Mouloud Hamrouche: « L’Algérie est épuisée par dix ans de crise »

MOULOUD HAMROUCHE AU « QUOTIDIEN D’ORAN »

« L’Algérie est épuisée par dix ans de crise »

Entretien réalisé par K.Selim et M.Soukhna, Le Quotidien d’Oran, 17-18 novembre 2001

L’ex-chef du gouvernement et candidat aux dernières élections présidentielles n’avait pas donné d’entretien de presse depuis environ une année. Le règne de la confusion sur les scènes politique et économique y est, probablement, pour quelque chose.

1ère partie

La conviction que plus personne n’écoute personne, que les débats nationaux sont biaisés, absents ou éludés, doit y être aussi pour quelque chose. La conviction, largement partagée par les Algériens, que la crise nationale s’est aggravée et s’est complexifiée est la sienne. Mouloud Hamrouche livre son analyse.

Le Quotidien d’Oran: L’actualité nationale est tragique. Des inondations catastrophiques ont durement affecté plusieurs régions dont notamment Alger, les quartiers de Bab El-Oued, Oued Koriche, et l’Ouest du pays…
Près d’un millier de morts, des centaines de blessés, des milliers de sinistrés. Que dire face à ce nouveau drame national ?

Mouloud Hamrouche: L’urbanisation est le révélateur d’une faillite. Ce qui s’est produit à Bab El-Oued est le résultat de l’impéritie et de l’irresponsabilité des hommes.
La réaction du pouvoir face aux drames des familles enseigne qu’il n’y a plus rien à exalter et plus rien à en espérer ! Notre société est brutalisée, appauvrie, humiliée sans être gouvernée. Y a-t-il une fin à l’incurie ?

Q.O.: Parler de l’incurie, c’est commencer d’emblée avec la question de la crise nationale. Quelle est d’abord, si vous le voulez bien, votre appréciation de la situation internationale aujourd’hui ?

M.H.: L’islam et les musulmans sont à la une. Les sociétés musulmanes – y compris la nôtre – baignent dans l’amalgame, le quiproquo et l’ambivalence. Elles vivent l’âge d’or de la confusion. Car, leurs opinions sont dessaisies, leurs élites sont déracinées et leurs régimes se sont fourvoyés. D’autant plus que la mondialisation requiert des mutations, bouleverse les rapports et modifie les règles.

Q.O.: Comment expliquer ces comportements ?

M.H.: Pour expliquer ces comportements, il serait nécessaire d’invoquer l’histoire. Il faut se souvenir que la naissance du nationalisme musulman a été provoquée par l’extension coloniale du dix-neuvième siècle. Comme l’a été l’effondrement du califat ! Ce sont les puissances occidentales qui ont décidé d’y mettre fin, sur la base d’une fausse idée qui consistait à croire que le califat était une forme de papauté. Alors que le calife n’avait aucun pouvoir pontifical. Le mouvement d’Attaturk et le nationalisme arabe ont été nourris en Occident. Aujourd’hui, l’Occident tente de faire croire que l’islamisme radical serait une maturation intellectuelle et sociale distincte qui s’oppose à la mondialisation. Or, tout cela n’est qu’illusion. L’islamisme a été encouragé pour contrer le mouvement national d’émancipation.

Q.O.: L’encourager dans sa version radicale ?

M.H.: Il a été encouragé afin de l’opposer au nationalisme. Le nationalisme dans sa version radicale est un fait occidental. L’islamisme radical a été mobilisé contre le communisme, une autre idéologie occidentale. En s’enracinant, l’islamisme radical a embrasé le sentiment religieux et nationaliste. Un nombre appréciable de ses chefs a été formé en Occident, rares sont parmi eux qui ont fréquenté les instituts islamiques nationaux ou Al-Azhar. Ils sont, dans leur majorité, fascinés par la réussite de l’Occident. L’exercice est de repérer les motivations qui incitent à cette radicalisation. Pour revenir au contexte actuel, l’Occident veut-il, après l’effondrement du bloc communiste, présenter l’islamisme comme la nouvelle menace ?

