Algérie: face au poids de l’histoire et à la manipulation
ALGÉRIE :
FACE AU POIDS DE L’HISTOIRE ET A LA MANIPULATION
– Rencontre avec François Gèze (*)
POLITIQUE AUTREMENT
N° 13, juin 1998
Récemment, des intellectuels se sont engagés pour dénoncer les massacres dont sont victimes les populations algériennes. Nous avons assisté à des prises de positions antagonistes, des engagements contradictoires quant aux causes et aux auteurs de ces massacres, les uns accusant l’islamisme radical, les autres le pouvoir algérien. Ces positions absolues et tranchées ont donné lieu à des échanges polémiques à travers la presse et les médias. Dans ce climat passionnel, il paraît opportun de rappeler les conditions intellectuelles et morales de l’engagement, telles que l’Affaire Dreyfus les a mises en oeuvre de façon exemplaire. Avant toute prise de position, l’engagement ne se justifie que par une quête la plus rigoureuse possible de la vérité. En ce sens, quoiqu’on en ait dit, l’intellectuel est dans son élément et répond à sa vocation constante, la recherche de la vérité quoi qu’il en coûte. Il importe avant tout, malgré les passions nécessairement aiguisées, les sentiments de colère et d’indignation éprouvés devant l’horreur de l’histoire que l’intellectuel, gardant la maîtrise de son jugement, écarte toute idéologie préconçue, tout schéma préfabriqué, toute préférence particulière, pour rester à l’écoute des événements et des personnes, autant que faire se peut. L’engagement, aussi vif soit-il, ne dispense pas de l’esprit critique. Est-ce le cas en l’occurrence ?
Certes, la situation actuelle de l’Algérie est difficile à apprécier. Nous avons une certitude : des familles entières, hommes femmes et enfants sont quotidiennement massacrées avec une violence insoutenable et une extrême cruauté. En raison de la censure imposée par le gouvernement algérien, les informations élémentaires, provenant habituellement du travail des journalistes, sont difficiles à obtenir, insuffisantes et peu fiables. Raison de plus pour que les paroles prononcées et les analyses proposées soient faites avec précaution, par une sorte de tact de l’intelligence à l’horizon d’une vérité d’approche lointaine et difficile. Or les faits brutaux et cruels de cette tragédie ont provoqué des interprétations contrastées et tranchantes vis-à-vis desquelles, pour les citoyens que nous sommes, il est difficile de se situer.
Rappelons les termes de ce débat. Lors d’un « meeting national unitaire », le 20 janvier 1998 à la Mutualité, sous le titre fort estimable « le silence tue », des intellectuels, français et algériens, venant d’horizons différents, ont accusé le FIS et le GIA, mettant en cause abruptement et sans contrepartie, l’Islam radical et fanatique, emporté par une folie meurtrière. Est-ce bien l’unique cause ? Les ONG, présentes sur le terrain, ont signalé des exactions, tortures, assassinats et disparitions perpétrés par l’armée algérienne. Les participants au meeting unitaire, au premier rang desquels Bernard-Henri Lévy, ont passé ces faits sous silence, se contentant de rappeler au gouvernement algérien son devoir de respecter les droits de l’homme et d’assurer la sécurité des personnes.
Dans un article du Monde (4 février 1998), Pierre Vidal-Naquet et François Gèze – que nous remercions d’avoir répondu ce soir à notre invitation – ont dénoncé ces prises de position, à leurs yeux fallacieuses, pour proposer une explication diamétralement opposée. Pour comprendre le drame actuel de l’Algérie, nous disent-ils dans cet article, il faut le replacer dans le fil historique de la colonisation française et de la guerre d’indépendance. Dans ce contexte de violence accumulée et continue, l’Algérie n’est pas parvenue à construire un État de droit, même après trente ans d’indépendance. Ne faut-il imputer cette carence qu’au colonialisme d’antan ? Le pouvoir algérien se trouverait-il réduit à une « coupole maffieuse », une « armée de tortionnaires corrompus », faisant un « usage généralisé du chalumeau et du napalm, à une échelle sans beaucoup de précédent depuis un demi siècle » ? Bref, à lire cet article, on a l’impression que les massacres dont est victime le peuple algérien sont le seul fait du pouvoir et de son armée « manipulant la violence dans la continuité de la tradition coloniale ». Ce sont « les forces de sécurité (armée et police) qui, au nom de la lutte antiterroriste, tuent familles et villages entiers ». Les violences commises par les GIA ne répondraient à aucun plan d’ensemble, ne menant pas une lutte organisée pour la prise du pouvoir. Il semble même à vos yeux n’être que résiduels : « Il n’existe, écrivez-vous, que des groupes isolés de jeunes révoltés, animés seulement par la pure logique du désespoir. »
Face à de telles accusations globales, à ces affirmations massives, on aimerait avoir une argumentation à la fois plus complète et plus détaillée. Quelles sont vos sources, comment sont établis les faits brutaux que vous affirmez, comme l’usage généralisé du napalm et la destruction de villages entiers ? Vous accusez en fait le pouvoir algérien d’une stratégie concertée, d’une manipulation générale de la violence. Quelles preuves pouvez-vous en apporter, même si aucune n’est irréfutable comme vous le dites vous-mêmes ?
