Le rapport du panel Onusien a été vivement contesté dans la manière dont il présente l’évolution politique en Algérie ainsi que la situation des droits de l’homme (citer Mehri, LAADH, etc). ainsi que, représente également une honteuse entreprise de myst

QUAND LA MISSION SOARES

ANALYSE L’ECONOMIE ALGERIENNE

Fatiha Talahite

Libre Algérie n°6, Alger, 23 novembre-6 décembre 1998

« Réunir sur la situation en Algérie des informations permettant d’en donner une image plus claire », ainsi est définie, en introduction de son rapport, la mission du panel onusien qui s’est rendu en Algérie du 22 juillet au 4 août 1998. Depuis sa publication, ce document a déjà suscité de nombreuses critiques sur la manière dont est présentée l’évolution politique en Algérie ainsi que la situation des droits de l’homme. Mais il y a un autre aspect de la situation en Algérie dont ce texte donne une image complètement falsifiée et mystificatrice, c’est l’économie.

Tenter de résumer en une page l’historique de l’Algérie de 1954 à 1992, comme l’annonce le document, est certainement une gageure, mais s’arranger pour y répéter plusieurs fois des expressions comme contrôle étatique sur l’économie et libéralisation économique sans rien dire d’autre, ou si peu, sur l’économie durant toute cette période est aussi une prouesse dans le genre! Le ton est donné: il ne s’agit pas d’informer, mais de souscrire à une vision strictement idéologique.

L’économie algérienne y est décrite comme soumise à une gestion centralisée jusqu’en 1985/86, période à partir de laquelle aurait été entreprise une libéralisation, visant essentiellement à réduire les contrôles étatiques et ouvrir le pays aux investissements étrangers. Tandis que l’expérience des réformes de Hamrouche n’occupe que deux lignes, on y apprend que le gouvernement actuel a entrepris de profondes réformes économiques pour passer d’une économie planifiée à une économie de marché et prendre en charge les problèmes auxquels étaient confronté le pays depuis la chûte brutale des prix du pétrole au cours de la deuxième moitié des années 80. Que les autorités ont coopéré avec le FMI, que le gouvernement a lancé un processus de privatisations, qu’il s’est employé à intégrer l’économie algérienne à celle de ses partenaires régionaux et à l’économie internationale de manière générale. Que l’Algérie a réussi à gérer sa dette extérieure et que ses réserves en devises s’élèvent à 9 milliards de dollars.

Le seul point noir serait le chômage, qui n’a malheureusement pas suivi le rythme d’augmentation rapide de la main d’oeuvre.

On sait que, dans les années 80, la doctrine de l’ajustement structurel opposait la méthode gradualiste, préconisée par la Banque mondiale, à la thérapie de choc, attribuée au FMI. Par la suite, cette opposition va disparaître et les institutions de Bretton Woods accordent leur violons en fondant les deux approches en une seule, celle des Programmes d’Ajustement Structurels à deux volets: mesures de stabilisation et réformes structurelles, que l’on appelle aussi réformes de première et de deuxième génération. Si les premières, qui visent des résultats macro-économiques à court terme, pénalisent d’abord les catégories sociales les plus vulnérables, les secondes, qui ont un caractère plus institutionnel, tendent à remettre en cause les privilèges des classes proches du pouvoir.

En Algérie, la méthode gradualiste fut adoptée jusqu’en 1988, d’abord du fait des blocages du système politique. Lorsque ces verrous sautent en 1989, le lancement de réformes institutionnelles dans un contexte de forte mobilisation sociale et politique interdit d’avoir recours à la thérapie de choc, bien que cette solution ait eu de fervents adeptes parmi les technocrates. Tel est d’ailleurs l’enjeu de l’âpre débat qui s’instaure alors sur la gestion de la dette extérieure. L’originalité de l’entreprise des « réformateurs » (1989-1991) fut de ne pas privilégier l’approche étapiste mais plutôt de donner la priorité, dans la mesure du possible, aux réformes structurelles par rapport aux mesures de stabilisation. Cette démarche ne pouvait réussir sans l’appui d’une large coalition politique, que seul un processus d’ouverture et de démocratisation des institutions pouvait permettre.