Or, l’islam a cessé de défier l’Occident depuis quelques siècles déjà. La société musulmane qui avait subi la domination militaire et économique occidentale est en passe d’ingurgiter sa culture. De quelle manière l’islam braverait-il l’Occident ? Des théoriciens ont tenté de démontrer que ce siècle sera celui du clash des civilisations. Leur thèse vise-t-elle vraiment à démontrer que l’islam est une menace pour la mondialisation ? Cette thèse ne serait-elle pas avancée surtout pour neutraliser l’autre partie de l’opinion occidentale qui rejette l’économie libérale dans ses excès, ses injustices et ses exclusions ? Ou a-t-elle pour objectif d’inclure de force les musulmans dans la mondialisation, sans accès au bénéfice de ses progrès ?

Q.O.: En d’autres termes, on lui désigne un ennemi commun…

M.H.: Un ennemi extérieur sert surtout à maintenir unis les acteurs. D’autant que l’Occident est fondé sur l’expansion et l’intégration. L’Occident recèle en son sein, aussi, des forces qui s’inscrivent dans la lutte pour la justice et la légalité. Tout en refusant l’injustice, ces forces souhaitent la mondialisation des droits humains et de la justice. L’islam et les musulmans seront-ils les champs de cet affrontement ?

Q.O.: Dans ce contexte, on a entendu des critiques contre la mollesse de l’attitude de l’Algérie…

M.H.: L’Algérie est épuisée par les dix ans de crise. La société est frappée par une insurrection derrière l’étendard de l’islamisme et par un ordre qui affirme lutter contre l’intégrisme. Ces deux actions procèdent de la même absurdité et utilisent des discours distincts et abusent de terminologies différentes.

L’un prétend islamiser l’Etat, l’autre veut laïciser la société. Ils dénient, brutalement, la liberté et la citoyenneté. Ces antagonismes, qui se nourrissent mutuellement, continuent à fragiliser le pays et accabler la société. C’est pourquoi le pays ne semble plus avoir de ressorts et de capacités à se situer et à réagir.

Q.O.: On constate aussi que contrairement à la guerre du Golfe, la rue n’a pas bougé.

M.H.: La rue n’a pas bougé à cause de l’ambiguïté et la confusion qui règnent. Elle saisit, d’instinct, les motivations, les objectifs et les tendances, mais elle n’arrive pas à situer les enjeux. C’est pourquoi elle marque sa prudence. Il y a, aussi, la lassitude politique et le marasme social.

Q.O.: On constate aussi que les partis sont plus ou moins alignés sur la position officielle.

M.H.: Peut-on parler de leur alignement dans un paysage où les partis ne peuvent ni décider ni influer ni pétitionner ? Existe-t-il encore des partis qui fonctionnent comme tels ? Face aux situations engendrées par le pouvoir et par les tenants du terrorisme, les partis ont fait et font de la figuration. Ils ont perdu leur identité, leur crédibilité et leur programme. Leurs organes sont devenus des étouffoirs de la voix militante et citoyenne. Ils payent à présent leurs inconséquences. Néanmoins, leur faillite est celle du système de gouvernance et non du pluralisme.

Q.O.: Ce qui vaut pour le contexte international vaut-il pour la Kabylie ?

M.H.: J’ai le sentiment que les hommes du pouvoir se préoccupent plus des évocations du passé. Alors que l’exigence est de prévenir les déliquescences et les déchéances qui rongent le pays. La situation en Kabylie est, à ce propos, éloquente. Elle révèle toutes les dégradations occultées par l’écran de la violence. Une société accablée par un antagonisme incertain. Un pouvoir devenu sans identité, sans programme et sans conviction. Une violence devenue sans visage, sans doctrine et sans but.
Le mouvement en Kabylie – quels que soient les avis sur sa nature – a mis à nu les faiblesses du régime. Ce régime ne peut plus résoudre aucun problème, ni trouver une issue à sa propre crise. Son discours n’est qu’un exercice pour cacher les atteintes à l’honneur et aux droits. Cela explique pourquoi le pouvoir a été incapable d’initiative six mois durant. L’absence de volonté du pouvoir et les manipulations ont incité le mouvement à refuser de négocier. Même si les porteurs de la plate-forme d’El-Kseur donnent l’impression qu’ils n’ont ni la capacité, ni la structuration nécessaire pour cela. Ils ont refusé de négocier parce qu’ils savaient le pouvoir incapable d’engagement. C’est pourquoi, le rejet s’est exprimé vis-à-vis du pouvoir et des élites.

