a été fourni par le régime, et il s’adressait moins à eux qu’à la télévision. Son rapport ambivalent avec les partis de la coalition qu’il appelle tantôt et repousse parfois est édifiant. Il n’a donc même pas un parti en vérité. Ceux de la coalition ne sont pas à lui et celui d’Attaïlia qui est-il et que peut-il faire ? Il a les coudées franches par rapport à qui ? Par rapport aux forces qui tiennent le pouvoir et veulent le conserver ou le transformer comme elles l’entendent ? C’est croire qu’elles se sont laissé impressionner par ses discours. Elles savent ce que parler veut dire. On a beaucoup de mal à voir dans quel espace se meut Bouteflika. Alors, que s’est-il passé ? On a demandé à un moment donné à la société de dire oui à la paix ? Il y a longtemps qu’elle attendait – «aveugle, que cherches-tu ?». Le résultat avait tellement peu d’importance que Bouteflika a poursuivi la campagne jusqu’au dernier jour. Et puis nous avons l’habitude des résultats connus d’avance. Ce n’était pas tout cela qui était en vue. Il voulait parler de la société.

Il est indéniable que Bouteflika, d’un certain point de vue, a quelque chose à voir avec ce visiteur du soir qui arrive quand tout est déjà prêt. Cependant par ses différentes messes, Bouteflika a continué de rompre le climat de guerre qu’avait commencé la campagne des élections présidentielles. Il a essayé de rétablir son rapport avec la société qui avait été brouillé par le retrait des Six lors des élections présidentielles. Il s’est impliqué personnellement dans cette campagne. Il y a essayé son autorité, a suscité un mouvement de contestation et a délivré un message politique plus précis que lors des élections présidentielles : avec lui, l’armée dont il veut être le chef est couverte (derrière lui, elle peut se retirer sans crainte, mettre de l’ordre dans sa maison ?) ; les groupes armés peuvent se rendre sans crainte ; l’Administration doit s’attendre à être réformée. Mais, comme on l’a dit, ce message n’importe qui peut le délivrer pour aller s’occuper d’autres choses ensuite. Ceux qui vous demandent des comptes ne le font pas en public.

Le cas Bouteflika a l’air de ressembler au cas d’un président dont le programme pourrait recueillir les faveurs de la société, mais qui serait dans une situation d’impuissance caractérisée ou qui n’ose pas encore ouvrir le jeu.

On dirait un homme seul face à un système, qui aurait accepté une telle situation parce qu’il veut sauver la société dominante contre elle-même, mais qui ne connaît pas les moyens dont il dispose. Ses appels à l’aide pourraient s’avérer véritables. La campagne référendaire a été conçue un peu pour lui donner un sentiment de force. Peut-être espérait-il libérer des forces en remuant les choses. Il faut reconnaître que si la campagne pouvait en donner le sentiment, de telles forces inorganisées s’en sont retournées au néant ou seront «dispersées» par le système. Il ne suffit pas d’appeler les forces du bien pour qu’elles surgissent. Il faut leur donner les moyens de s’exprimer, et voilà ce que le système ne semble pas près de donner. Les moyens du Président s’apparentent à des souhaits. L’armée est encore allée chercher un marginal qui veut changer les choses, de l’intérieur cette fois, mais qui ne semble posséder que sa bonne volonté et des amis en retraite. Il est marqué de sa tare originelle. Il a été élu comme candidat du pouvoir, sans base politique militante. Le référendum ne lui apportera pas de forces nouvelles si le champ politique reste verrouillé et s’il ne peut jouir de toutes ses prérogatives constitutionnelles. Certains commencent à rire de ses crises d’autorité.

Les coudées franches, le chèque en blanc, disons plutôt des forces nouvelles, un certain crédit, une marge d’action. Il semblerait que Bouteflika puisse en trouver là où on le dit le moins : au niveau international. Là où Bouteflika peut être le plus utile, il peut s’avérer le plus dangereux. De la marge, là il peut s’en trouver.

Le référendum avec tous ses défauts a donné l’occasion au monde de savoir ce qu’il était possible de faire pour la société algérienne. Les puissances occidentales peuvent le créditer du projet dont nous avons parlé et davantage. Elles peuvent participer à sa réussite. Leurs appuis peuvent être décisifs dans l’autonomie du Président par rapport à la hiérarchie militaire. Car c’est là ce que redoute surtout cette dernière, depuis le coup porté à sa légitimité politique par l’opposition, avec le retrait des Six de la course aux élections présidentielles, et après avoir fermé le champ d’action de l’opposition interne. Le peuple veut la paix. A ces puissances de dire si elles veulent toujours avoir affaire à une dictature militaire dans notre pays, elles qui se trouvent confrontées dans le monde à des problèmes avec plusieurs d’entre elles. Pour le moment, on dirait qu’elles sont prêtes à accorder un certain crédit à Bouteflika à la tête de la présidence, mais qu’elles hésitent devant le fait que cela puisse servir le régime militaire. Certains chantent déjà victoire. Bouteflika pourra-t-il prendre des mesures claires et convaincantes ou sera-t-il pris d’une crise de parano en se prenant pour le représentant de l’Etat et non celui du peuple, exigeant des puissances occidentales des signaux clairs de leur part en faveur de l’Algérie, mais non de la démocratie ? Le changement pourrait-il advenir sans trop de vagues dans notre pays ? La hiérarchie militaire détient une bonne partie de la réponse.

Seule une dynamique globale peut réformer le système. Alors, certains comprendront que c’est l’heure de partir, sinon de renoncer à certains pouvoirs. L’armée doit montrer la première qu’elle accepte le Président comme chef des armées, quelle accepte l’Etat de droit. Elle doit commencer par remercier l’actuelle hiérarchie pour ses services. Bouteflika ne peut être chef suprême des armées sans avoir le pouvoir de placer et déplacer. La société dans son ensemble veut le savoir, et il n’y a pas d’autres moyens pour le faire comprendre. On pourra comprendre alors, avec le reste des mesures, qu’il ne faudra plus compter sur l’armée pour diriger ou couvrir les affaires de ses membres et alliés. On comprend pourquoi la plus grosse curiosité qui est attachée à la constitution du gouvernement est : à qui sera confié le poste de la défense. Ensuite, des élections libres permettront à la société d’éprouver les partis, de faire ses expériences, d’en supporter les frais et d’être responsable. Ainsi qu’une réforme de la justice pour achever de libérer le mouvement de la société. Des garde-fous sont nécessaires ; c’est là que réside une difficulté et c’est là qu’une conférence nationale aurait pu donner un cadre convenable.

En plus de son aptitude à pouvoir tenir la société civile (qui, on le rappelle, a été à l’origine de l’interruption du processus électoral de 1991), pour permettre le retrait de l’armée, Bouteflika a des qualités pour aider la compétition sociale à trouver ses marques , la société à devenir une société de citoyens responsables. Cela devrait être son seul programme. A la société de définir les programmes qu’elle peut assumer, d’assurer ses divisions, à les traiter comme des aiguillons de la compétition et de la solidarité ou à les dépasser si elles lui nuisent.

Derguini Arezki

Université de Sétif

(*) Le titre est de la rédaction.