Interview avec Ali Aissaoui, L’ancien conseiller au ministère algérien de l’Énergie

L’INTERVIEW D’INTERFACE: ALI AÏSSAOUI

Oxford, 27/11/01 – L’ancien conseiller au ministère algérien de l’Énergie s’exprime sur les réformes engagées par le gouvernement dans le secteur pétrolier et analyse l’impact des fluctuation du prix du baril sur la politique économique du pays.

Algeria Interface: Alger veut mettre en oeuvre un programme de relance économique qui s’appuie sur des revenus pétroliers exceptionnels. Le gouvernement a établi un budget prévisionnel pour 2002 sur la base d’un prix de référence de 22 dollars le baril et aura recours à un fonds de régulation des recettes en deçà d’un prix moyen de 19 dollars le baril. Quels sont les moyens de réajustements en cas d’effondrement du marché pétrolier?

-Ali Aissaoui: On évoque beaucoup le niveau impressionnant -20 milliards de dollars- des recettes d’exportations réalisées par Sonatrach en 2000. Il est vrai que la remontée des prix du brut, qui sont demeurés au-dessus des 30 dollars le baril durant pratiquement toute cette année s’est soldée par un montant record des recettes fiscales du gouvernement.

Ce qui compte, cependant, c’est le montant net de la rente pétrolière par habitant, sur lequel le gouvernement doit asseoir son budget et son programme de relance économique. En raison de coûts de production plus élevés et d’une croissance démographique encore rapide, la rente nette par habitant en l’an 2000 n’a représenté, en termes réels, que 40 % du niveau atteint en 1981, année où le prix du brut était au-dessus de 40 dollars le baril et les recettes d’exportation pétrolières proches de 14 milliards de dollars. Des niveaux de prix élevés – il faut souligner que ce n’est jamais un phénomène durable- peuvent certes atténuer la gravité des problèmes socio-économiques de l’Algérie, mais ils ne pourront pas garantir une croissance économique stable et durable, ni freiner la montée du chômage et la dégradation du niveau de vie.

S’agissant de la politique fiscale du gouvernement, mon interprétation est que l’idée initiale était d’élaborer le budget national sur la base d’un prix moyen du brut à 19 dollars le baril et de placer tout excédent de revenus dans un fonds de stabilisation, dénommé « fonds de régulation des recettes ». Mais face à des besoins sociaux croissants, une politique fiscale basée sur 19 dollars le baril s’est avérée impraticable. Le gouvernement a dû réviser à la hausse ses prévisions budgétaires en 2001, en tablant sur un prix de 22 dollars le baril, et en reconduisant cette même hypothèse pour 2002. Certes, il faut s’attendre à un excédent budgétaire en 2001, mais de lourdes incertitudes pèsent sur les prévisions budgétaires de 2002.

Avant même les évènements dramatiques du 11 septembre, la récession se profilait déjà: elle affecte désormais l’économie mondiale en profondeur avec pour résultat que l’OPEP a du mal à poursuivre sa politique de défense des prix sans une contribution significative des autres pays producteurs. Il faut donc s’attendre à des difficultés d’exécution du budget 2002, à moins que le gouvernement décide de puiser dans le fonds de stabilisation (les recettes excédentaires sont estimées à 320 milliards de dinars pour l’an 2000 et seront de l’ordre de 150 milliards pour 2001), dont une partie a déjà été allouée à la relance économique et à l’amortissement de la dette.

Bien entendu le gouvernement dispose d’autres instruments d’ajustement à court terme. Tout d’abord, il y a le décalage entre les prix du pétrole et ceux du gaz. Mais ce mécanisme, qui résulte de la structure des exportations de Sonatrach, n’offre pas de protection en soi, puisqu’il ne fait que retarder les effets d’une chute des cours. La banque centrale pourrait également infléchir le taux de change. Dans la mesure où les exportations en hydrocarbures sont libellées en dollars, une dépréciation du dinar aura pour effet de gonfler les recettes fiscales. Mais il s’agit là d’une démarche risquée, car très souvent source d’inflation. Dans tous les cas le gouvernement est à l’aise pour financer son commerce extérieur grâce aux réserves de change dont le montant avoisine 18 milliards de dollars, soit 16 mois d’importations.

Le gouvernement veut réformer le secteur de l’énergie et a élaboré une nouvelle loi sur les hydrocarbures. Si cette réforme aboutit, quelles seront les principales difficultés de Sonatrach pour son insertion dans le marché international?
-La réforme du secteur des hydrocarbures vise à mettre fin au monopole de la Sonatrach et à libérer la compagnie nationale de la tutelle de l’État. Cette démarche va donc la soumettre à une compétition accrue qui risque de limiter ses opportunités de croissance en Algérie, et la conduire à privilégier une stratégie d’expansion internationale. Le problème pour Sonatrach sera de financer une telle stratégie. La solution de moindre coût est de recourir au marché international des capitaux où la Sonatrach devra mobiliser des fonds en son nom propre et faire la preuve de sa capacité à améliorer ses performances opérationnelles et financières. Cela nécessitera une démarche plus commerciale. Le désengagement de l’Etat est un premier pas dans ce sens. L’étape suivante pourra conduire à une restructuration de son actif, qui pourrait prendre la forme d’une ouverture partielle de son capital.