Q.O.: C’est l’impasse ?

M.H.: Malheureusement, c’est, à nouveau, l’impasse. C’est l’impasse du régime qui engendre d’autres impasses. Ignorer la plate-forme, c’est radicaliser le mouvement. Accéder à son contenu sans l’inscrire dans une démarche globale, c’est générer d’autres impasses.

Q.O.: La constitutionnalisation annoncée de tamazight n’est-elle pas de nature à régler le problème ?

M.H.: L’acquiescement à la requête est venu trop tard. L’effet d’annonce aurait été autre si elle avait été faite en juin dernier. Il y a lieu de se demander si la population n’avait pas, d’instinct, compris que la résolution de la crise nationale est un préalable à la satisfaction de toute revendication. Je doute qu’un simple article, fût-il constitutionnel, règle la question.

Q.O.: Une telle approche, basée donc sur un lien entre le mouvement en Kabylie et la résolution de la crise nationale, ne s’est pas encore clairement exprimée.

M.H.: C’est vrai. Cela est le problème des élites et des hommes politiques. Il y a un problème d’approche, de terminologie et de conceptualisation. L’impression est que les élites sont à l’écart, ou refusent de porter ces revendications. Les jeunes exigent le départ de la gendarmerie. Ils l’ont exprimé de manière brutale, maladroite et concrète. Dans certaines conditions, les jeunes ne s’encombrent pas de formules savantes pour exprimer leurs récriminations. C’était aux élites de donner un sens politique à leur demande. A mon sens, les jeunes se sont rebellés contre des situations de non-droit et de dépassement. Quand les jeunes clament le départ de la gendarmerie, ne somment-ils pas les gendarmes à se soumettre à la loi et à n’obéir qu’à elle ? Les jeunes avaient des rapports apaisés avec la gendarmerie quand celle-ci évoquait la loi, la sécurité, la protection et la droiture. Le gendarme symbolise-t-il toujours ces valeurs ? Cette revendication ne vise-t-elle pas en dernière instance la fin de l’injustice et de la hogra. Peut-on blâmer les jeunes d’avoir utilisé et abusé d’un vocabulaire brutal et concret ?

Q.O.: Peut-on s’attendre à une ouverture en direction de la société alors que celle-ci est perçue comme une menace ? Le pouvoir semble plutôt choisir de sceller la situation actuelle à travers une alliance FLN-RND.

M.H.: Peut-on, effectivement, s’attendre à ce que des tenants du statu quo engagent une réforme qui risque de remettre en cause leur situation et leur pouvoir ? Certes, le penchant naturel est que celui qui a un pouvoir a tendance à vouloir le conserver. Lorsqu’il s’interroge sur la manière de le faire, des options s’offrent à lui. Celle qui l’aiderait à consolider durablement sa position passe par l’effort, le mérite et la réussite. Malheureusement, cette culture n’existe pas chez nous. C’est pourquoi le système et ses hommes fonctionnent par la ruse et l’attrait d’intérêts étroits. Ceci entraîne une raréfaction des échanges de points de vue et de débats au sein du système lui-même. La réflexion est inexistante et l’aptitude à apporter des réponses est mince.

Q.O.: Et l’alliance FLN- RND ?