Vous accordez une importance décisive au poids de l’histoire. Ce poids de l’histoire, ne le portons nous pas nous-mêmes, engendrant un sentiment de culpabilité qui nous rendrait responsables de tous les maux dont souffre l’Algérie ? C’est le sentiment qu’on éprouve à la lecture de cet article du Monde. Votre explication ne repose-t-elle pas essentiellement sur l’affirmation d’une violence continue qui, depuis 1830, à travers la colonisation française et la guerre qui y mit fin, semblerait déboucher inéluctablement sur la tragédie actuelle ? Ne faites-vous pas usage d’une causalité unique pour l’explication de faits historiques complexes ? Vous pouvez laisser croire que la violence continue de la colonisation, une tradition de manipulation de la violence par l’armée française, constitue une causalité expliquant toute la suite de l’histoire algérienne, une sorte de fatalité venant des maux antérieurs pesant sur son destin. Or l’histoire est faite aussi de discontinuités et de ruptures. Les accords d’Évian et l’indépendance accordée à l’Algérie n’ont-ils pas opéré une rupture décisive dans nos rapports à l’Algérie ? N’est-il pas temps de nous libérer d’un complexe de culpabilité qui ne peut qu’obérer notre lucidité et entraver l’aide que nous pourrions apporter aux peuples jadis colonisés ? Le régime à parti unique voulu par le FLN, suivi d’une prise de pouvoir par l’armée du colonel Boumediene, qui a instauré une dictature féroce sous le couvert d’un socialisme, imitant les démocraties populaires de l’Est et non point celles de l’Occident, sont le fait des Algériens eux-mêmes et ne peuvent être imputés au colonialisme français et à son armée. Lorsque plus tard, le pouvoir a tenté un processus démocratique, qui fut stoppé en raison des succès remportés par le FIS, l’Algérie a basculé dans un terrorisme d’une violence sans précédent, attribuée par nos intellectuels à des forces diamétralement opposées sous forme d’un dilemme spécieux et partial, l’Islam ou le pouvoir algérien. Aucune question n’est posée sur la possibilité d’un enchaînement des violences venant des différents protagonistes. Quel que soit le poids de l’histoire, ne serait-il pas injuste d’en rechercher l’unique cause dans la colonisation française et la guerre qui y mit fin ?
Je voudrais enfin attirer votre attention sur l’usage, à mon sens immodéré, que vous faites du concept de manipulation. Il peut fonctionner comme un schéma rigide sur une réalité complexe dont certains éléments nous échappent. Héritée des pratiques de l’armée française, la manipulation de la violence ne vous fournit-elle pas une explication globale du pouvoir algérien, de sa nature et des massacres que subit le peuple algérien ? Ne faut-il pas se défier de cette idée de manipulation, commodément utilisée pour discréditer un adversaire en dispensant d’apporter les preuves des accusations dont on le charge ? Les propos échangés à travers les médias de ces engagements antagonistes ne risquent-ils pas de déboucher sur une querelle absurde entre intellectuels français, au détriment du peuple algérien durement éprouvé et de l’opinion mal informée, accentuant son désintérêt, voire son rejet actuel de tout ce qui touche à la politique ?
Jean Conilh
UNE SITUATION SANS PRÉCÉDENT HISTORIQUE
François Gèze
Avant de répondre à vos interrogations, je voudrais insister sur un point à mes yeux essentiel. Quand nous cherchons à comprendre les racines du drame algérien, nous sommes tous tentés de raisonner par analogie, en le comparant à d’autres situations de guerre civile. Or, par l’ampleur de ce drame – quelque 100 000 morts depuis six ans – et surtout par la complexité des comportements des acteurs en présence, la situation vécue par l’Algérie depuis de longues années n’a pas d’équivalent ; elle est, à ma connaissance, sans précédent historique. Et une analyse qui prend au pied de la lettre les discours des acteurs, du pouvoir comme de ses opposants, en y appliquant les catégories habituellement utilisées pour qualifier les conflits internes, ne peut pas permettre de rendre compte des vrais ressorts de ce drame. Car derrière chaque fait apparemment avéré, derrière chaque discours officiel, il y a d’autres faits, d’autres motivations qu’il est difficile de connaître.
