ALGÈRIE: LA CORRUPTION: LE PRIX DE LA CONTRE-REFORME
LA CORRUPTION: LE PRIX DE LA CONTRE-REFORME
Fatiha Talahite, chercheur CNRS
Libre Algérie n°5, Alger, 9-22 novembre 1998
Pour décrire les mécanismes de la corruption en Algérie, on peut distinguer trois périodes: 1971/1986; 1986/1994; depuis 1994. Rappelons rapidement le contexte international de la première période, qui va de la suppression de la convertibilité du dollar en or à la chûte brutale et durable du cours du pétrole et du dollar. Dans les années 70, la crise qui se déclare dans les pays industrialisés, abusivement attribuée par la vulgate économique aux « chocs pétroliers », révèle des dysfonctionnements profonds de l’économie mondiale et, en particulier, du système monétaire international. Une création monétaire excessive consécutive à la hausse du baril provoque un reflux de pétrodollars vers les banques, lesquelles intensifient alors leur activité de crédit en direction des pays en développement dont, parmi les plus solvables, les producteurs de pétrole. Tandis que les pays industrialisés mettent en place des politiques de lutte contre l’inflation qui ont pour effet de freiner la demande interne, les firmes, soutenues par les Etats, se mènent une concurrence intense afin de maintenir et élargir leurs débouchés extérieurs. En France, l’Etat encourage le crédit à l’exportation en accordant des garanties spéciales aux banques à travers la COFACE, transgressant ainsi les règles prudentielles de l’orthodoxie bancaire. La corruption d’agents publics étrangers y est légitime et déductible de l’impôt.
Ainsi, alors qu’étaient engagées des transformations profondes des systèmes bancaires et financiers dans le monde, le financement de l’économie algérienne s’est maintenu pour une grande part sous des formes archaïques qui aggravaient les risques potentiels de crise en permettant le report dans le futur de la sanction monétaire par une fuite en avant dans l’endettement. Par ailleurs, tandis qu’à travers le système monétaire européen (SME), puis l’union monétaire et l’euro, les pays européens mettaient en place des mécanismes propres à maintenir la parité de leurs monnaies et assurer la stabilité des changes, à l’Est comme au Sud, le régime d’inconvertibilité, s’il permettait de tenir à l’écart pendant un temps des économies des tempêtes monétaires, bloquait toute adaptation à la nouvelle donne internationale.
C’est l’époque des grands projets d’investissement, en particulier des usines importées « clé en main ». Dans chaque entreprise publique un « assistant de sécurité » est chargé de contrôler la gestion. Cette fonction, exercée sur le mode occulte de la pression, de la manipulation et du secret, n’est pas définie et délimitée par la loi et étend dans les faits ses prérogatives: cadres et travailleurs sont surveillés dans leur moindre comportement et opinion et jusque dans leur vie privée, épiés, espionnés, dénigrés, dénoncés. Y échappent une poignée d’intouchables proches des cercles les plus élevés du pouvoir, qui perçoivent directement les commissions versées par les firmes étrangères et amassent ainsi des fortunes colossales.
Ce contrôle total ne résistera pas au délitement d’un système hyper-centralisé. Dans les années 80, avec le démantèlement des grandes sociétés nationales et la restructuration des entreprises, la corruption tend à épouser les rapports de force et de clientèle au sein du système et devient un mode parallèle de répartition des revenus: à une répartition officielle en dinar relativement égalitaire à laquelle correspond un écart de salaires particulièrement faible, se superpose une répartition occulte, en devises, qui concentre entre les mains d’une nomenklatura des revenus exorbitants. A partir de 1980, une « pause » est décidée dans les investissements au profit des importations. Le montant des commissions est moins élevé mais le gain plus rapide (3 à 6 mois au lieu de 3 à 5 ans dans le cas des projets) et le réseau des corrompus s’élargit et se complexifie. Au service exclusif des entreprises étrangères, puisque c’est la condition pour toucher les pots-de-vin, il saigne à blanc l’économie par les surfacturations et avantage l’importation au détriment de la production locale. A partir de 1986 s’opère un tournant. Jusqu’à cette date, les hauts fonctionnaires militaires et civils bénéficiaient d’une allocation devises annuelle dont le montant dépendait de leur grade. Certes, bien payer les commis de l’Etat ne suffit pas pour éviter la corruption, mais cela permet de la limiter, dans la mesure où s’y opposent par ailleurs la morale et surtout la peur de la sanction. Dans beaucoup de pays du tiers monde, la corruption s’est généralisée et banalisée lorsque la baisse du pouvoir d’achat des fonctionnaires en fit une part incompressible de leur revenu. La suppression de cette allocation en 1986, du fait de la réduction des réserves en devises de l’Etat conjuguée à la baisse constante du pouvoir d’achat réel du dinar, poussa des fonctionnaires à chercher un revenu de substitution pour continuer à mener le train de vie auquel ils s’étaient habitués. Peu à peu, résister à la tentation finit par apparaître comme de l’héroïsme ou de la niaiserie, dans une atmosphère de corruption généralisée et d’abandon par l’Etat de ses serviteurs les plus intègres. De fil en aiguille, c’est l’ensemble de l’économie qui est vampirisée.