M.H.: Leur alliance est de fait. Ils se côtoient dans le réduit des mêmes sphères. Le FLN et le RND se sont, depuis les législatives, par touches successives, isolés de la société et agrippés à l’intérieur du cercle de l’enfermement. Leurs élus sont, pour la population, devenus les représentants de réseaux d’allégeance. Ceci est la conséquence de deux tendances lourdes. La première, c’était le refus de la représentation sociale vraie. La seconde, c’était la transformation de l’élu en un relais du pouvoir. Quels seraient les autres contours de cette alliance dont vous parlez ? Le FLN et le RND sont à l’intérieur du cercle de l’enfermement et hors champ social. Songent-ils déjà aux futurs quotas et fraudes ?

Q.O.: Selon vous donc, il n’y a pas de changement à attendre d’autant que l’on constate une opposition à une nouvelle période de transition ?

M.H.: Toutes les transitions passées ont débouché sur la consolidation de l’impasse.
Seul le FFS a fait des propositions pour une vraie transition. Les autres positions exprimées visaient le maintien du statu quo de l’enfermement. Il y a une crainte instinctive de toute jonction avec la société. C’est pourquoi aucune ouverture ne semble être inscrite sur les tablettes des tenants du pouvoir.

Q.O.: Donc, l’idée d’une véritable alternance au pouvoir est exclue ?

M.H.: Si vous parlez d’alternance en termes de cooptation d’équipes et d’individus, cela a été possible et sera toujours possible. Si vous parlez d’alternative au système et à l’impasse, cela exige la maturation d’une action nationale de changement. Cette solution peut voir le jour. Car, ses adeptes existent à tous les niveaux, y compris à l’intérieur du système et dans les différents secteurs. Pour l’instant, les conditions d’une action convergente ne sont pas réunies. Néanmoins, il y a une maturation. Est-elle suffisante ? Peut-elle s’accélérer ? C’est possible. Ce qui se passe en Kabylie et dans d’autres régions, le durcissement des positions et l’enfermement du pouvoir, poussent à de telles conjonctions.

Q.O.: Le problème est que le divorce est consommé aussi avec l’ensemble des élites…

M.H.: La représentation sociale pose un problème. Pour le résoudre, il suffit d’un minimum de conditions pour que les situations évoluent aisément. Car, des élites crédibles existent et ne s’expriment pas ou rarement.

Q.O.: Il faudrait un déclencheur. Qu’est-ce qui pourrait faire réagir ces élites silencieuses ?

M.H.: Il ne peut y avoir de miracles. Il y a deux possibilités. La première est que le rejet exprimé vis-à-vis des symboles de l’Etat et du pouvoir devienne définitif. Ce rejet est en amplification. Il risque, quelles que soient les volontés, de devenir irréversible. Ce qui se passe à l’intérieur du pays, y compris dans des zones supposées pondérées, le démontre. La deuxième est que des hommes se rendent compte que le pays a intérêt à troquer l’impasse au profit de nouvelles tâches et d’un nouveau dessein. L’impasse a ruiné le pays, érodé les avancées sociales et engendré des déchéances morales.

Q.O.: On ne perçoit pas cette tendance au sein des hommes du système !

M.H.: Cette tendance ne se manifeste pas. Il est probable que l’impasse et les futures exigences la mettront dans l’obligation de le faire.

Q.O.: La tendance n’est-elle pas plutôt à la régression, à l’esprit tribal… et de clocher en pays d’Islam ?

M.H.: Je parle des pans qui ne s’expriment pas et qui ne se retrouvent pas dans le discours officiel. Vous parlez sans doute des archaïsmes associés au pouvoir.
Ceux-là oeuvrent à la confiscation des deniers publics et à la démolition des dernières structures de l’Etat. Leurs écarts ont, déjà, mis l’Etat hors droit, dépouillé l’administration de ses prérogatives et dépossédé les institutions de leur rôle régulateur.

Q.O.: Dans ce contexte, par exemple, Saïd Sadi a fait état d’une tentative d’attentat contre sa personne. Il a accusé des services de l’Etat.
Ahmed Bensaïd de la Coordination nationale des enfants de chouhada s’en est pris à Larbi Belkheir, chef de cabinet du président ? Est-ce des indices d’une aggravation de la crise ?