Ce processus est interrompu par le coup d’Etat de 1992. Les réformateurs, ainsi que les autres forces politiques hostiles au coup d’Etat, avaient fait le pari de la confiance dans la capacité de la société algérienne à gérer ses conflits et accompagner les réformes. Ceux qui en appellent à l’armée cèdent à la panique, dès que sont connus les résultats du premier tour des législatives de 1991. Lorsque l’on prive un peuple de ses droits, on a quelques raisons de craindre sa colère, mais si ces droits lui sont restitués, pourquoi cette frayeur?

En 1994, avec le rééchelonnement de la dette, c’est la thérapie de choc qui s’impose, et, comme l’exprime le bel euphémisme cité plus haut, les autorités coopèrent avec le FMI. Dans le rapport onusien, l’amalgame entre stabilisation macro-économique et réformes économiques est entretenu. Les véritables réformes, entreprises dès 1989, ont été interrompues en 1991. Après le coup d’Etat, seules furent prises des mesures de stabilisation économique, menées de manière draconienne. La nature du régime, en effet, interdisait toute réforme structurelle risquant de toucher aux intérêts de la poignée de ceux qui soutenaient le régime. Au contraire, pour renforcer ce soutien, il fallait accroître leurs privilèges, ce qui fut fait. C’est ainsi que les privatisations, confiées à une ubuesque « commission des privatisations » que personne n’a jamais prise au sérieux, ont été sabotées et remplacées par un pillage effréné du bien public; en l’absence de législation sur la propriété, l’appropriation des terres et des biens immobiliers se fait par la force, l’arbitraire, et dans le sang, ce dont témoignent les massacres dans la mitidja, mais aussi dans d’autres régions. C’est ainsi également que les réformes bancaire et fiscale, indispensable pour accroître et améliorer le financement de l’économie et du budget de l’Etat, ne peuvent être menées, car elle risqueraient de remettre en cause le statu quo sur la base duquel se mantient le régime. Le gouvernement ne pouvait donc pas entreprendre de profondes réformes économiques comme fait mine de le croire le rapport Soarès, qui joue admirablement d’une langue de bois digne des années de gloire du parti unique.

La langue de bois atteint des sommets stupéfiants lorsque le panel affirme que l’Algérie a désormais maîtrisé sa lourde dette extérieure, ce que même le FMI ne confirme plus. Dans sa livraison du 26 octobre dernier, le quotidien économique français La Tribune, commentant un récent rapport du Fonds sur l’Algérie, écrit: « le FMI semble anticiper une dégradation des finances, en raison notamment de la baisse des prix du pétrole, laquelle amènerait Alger à demander un nouveau soutien financier ». Evoquer les 9 milliards de réserves comme preuve de bonne santé économique, sans parler à aucun moment de l’effondrement de la production hors hydrocarbures, de la baisse inquiétant des importations à un niveau inférieur à ce qu’elles étaient en 1975, pour une population trois fois supérieure, relève d’une vision étroitement mercantiliste, confondant argent et richesse. Car ces 9 milliards représentent avant tout des besoins vitaux non satisfaits, des malades non soignés, des emplois détruits. Ce sont des importations essentielles qui ont été supprimées: médicaments, produits alimentaires, biens intermédiaires pour l’industrie…