Cette situation accélère la crise économique et politique et la corruption est l’un des principaux motifs de la révolte de 1988 qui porte l’équipe des « réformateurs » au gouvernement, en 1989. Pour réussir les réformes sans rééchelonner la dette, il fallait à tout prix récupérer le manque à gagner pour l’économie englouti par la corruption, la fraude fiscale, les détournements de fonds et les malversations de toutes sortes. Les commissions sur le commerce extérieur, parce qu’elles augmentaient la facture des importations et le coût du crédit, chiffrés en devises, étaient les premières visées. En janvier 1990, le poste d' »assistant de sécurité », symbole de l’arbitraire et de la corruption au coeur des institutions de l’Etat, est supprimé. Les entreprises publiques, désormais surveillées par des « commissaires aux comptes », sont libérées de la tutelle de l’administration. Mais pour ôter leur raison d’être aux intermédiaires qui se nourrissent de transactions occultes, il fallait légaliser les actes de la vie économique et unifier les règles de droit applicables au capital public et privé, national et étranger. Il est aussi urgent de légiférer en matière de propriété, question qui, pour des raisons historiques, n’a jamais été réglée, à tel point que toute acquisition postérieure à 1962 apparaît comme illégitime. La voie légaliste adoptée mise sur la création d’un nouvel environnement juridique et sur un contrôle institutionnel du bien public. Celui-ci était d’autant plus urgent que le gouvernement était concurrencé dans sa démarche par la politisation du thème de la corruption dont s’était emparés les partis et les médias, avec le risque de campagnes intempestives et de dérives punitives si l’Etat ne prenait pas les devants pour mettre en place des mécanismes légaux efficaces de contrôle et de sanction. Dans le même temps, les autorités monétaires s’efforçaient de négocier avec les banques étrangères le moyen d’éviter le rééchelonnement de la dette. Elles se heurtèrent à la mauvaise volonté de ceux qui contrôlaient les réseaux et firent traîner les négociations avec la communauté financière internationale sans autre perspective que leur enrichissement à court terme. Mais elles rencontrèrent aussi l’opposition doctrinale de ceux qui ne croyaient pas en un amendement et une légalisation du système sous l’effet de son ouverture et sa démocratisation et ne voyaient comme alternative que le recours à l’intervention d’un tiers extérieur pour imposer une rationalisation de l’économie et mettre de l’ordre dans la gestion de l’Etat.
La démarche légaliste est abandonné à la suite du coup d’Etat de 1992 et la priorité accordée à la survie du régime. Malgré les vélléïtés du Président Boudiaf puis les appels de l’UGTA en juillet 1992 pour un « pacte social sur la base de la lutte contre le gaspillage, la corruption et la fraude fiscale », la corruption, loin de diminuer, bénéficie d’une opacité accrue sur la gestion des affaires de l’Etat. Pour freiner et bloquer la dynamique mise en place par la réforme, il faudra au régime deux ans d’immobilisme durant lesquels seules s’accumulent les dettes, à tel point qu’en 1994 le service de la dette dépasse le montant des exportations.
Le rééchelonnement, en autorisant l’injection de plus de 20 milliards de dollars d’argent frais dans les circuits de l’économie algérienne entre 1994 et 1998, a permis de réalimenter les réseaux de la corruption. Pourtant, les mesures de stabilisation macro-économique qui lui sont associées, en particulier l’obligation de rétablir les équilibres dans les échanges extérieurs, en contractant de façon draconienne les importations, ont réduit mécaniquement les opportunités classiques de corruption. Dès lors, plutôt que d’avoir diminué, celle-ci s’est déplacée et, en changeant de nature s’est multipliée et aggravée. Cette mutation va être déterminée par une autre condition du rééchelonnement, portant cette fois sur l’aspect monétaire: le marché officiel de change est désormais ouvert à tous les opérateurs économiques, publics et privés, pour l’importation et l’exportation de marchandises, et il est prévu de libérer toutes les opérations de compte courant au cours des deux années suivantes (1). Le dinar est dévalué de 225,04% par rapport au dollar (250% par rapport au Franc).