M.H.: Ces déclarations sont trop graves pour être imputées au seul registre de la liberté d’expression. Plus grave encore est le silence des officiels. Sont-elles des indices d’un conflit d’intérêts ? Sont-elles des indices d’un règlement de comptes que provoque la privatisation ? La fin de la tyrannie peut venir aussi de l’aveuglement des hommes.
A suivre

Suite et fin

Dans cette deuxième partie de l’entretien, Mouloud Hamrouche démontre que le débat sur Sonatrach cache l’absence d’un réel débat sur l’économie nationale et qu’en tout état de cause, cela a un rapport avec la question de fond de la représentation sociale et de la légitimité du pouvoir.
Là aussi, selon lui, l’ambiguïté est entretenue dans l’intérêt des « requins prédateurs, tireurs de ficelles ». Il évoque surtout l’alternative qui ne viendra pas des « mascarades électorales », mais d’une « volonté nationale affirmée » pour le changement. Celle-ci existe indéniablement. La réalité de l’impasse et de l’enfermement est que l’option est partagée même à l’intérieur du système. Mais elle ne s’exprime pas encore. « Jusqu’à quand ? ». La question, formulée de manière énigmatique, est de Mouloud Hamrouche lui-même.

Le Quotidien d’Oran: Il y a des voix isolées, comme les syndicats pétroliers qui craignent que l’avant-projet de loi sur les hydrocarbures, porteur de la fin du monopole, débouche sur la liquidation à terme de Sonatrach. D’après vous, est-ce une crainte fondée ?

Mouloud Hamrouche: C’est une crainte fondée. Parler de la fin du monopole est un terme inapproprié. Le monopole n’a jamais existé, sauf pour les stations-services et le transport des hydrocarbures. Aussi, nous sommes devant un choix qui n’en est pas un. Lorsque nous disons que la mondialisation et ses tendances nous imposent des ouvertures, c’est évident. D’autant plus qu’il y a quelques mois, une restructuration mondiale gigantesque s’est opérée dans ce secteur. L’inquiétude telle qu’exprimée, même si elle prend les raccourcis de revendications syndicales, corporatistes ou salariales, cache une crainte fondée sur une interrogation à laquelle le pays n’a pas eu de réponse. Car les tenants du pouvoir refusent d’y répondre. A savoir : qu’est ce que l’économie nationale ?
De quoi est-elle faite ? Si nous excluons les hydrocarbures de notre schéma d’appréciation, nous découvrirons que nous n’avons pas d’économie réelle. Il y a de l’inquiétude à découvrir cette cruelle réalité. Car, c’est ce secteur qui pourvoie aux dépenses de l’Etat, irrigue notre commerce et notre industrie.
Au lieu de se poser la question sur la fiabilité des autres secteurs, on préfère se cacher derrière le devenir de Sonatrach et de son monopole. En dehors de l’aspect économique, il y a aussi l’aspect politique. Jusqu’à présent, la société n’a jamais eu un droit de regard sur les activités, les recettes et les dépenses de Sonatrach. Les citoyens perçoivent d’instinct que l’Algérie et son économie, ce sont les hydrocarbures. Or, face à cette réalité, aucun débat n’est permis, ni au sein d’une commission de l’Assemblée nationale, ni au sein du gouvernement. Il y a de légitimes interrogations sur les tenants et les aboutissants de ce projet, à la fois de restructuration, de dé-monopolisation et de privatisation.

Q.O. : L’approche de ce dossier a justement la prétention de révéler la réalité de l’économie nationale en mettant Sonatrach en compétition avec les Multinationales.