Selon vous, la réforme du secteur des hydrocarbures tend vers une privatisation de Sonatrach  » qui n’ose dire son nom « . Pensez-vous que la compagnie sera, à terme, totalement privatisée?
-Chacun interprète le terme « privatisation » comme il l’entend. Ce qui est important, c’est que l’ouverture du capital constitue l’amorce d’un processus. Les principaux acteurs de cette initiative, le président Abdelaziz Bouteflika et le ministre de l’Énergie Chakib Khelil, ont à chaque fois souligné qu’en cas de privatisation, l’Etat détiendra la majorité des actions de la compagnie.
Les expériences menées à l’étranger montrent que la privatisation est un processus de longue haleine qui nécessite des changements profonds, coûteux et difficiles, en termes de restructuration. Quant à savoir si la Sonatrach sera un jour totalement privatisée, cela dépend de plusieurs facteurs. Le plus important est l’évolution du cadre juridique et institutionnel proposé. À mon avis, tant que les agences publiques chargées respectivement de la valorisation et de la régulation ne sont pas en mesure d’assumer les rôles qui incombaient par le passé à la Sonatrach, le gouvernement restera l’actionnaire majoritaire et continuera à exercer un contrôle total sur la compagnie.

Des opposants au projet de loi en ont dénoncé certaines dispositions: l’option de participation de Sonatrach aux découvertes de nouveaux gisements et aux canalisations, limitée à 25 %, ou la durée des concessions de transport par canalisation, fixée à 50 ans. Quels sont les risques réels introduits par cette loi, pour Sonatrach, et pour le gouvernement en termes de perte de contrôle sur des revenus stratégiques?
-Selon le texte que le ministère de l’Énergie a rendu public en septembre 2001, les propositions initiales ont été modifiées afin de tenir compte des griefs formulés par la Sonatrach et l’UGTA. La durée maximale des contrats de recherche et d’exploitation a été réduite à 32 ans, incluant une période de 7 ans pour les trois phases de l’exploration. En revanche, la durée prévue pour les concessions de transport par canalisation a été maintenue à 50 ans.

Les propositions – fondamentales – de relever le plafond de 25% pour la participation de la Sonatrach au développement et à la production de toute découverte commerciale ont été jusqu’ici ignorées (par le gouvernement, ndlr). La compagnie, qui prend certainement comme référence le modèle norvégien d’avant 2001, aimerait négocier une participation plus conséquente, surtout lorsqu’il s’agit d’investissements très rentables comme ceux associés à des gisements importants. Sur ce point, les « opposants au projet de loi », comme vous les désignez, s’appuient sur de bons arguments. Il est probable que le plafond de 25 % soit modifié avant l’adoption de la loi.

Le gouvernement, pour sa part, ne semble pas tenir à une participation financière dans les nouvelles concessions. Au plan des recettes fiscales, j’ai mené des simulations qu montrent qu’en l’état des propositions, la rente revenant à l’Etat est moindre que dans le système actuel de partage de production. Le manque à gagner correspond au prix à payer quand on fait assumer plus de risques aux investisseurs privés et quand, de surcroît, on leur délègue l’entière responsabilité en matière de gestion. Ce qui semble important aux yeux du gouvernement, c’est de relancer l’effort d’exploration en encourageant et en rémunérant de nouvelles technologies dans des bassins inexplorés ou qui sont à un stade d’exploration peu avancé. Il veut également promouvoir des solutions novatrices pour l’exploitation de petits gisements ou de gisements dits marginaux.

Vous affirmez que les mauvaises performances de Sonatrach sont dues à des « blocages politiques ». La réforme proposée par Chakib Khelil peut-elle aboutir à une réelle autonomie de la compagnie?
-Selon la Sonatrach elle-même, ses faibles performances ne sont pas dues à la qualité des hommes ou à leur compétence, mais aux ingérences politiques qu’elle subit. En 1998, le gouvernement du président Zeroual a entrepris d’améliorer la gouvernance de la compagnie en lui restituant son Assemblée générale et son Conseil d’administration. Il a également voulu clarifier les rôles et les responsabilités du Président de la République en tant président du Conseil national de l’énergie (la plus haute instance décisionnelle en matière de politique énergétique), ceux du ministre de l’Énergie, et ceux enfin des nouveaux organes statutaires de Sonatrach. L’administration actuelle a malheureusement contrarié ces efforts.