Dans les années qui suivent l’accord, la contraction de l’activité industrielle et le tassement de la demande intérieure induisent une baisse considérable des importations de biens intermédiaires et de biens de consommation. En 1997, elles descendent à leur plus bas niveau (8,5 milliards de dollars) en termes réels depuis la fin des années 70 (10 à 15% environ de ce montant alloué aux commissions reste une somme considérable). A ce recul des importations amorcé en 1996 s’ajoute une politique de limitation du recours aux crédits. L’encours des crédits commerciaux est passé de 6 à 1,7 milliards de dollars entre 1993 et 1997. Depuis deux ans, les offres de crédit sont systématiquement refusées et près de 80% des importations sont payées cash. Cela peut s’expliquer par le retard pris dans les réformes bancaires et l’inadaptation des mécanismes de crédit à la suppression du monopole de l’Etat sur les importations, en particulier la frilosité des banques à l’égard des importateurs privés, en l’absence de garanties. Mais cela peut aussi être le fait de l’adaptation, bien plus rapide celle-la, des mécanismes de corruption à la nouvelle donne: privés de la couverture de l’Etat, les réseaux empruntent d’autres voies, notamment celle du blanchiment d’argent, ainsi facilité.
Les contraintes de l’ajustement ont induit un développement accru des flux financiers informels, créant des besoins nouveaux de blanchiment d’argent. La possibilité récente offerte aux importateurs privés de convertir le dinar au taux officiel favorise la mise en place de ces circuits (2). Ce type de délit économique n’existait pas du temps du fonctionnement administré de l’économie et du cours forcé de la monnaie. Avant la convertibilité, en effet, le dinar n’était pas recherché par les spéculateurs car il était déprécié sur le marché noir du change et seule une nomenklatura limitée, installée dans la haute administration de l’Etat, avait directement accès aux devises. En 1991, dans un ouvrage sur l’économie parallèle en Algérie (3), on pouvait lire: « les gens se plient à l’exigence du paiement en espèces d’autant plus volontiers que l’Algérie reste un pays où la criminalité n’est pas développée (..) et ne dissuade pas encore le transport de sommes liquides.» . Les choses ont bien changé depuis. La convertiblité du dinar a ouvert des perspectives au blanchiment d’argent et suscité des convoitises nouvelles sur le dinar, qui repoussent les limites de la corruption. Des pratiques inconnues jusqu’alors, que l’on attribuera au « terrorisme islamiste », telles que les attaques de banques, le vol d’espèces, le racket à grande échelle des commerçants et entrepreneurs et toutes sortes de prélèvements occultes, apparaissent. Pour blanchir cet argent, il faut être dans les réseaux. On utilise une technique servant déjà au détournement de fonds publics, qui consiste à faire un virement en devises à une société de façade à l’étranger en vue d’une opération commerciale. Un contrat d’achat frauduleux fourni par cette société de façade est présenté à la banque pour justifier la nécessité commerciale du change et du transfert des fonds. L’argent ainsi blanchi et converti en devises peut être librement transféré ou retiré sous forme d’espèces. Ces opérations commerciales peuvent à la limite être sans contrepartie réelle, mais elles portent plus fréquemment sur des marchandises surfacturées. Cela suppose bien sûr des complicités dans les banques, auprès des services de douane ainsi que des organismes chargés du contrôle de l’hygiène, la qualité et la conformité aux normes. De nombreuses affaires ont ainsi été révélées par la presse concernant le caractère impropre à la consommation de produits importés de cette manière (produits alimentaires, médicaments, etc.). Sans aller jusqu’à toutes les discréditer, on peut dire que nombre des 3000 sociétés d’import-export créées depuis la libéralisation du commerce extérieur en 1994, servent en réalité de sociétés de façade pour ces transactions. Lors des démarches pour la création de ces sociétés de négoce, aucune question n’est posée sur l’origine des fonds versés. De plus, le change se fait à un taux avantageux. L’accord avec le FMI, s’il réservait dans l’immédiat la libre convertibilité aux seuls opérateurs économiques, prévoyait une convertibilité totale au bout de deux ans. Mais cet engagement n’a pas été honoré, ce qui a pour conséquence le maintien d’un marché parallèle des devises.