Pour le dire autrement : vous rappelez que le rôle d’un intellectuel est d’établir la vérité et vous ajoutez que nous insistons trop sur le poids de l’histoire. Mais, dans le cas de l’Algérie, ces deux points sont liés, car la vérité ne peut être approchée que de loin, et le travail classique de l’enquête journalistique censé valider des faits sûrs et établis est dans une large mesure inopérant. Pour l’instant, les faits qui nous sont offerts et qui passent pour irréfutables sont ceux donnés par le pouvoir algérien et relayés par les médias et des intellectuels : des massacres ont eu lieu à tel ou tel endroit, des Algériens ont été tués de telle manière, et, nous dit-on, ceux qui les ont tués sont des islamistes. D’un autre côté, des organisations non gouvernementales (les quatre ONG qui ont enquêté sur la question 1 ) attribuent les exactions et les violations des droits de l’homme tant à des groupes qui se réclament de l’islamisme qu’à l’armée ; bien sûr, ce dernier point est oublié des « éradicateurs » (2) français et algériens.
On aurait tort pourtant d’en rester à ce premier niveau d’analyse, et de se jeter à la figure, qui les horreurs des islamistes et qui celles des tortionnaires militaires. Or, précisément, c’est quand on cherche à aller plus loin, à dépasser les analyses simplistes et manichéennes, que l’on se heurte à de sérieuses difficultés : les outils classiques du journaliste honnête et de l’intellectuel, l’enquête de terrain, le recoupement des informations, sont difficiles à mettre en ouvre parce que, très souvent, l’information est soit inaccessible (du fait de la censure de l’État), soit manipulée. Vous mettiez en doute avec raison l’invocation de cet argument de la manipulation, car historiquement, il a souvent été utilisé pour dÈlÈgitimer l’adversaire, non sans une bonne dose de paranoïa. Mais j’y insiste, dans le cas de l’Algérie, la manipulation est omniprésente, et si sophistiquée qu’elle est difficilement décelable par un observateur non averti.
Une grande partie de la réalité qui permettrait de comprendre ce qui se passe nous est cachée et fait l’objet de désinformation. Cette conviction est aujourd’hui partagée par tous ceux qui étudient sans oillères la situation algérienne, et je vais tenter d’en expliquer les raisons. Pour autant, nous ne sommes pas réduits à l’impuissance. Car de nombreux faits – et tout particulièrement des points d’histoire – sont avérés. Si l’on fait l’effort de les prendre en compte, avec la plus grande rigueur possible, l’enquête permet, sinon de prouver, du moins de cerner au plus près le champ des possibles, de reconstituer partiellement le puzzle ; et en tout cas d’écarter certaines thèses explicatives en apparence convaincantes, mais qui se révèlent à l’examen clairement invraisemblables. Voilà pourquoi nous avons insisté Vidal-Naquet et moi sur le poids de l’histoire, sur ce que nous avons appelé la « tradition de manipulation de la violence » dans l’histoire de l’Algérie. Apparemment, nous nous sommes mal exprimés, car il n’était nullement dans notre intention, comme nous en accuse Bernard-Henri Lévy dans sa réponse à notre article (Le Monde, 12 février 1998), d’expliquer les actes des assassins islamistes d’aujourd’hui par la conquête militaire du pays en 1830 et les atrocités des troupes coloniales françaises au xixe siècle.
Non, les massacres actuels ne sont pas la « faute » de la France, ni de la première « guerre d’Algérie » : en évoquant l’importance de l’histoire, il ne s’agissait en aucune façon pour nous d’introduire les notions de causalité, de responsabilité ou de culpabilité. Nous constatons simplement que la colonisation française et la manière dont elle a été menée ont empêché l’établissement d’un cadre démocratique normal dans ce pays. Pendant plus d’un siècle, la France a monté les Algériens les uns contre les autres, elle a instrumentalisé la violence d’une manière qui ne souffre pas la comparaison avec ce qui eut lieu lors des colonisations françaises en Indochine ou britanniques en Afrique et en Inde. Cette façon d’utiliser les gens les uns contre les autres, comme l’ont fait encore les Français avec les harkis pendant la guerre d’indépendance, vient de très loin. Manipuler la violence pour asseoir son pouvoir apparaît de ce fait comme naturel dans cette tradition-là, comme il devenu naturel dans notre tradition démocratique d’arriver au pouvoir par les élections.