Le Conseil national de l’énergie semble avoir été mis sur la touche. Plus grave encore, la décision prise l’année dernière par le président Bouteflika de désigner personnellement tous les cadres supérieurs de la Sonatrach, et l’implication ultérieure du ministre de l’Énergie en tant que PDG (après le limogeage d’Abdelhak Bouhafs, en février 2001, ndlr), ont affaibli les organes statutaires de la compagnie. Tous ces développements procèdent d’une volonté de contrôle plus étroit du secteur des hydrocarbures, et particulièrement de la Sonatrach.

Tant que la compagnie nationale sera perçue comme l’instrument-clé de création et de canalisation des rentes provenant de l’exploitation des hydrocarbures, je pense qu’il sera difficile de la mettre à l’abri de telles ingérences. Les réformes de M. Khelil, qui visent notamment à mettre fin aux missions de puissance publique exercées par la Sonatrach, laissent toutefois espérer une séparation des sphères politiques et économiques, et par conséquent une plus grande marge de manœuvre pour la compagnie.

Finalement, les investisseurs étrangers ne semblent-ils pas s’intéresser qu’à une seule libéralisation: celle de Sonatrach?
-L’intérêt stratégique de l’Algérie ne se limite pas uniquement aux hydrocarbures. Les perspectives de conquête des marchés émergents du Maghreb ont mis en évidence le potentiel de croissance offert dans des secteurs à forte valeur ajoutée, comme les mines, la production d’électricité, le secteur bancaire, les télécommunications ou l’industrie manufacturière. Il est pourtant vrai que les réserves algériennes d’hydrocarbures et leur proximité des marchés européens font de la Sonatrach une compagnie attractive, aussi bien aux yeux d’investisseurs stratégiques que pour la vaste communauté des investisseurs en général. La perspective de privatisation de la Sonatrach a également suscité un regain d’intérêt pour d’autres secteurs. L’exemple qui s’impose est celui de la convergence entre l’industrie du gaz naturel et celle de la production d’électricité.

Vous consacrez un chapitre entier à la faillite écologique de l’industrie algérienne, et notamment l’industrie pétrolière. Pensez-vous que la compétitivité de Sonatrach passe par une bonne politique environnementale?
-Les politiques passées d’urbanisation et d’industrialisation ont eu un effet dévastateur sur la qualité de l’habitat, de l’eau et des sols en Algérie. Certes, les Accords de Rio ont joué un rôle catalyseur dans la réactivation de la politique environnementale du gouvernement, mais l’ampleur de la tâche est énorme. Dans mon ouvrage, j’ai surtout mis l’accent sur les politiques environnementales dans le secteur des hydrocarbures et de l’énergie. Les compagnies pétrolières, qu’elles soient publiques ou privées, ont fini par reconnaître la nécessité d’assumer leurs responsabilités sociales. Les dirigeants d’entreprises ont élargi leur vision du rôle assigné à leurs compagnies pour transcender les objectifs de maximalisation des rentes et des profits. Dans ce contexte, la Sonatrach a pris conscience des nouveaux enjeux et s’est engagée à intégrer les questions environnementales et sociales dans sa stratégie de développement.

Le problème qui se pose dans l’immédiat est de savoir dans quelle mesure la Sonatrach doit s’engager à réparer les dégâts occasionnés par le passé, alors que ses partenaires comme ses concurrents ne sont pas liés par une telle obligation. Assumer la responsabilité pour l’action ou l’inaction passée du gouvernement ne pourra que nuire à sa compétitivité. Quant à l’avenir, les choses ne sont pas simples non plus: une entreprise qui prend à cœur les problèmes de l’environnement est-elle en mesure de produire plus efficacement un bien ou un service et d’écouler plus facilement ce bien ou ce service sur le marché? Depuis qu’elle a mis en œuvre son nouveau système de gestion de l’environnement, Sonatrach affirme tirer profit des efficacités, performances et autres innovations techniques qui ont été induites. En outre, en s’engageant à adapter ses produits aux nouvelles spécifications environnementales des pays consommateurs, la Sonatrach entend garder, en matière de commercialisation, une longueur d’avance sur ses concurrents.

La réduction des émissions de gaz à effet de serre est par contre un cas plus complexe. Suivant l’esprit du Protocole de Kyoto, les entreprises ont des obligations différentes, selon qu’elles appartiennent à un pays en voie de développement ou à un pays développé. Il est certes admis que celles qui ont opté pour des stratégies pro-actives dans ce domaine anticipent tout au moins une amélioration de leur image de marque sur le marché. Comme l’illustre l’exemple du projet d’exploitation de gaz naturel à In Salah (associant Sonatrach et BP), la question n’est pas tant la compétition que la promotion d’une coopération favorisant le partage des coûts et des bénéfices de toute politique de mitigation contribuant à un environnement sain et viable.

Traduction: Algeria Interface
La version originale en langue anglaise et une note de lecture de  » Algeria :The Political Economy of Oil and Gas  » sont disponibles sur le site

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