Venons-en au chômage, que le rapport relie presque exclusivement à la démographie, négligeant ses causes économiques: chûte vertigineuse de la production hors hydrocarbures, asphyxie des entreprises, situation d’incertitude et d’instabilité décourageant les investisseurs, absence de croissance, ce qui interdit toute création nouvelle d’emplois… Cette situation est donc bien le résultat de choix de politique économique (politique monétaire, politique de change, commerce extérieur), avant d’être due à un facteur démographique. Jouer de l’argument démographique dans l’Algérie d’aujourd’hui a quelque chose de criminel, sachant le poids qu’il a pu avoir durant la période coloniale pour justifier les théories les plus extrêmes, et comment il a ressurgi parmi les « élites » dans les années 80, comme pour annoncer, après l’échec lamentable d’un projet économique délirant, l’adoption d’une politique radicale d’éradication-extermination des chômeurs et des exclus…

Mais sur le fond, que signifie passer d’une économie planifiée à une économie de marché? S’il s’agit seulement de supprimer le contrôle étatique, alors on va vers une économie désinstituée, un économie mafieuse. Les réformes consistaient précisément non pas à supprimer tout contrôle mais à remplacer un contrôle autoritaire par un contrôle démocratique. La vision simpliste développée dans le rapport permet d’évacuer la question centrale, la question démocratique, celle que tentait de résoudre la mise en place simultanée, en 1989, de réformes économiques et politiques. En refusant de faire le lien entre réformes économiques et ouverture politique, le rapport évite de soulever un point essentiel, l’absence de contrôle démocratique sur la gestion de l’Etat et du bien public, l’inexistence du marché comme ensemble de règles, de normes, d’institutions, du fait de l’absence d’une instance légitime capable de produire du droit, et, finalement, la dérive mafieuse de l’économie algérienne.

Mais, plus fondamentalement, il fait preuve d’un mépris profond pour les algériens. Car quelles sont les figures qui se dégagent du document? D’un côté, d’abominables terroristes islamistes, de l’autre, des victimes (femmes, enfants, cadres emprisonnés…); et une population définie exclusivement en termes de besoins (nourriture, santé, logement, éducation..) que la satisfaction rendrait rassurante… si ce n’était une démographie débridée. Ce ne sont en définitive que les deux faces de la figure de l’indigène, telle qu’elle traverse toute la littérature et les idéologies coloniales.

Amartya Sen, le prix Nobel d’économie 1998, n’écrivait-il pas récemment: « l’importance des droits politiques dans la compréhension des besoins économiques résulte, en définitive, du regard porté sur les êtres, vus comme des individus dotés de droits à exercer, non comme des unités de ‘bétail’ ou de ‘population’ existant passivement et dont il faut s’occuper ».

 

 

Les missions de ce type ont des antécédents dans l’histoire de l’Algérie. Par exemple, sous la troisième République:

– entre 1871 et 1890, au plus fort de l’expropriation des terres des musulmans, les européens d’Algérie refusaient farouchement toute ingérence de la métropole dans leurs affaires. Ageron (1) raconte comment, en septembre et octobre 1879, pour couper court aux protestations de quelques députés français contre la spoliation de la propriété des musulmans, « les députés d’Algérie organisèrent, aux frais du Gouvernement Général, une excursion publicitaire pour quelques 25 parlementaires. L’émotion patriotique l’emporta à la vue de l’Afrique française, bien que les propos des colons aient parfois effrayé les honorables parlementaires: ‘tant de haine entre des races qu’on croyait réconciliées fit une pénible impression’, notait un témoin ».

– en avril 1887 est organisé un autre « voyage de propagande en Algérie auquel participèrent trois ministres, une centaine de parlementaires et de hauts fonctionnaires ». Bien que « la grande caravane parlementaire ait été assaillie de pétitions et de réclamations » cela n’empêcha pas le parlement de se montrer « à la fois sourd aux rares protestations des indigénophiles (..) et docile aux réclamation les plus exagérées des colons ».

– en 1891, une commission d’enquête sénatoriale présidée par Jules Ferry entreprit un voyage de cinquante trois jours en Algérie. « Dans 102 centres différents les sénateurs recueillirent les avis et les doléances des Européens et des Musulmans » et « furent impressionnés par l’unanimité des déposition musulmanes et la protestation muette des miséreux ».

(1)Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t2, Paris, PUF, 1979.

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