M.H.: Là encore, il y a une ambiguïté et une confusion qu’il faut lever pour pouvoir éclairer le débat. En Algérie, qui dit hydrocarbures, dit Sonatrach. Qui dit Sonatrach, dit gisements pétroliers et gaziers. Discuter de la restructuration de Sonatrach, en s’y opposant ou en y adhérant, c’est parler de ces gisements, et non de l’organisation de ses structures. L’enjeu se situe dans les contrats de recherche, d’exploitation et dans les conditions de dépenses et de contrôle.
Si le problème était de révéler les faiblesses de l’économie, il fallait alors débattre des hydrocarbures et non de Sonatrach. Débattre de Sonatrach obscurcira les discussions et occultera les vraies questions. Je ne pense pas que la démarche envisagée soit faite pour révéler les faiblesses de l’économie nationale. Au contraire, elle a pour effet d’occulter ces faiblesses. Le débat est déjà « idéologisé ». Sonatrach est présentée comme un symbole. Elle est assimilée à la souveraineté nationale. Sonatrach n’est pas la souveraineté nationale, mais sa privatisation peut couvrir des dérives graves.

Q.O. : Justement, est-ce que ce projet n’a pas un rapport avec la souveraineté nationale ? Quoi qu’on en dise, les hydrocarbures sont-ils un instrument de souveraineté ?

M.H.: Les hydrocarbures sont et restent le seul facteur signifiant pour notre économie, notre défense et notre souveraineté. L’Occident a démontré sa ferme volonté de déclencher d’autres guerres pour pouvoir contrôler les sources d’hydrocarbures. A ce titre, oui, Sonatrach est une expression de la souveraineté nationale.

Q.O.: Confusément, à tort ou à raison, ce qui est perçu à travers ce projet sur les hydrocarbures, c’est que l’Algérie risque de perdre le seul atout qui lui reste pour relancer l’économie.

M.H.: Cela est juste. La question est de savoir comment gérer au mieux nos réserves d’hydrocarbures. Car, nos chances de développement et les besoins des futures générations en dépendent. Ce débat, alors, ne concerne pas uniquement la souveraineté, mais aussi le devenir économique du pays. Ce vrai débat est occulté. Aucune instance ne délibère sur cette question de fond. Toutefois, on veut trancher la question de manière bureaucratique, ou en catimini, sous prétexte de technicité juridique et commerciale.

Q.O.: Est-ce le procédé utilisé pour la dissolution des holdings ?

M.H.: Le schéma est identique, mais cache des motivations différentes. Deux raisons ont motivé les changements quasi permanents aux niveaux des fonds de participation et des holdings. La première était liée à une question d’exercice de pouvoir. La seconde l’était au refus d’identifier le propriétaire. L’identification du propriétaire impose la désignation du mandant et du mandataire. Le maintien de l’ambiguïté permet de s’arroger le droit de parler au nom d’un propriétaire invisible : s’agit-il du chef de l’entreprise, du chef du holding, du ministre de tutelle, du ministre des Finances, du Chef du gouvernement, du Président voire de ses conseillers ? Cette situation favorise les requins prédateurs, tireurs de ficelles. En vérité, ce sont les 31 millions d’Algériens qui en sont le propriétaire. Qui peut prétendre agir au nom du mandant, le peuple ?

Q.O. : Il y a plus de 17 milliards de dollars de réserves, la dette extérieure s’est stabilisée à un peu plus de 22 milliards de dollars, la situation paraît favorable, mais la relance se fait attendre. Comment expliquer cela ?

M.H.: La situation n’est pas plus favorable, même si les réserves sont plus importantes. Au début des années 90, nous n’avions presque pas de réserves et 25 milliards de dollars de dette. Le pays ne se portait pas plus mal qu’aujourd’hui. Après maintes errances, atermoiements et le rééchelonnement, notre dette est passée de 25 à plus de 33 milliards de dollars. Dix ans après : environ 30 milliards de dollars remboursés, des centaines de milliers de licenciements, la dévastation du système éducatif, de formation et de santé, la dégradation des services publics, et la dette est toujours à hauteur de 22 milliards de dollars. La dette représentait 2 ans d’exportation en 1990. Elle est l’équivalent, selon la conjoncture, de 16 mois d’exportation aujourd’hui. Qu’a donné le rééchelonnement ?
Une baisse du ratio de remboursement. Cette baisse est-elle liée à un ajustement structurel réalisé, à une maîtrise des dépenses, à une meilleure gestion financière ou à une croissance économique ? Non, elle est le fait de la seule conjoncture pétrolière. Cette conjoncture peut évoluer à tout moment à la hausse ou à la baisse. Si le marché pétrolier se dégrade, faudra-t-il aller à un autre rééchelonnement ? L’option du rééchelonnement a été un mauvais choix économique. Elle a servi d’excuse pour écarter les réformes et éviter de situer les responsabilités. C’est pourquoi, ce choix n’a pas été probant.
Les conditions qui ont engendré la faillite demeurent. L’effacement de la dette sollicitée et le prétendu programme de relance ne sont qu’un écran à l’inconséquence et à l’insouciance.