Bien qu’une partie d’entre eux aient pu se reconvertir, des opérateurs publics ont fait les frais de cette mutation. L’une des manières de les écarter fut de profiter de la situation d’arbitraire et de non-droit qui règne dans le pays à la faveur de la lutte contre le terrorisme pour poursuivre en justice et incarcérer bon nombre d’entre eux, ce qui permit de tenir les autres en respect, les licenciements et privatisations faisant le reste (4).
Maintenant que les digues administratives ont sauté sans avoir été remplacées par les règles et institutions du marché, corruption, délits et crimes économiques n’ont pas de limites. Ce que nous avons décrit n’est probablement que le bout de l’iceberg. Interrogé sur la corruption lors d’une émission télévisée (5), l’ambassadeur d’Algérie à Paris, Mr Ghoualmi, a répondu avec aplomb: » Est-ce que vous connaissez un pays au monde où il n’existe pas de phénomène de corruption?(..) Quel est le régime militaire au monde qui accepte -parce que c’est çà le réajustement structurel -, qui accepte de négocier avec le FMI et de donner tous les comptes ?(..) C’est çà un système corrompu ? Est-ce qu’un système corrompu donnerait ses comptes en toute transparence à une institution internationale et donc à tous les États partenaires ? « .
Pourtant on ne sait rien de la manière dont se sont négociés, depuis fin 1991, les concessions et les contrats d’investissement dans les zones pétrolières, dont les montants sont autrement plus juteux que ceux des importations. Les marchés liés aux dépenses militaires et de sécurité (armes, équipements, approvisionnement de l’armée) également, présentent le double avantage d’être en constante augmentation et d’être protégés par le sceau du secret défense. Selon certaines sources américaines, sur les 20 à 22 milliards de dollars de crédits directs et indirects que l’Algérie a obtenus pour la période allant de mai 1994 à mai 1998 grâce au rééchelonnement de la dette, près du quart aurait été alloué à l’armée et aux services de sécurité. Le marché gris de la dette est une autre occasion de prébendes. En 1996, une curieuse augmentation des exportations en direction de la Russie faisait gonfler le poste des exportations hors hydrocarbures (700 millions de DA), ce qui fut mis au compte de ces « succès » de l’ajustement qui valent régulièrement à l’Algérie des satisfecits du FMI. La réalité serait plus sordide: les échanges entre les deux économies administrées étaient organisés selon un système de compensation, aussi la dette de l’Algérie envers l’ex-URSS, essentiellement militaire, est-elle remboursable en biens. Sous couvert de son remboursement, de sombres trafics profitant aux mafias des deux pays se dissimuleraient derrière des échanges fictifs de marchandises figurant à la balance des paiements.
Si la négociation du reprofilage de la dette (1989-1991) puis de son rééchelonnement, fut si ardue, c’est que les bailleurs de fonds conditionnaient leur soutien à l’Algérie au respect des réformes et des nouvelles règles mises en place. Mais en 1994, sous la pression d’arguments politiques, ils ont accepté de fermer les yeux sur l’interruption des réformes et l’illégitimité du régime. Aussi, pour continuer à bénéficier de l’aide internationale dont l’Algérie est devenue tributaire, les autorités ont-elles tout intérêt à ce que la menace persiste et, si elle n’existait pas, à l’inventer… Le règlement politique du conflit qui ensanglante le pays étant continuellement écarté, c’est par la répression et la corruption que le régime se maintient. Jusqu’au jour où la communauté financière internationale, mobilisée par les crises en Asie, en Russie ou ailleurs, abandonnera l’Algérie au milieu du gué.
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1. article 8 des statuts du FMI: « les membres de cette institution s’engagent à ne pas imposer de restrictions aux paiements dans les transactions internationales ».
2. voir GAFI (Groupe d’Action Financière sur le Blanchiment des Capitaux), Le blanchiment des capitaux, problèmes économiques, n°2 524, 11 juin, 1997.
3. Ahmed Henni, l’économie parallèle, le cas de l’Algérie, ENAG, Alger, 1991.
4. « Mémoire de l’Union Nationale des Entrepreneurs Publics au Président de la République relatif à l’action judiciaire à l’encontre des gestionnaires du secteur public », Alger, 1998.
5. « La marche du siècle », France 3, 9 septembre 1998.