Q.O. : Vous avez dit que la société suit son propre mouvement en dehors du régime. Aujourd’hui, avec l’agitation sociale rampante, une confrontation se dessine.

M.H.: Les présidentielles avaient aidé à une meilleure visibilité politique et à une meilleure lecture de la société. La campagne de 21 jours avait permis à la société de corriger son image défigurée par la violence et la répression. Elle a révélé aussi que la société et le régime fonctionnaient en parallèle. J’avais estimé qu’il revenait au pouvoir de jeter des passerelles vers la société. Malheureusement, le pouvoir s’est entêté dans son enfermement.
Mieux, le peu de passerelles qui restaient, a été rompu. Sachant qu’il ne peut faire adhérer la société à une démarche de son programme, le pouvoir tente de l’empêcher de s’exprimer. Or, la société s’exprime, même de façon maladroite, violente ou sporadique. Ses motivations résident dans les questions hallucinantes de la représentation sociale et de l’absence de discernement des gouvernants.

Q.O.: N’est-ce pas une question d’idéologie ?…

M.H. : Ce n’est pas une question d’idéologie seulement, mais de gouvernance. Le pouvoir est incapable d’offrir, à travers son discours et sa gestion, des perspectives à la société.

Q.O. : Ceux qui dirigent la coordination des « ârouch », même confusément, savent par exemple que la plate-forme d’El-Kseur n’est pas une réponse…

M.H.: La satisfaction de la plate-forme d’El-Kseur changera-t-elle les conditions de l’exercice des pouvoirs local et central et celles du fonctionnement social ? La réponse est, sans doute, négative. Par contre, un changement dans les conditions de l’exercice et de contrôle du pouvoir aura une incidence certaine sur son contenu. C’est pourquoi cette plate-forme est porteuse de toute la question, mais pas de toute la réponse.

Q.O. : Sur le cours et moyen terme, que faire pour aller vers le changement ? Quelles seraient les conditions nécessaires, par exemple, pour traduire vos idées politiques sur le terrain ?

M.H.: Ce sont des conditions nécessaires qui s’imposent à tous, pour changer d’orientation et quitter les voies de l’impasse. Ce choix ne peut concerner uniquement un parti ou un groupe, mais l’ensemble de la société. Il est nécessaire que toutes les composantes sociales, y compris celles de l’administration, réagissent. Organiser de nouvelles mascarades électorales ne provoquera pas de brèches, mais ancrera davantage l’impasse. D’ailleurs, la démission du président Zeroual, il y a trois ans, n’a pas été suffisante pour entraîner des ouvertures. Il est évident que le changement d’hommes, seul, ne peut briser l’impasse. Il faut une volonté nationale affirmée pour pouvoir imprimer une nouvelle orientation au pays. Cette volonté existe. Elle ne s’exprime pas. Jusqu’à quand ?

Q.O.: Cela explique-t-il votre prudence à l’égard de la création d’un parti politique ?

M.H.: Oui. Les hommes et les femmes de notre mouvement inscrivent leur action plus sur le long terme qu’en fonction des seules conjonctures électoralistes. Ce mouvement se développe en rupture avec l’archaïsme et les pratiques enracinées.
Le but est de hâter une issue à la crise et accomplir le changement en rompant avec le subterfuge, le reniement et la renonciation. L’enjeu est de changer de démarche et de construire une alternative nationale tangible. Car, les voies de la transformation ne deviennent praticables qu’avec un mouvement crédible pour opérer le changement, et avéré pour empêcher d’autres excès !