Il ne s’agit donc pas de s’auto-flageller, ni de répéter que les Français sont coupables. Mon point de vue est seulement celui d’un observateur extérieur de « bon sens », qui ne peut faire l’impasse sur le rôle de la mémoire. Et en Algérie, la mémoire familiale est lourde : on se souvient de l’ancêtre tué par un tel en 1871 lors de la révolte kabyle, le souvenir des règlements de comptes fratricides se transmet de génération en génération. Cette mémoire-là est ainsi présente même chez les plus jeunes. Car, derrière la mémoire officielle du combat anti-impérialiste des années cinquante, il y a aussi celle, plus secrète, des règlements de compte claniques liés aux manipulations pour la conquête du pouvoir (à l’image de l’utilisation par la France des « Kabyles » contre les « Arabes »). En insistant sur les spécificités de la colonisation française en Algérie, il s’agit donc de rappeler l’importance du cadre historique dans lequel s’inscrivent les conflits actuels. Car on n’invente pas subitement une nouvelle société alors que celle-ci fonctionne depuis des générations selon certains canons – dont certains, dans le cas de l’Algérie, sont d’ailleurs bien plus anciens que la conquête française.
Cette perspective est indispensable pour tenter d’approcher la vérité des faits contemporains : les faits historiquement établis permettent de délimiter un cadre logique facilitant la compréhension de la barbarie actuelle – laquelle semble en apparence échapper à toute raison – et de la nature réelle du pouvoir.
Une tradition de manipulation et de violence
Vous avez parlé de la rupture des accords d’Évian (19 mars 1962) et du coup d’État de juin 1962 par lequel l’« armée des frontières » a pris le pouvoir contre le GPRA. Cette rupture historique est bien sûr évidente et massive en ce qui concerne les rapports entre le peuple français et le peuple algérien. Mais dès lors que le pouvoir réel a été confisqué dès 1962 par une poignée d’hommes, elle ne doit pas occulter les éléments de continuité absolument déterminants en ce qui concerne l’exercice de ce pouvoir. De cela, j’ai pris conscience en lisant les travaux d’historiens comme Benjamin Stora et Mohammed Harbi (3), qui soulignent tous les deux par exemple le rôle de l’assassinat d’Abbane Ramdane, en décembre 1957, comme un acte « fondateur ».
La victoire du militaire sur le politique (1954-1962)
En discutant avec les anciens moudjahidines, on peut découvrir la partie immergée et secrète de ces règlements de comptes au sein du camp nationaliste, qui furent d’une extrême violence. En 1958, l’opération Amirouche (la « bleuite » de sinistre mémoire, du nom des bleus de chauffe portés par les supplétifs algériens de l’officier français responsable de l’opération), par exemple, a été une opération de manipulation de l’armée française : les militaires du contre-espionnage ont arrêté des combattants du FLN, qu’ils ont ensuite relâchés après leur avoir fait croire que nombre de leurs camarades de combat étaient des traîtres à la solde des Français. Cette intoxication a conduit le commandant Amirouche, chef de la willaya III (Kabylie), à faire torturer et assassiner près de deux mille combattants du FLN (4).
Cette sorte de folie était en effet présente au cour même du combat de libération, comme en témoigne le rôle majeur qu’y a joué très tôt la culture paranoïaque des services de renseignement et de contre-espionnage du FLN (le MALG), établi à Tripoli en Libye. Son principal responsable, Abdelhafid Boussouf, avait construit un service dont les actions étaient bien sûr dirigées contre l’armée française, mais qui assurait aussi une fonction de contrôle et de vigilance intérieure contre les combattants algériens eux-mêmes. A l’époque, la guerre interne entre le FLN et le MNA (Mouvement national algérien, dirigé par le vieux leader Messali Hadj) était intense et fit plusieurs milliers de morts en France et en Algérie – guerre dont l’un des épisodes les plus tragiques fut le massacre de Melouza (5). Elle s’est soldée par la défaite du MNA. La guerre entre factions se menait également au sein même du FLN, mais il n’existe quasiment pas de documentation historique sur le sujet (le seul qui en ait un peu parlé est Mohammed Harbi dans son histoire du FLN).
Il faut rappeler que les hommes de A. Boussouf ont été formé par le KGB à Moscou, au sein de la fameuse promotion « Tapis rouge » (6). Ces Raspoutine comploteurs se sont trouvés en résonance avec la tradition de manipulation de la violence coloniale, et ils l’ont mise en ouvre avec l’aide des techniques soviétiques à une échelle qu’on n’imagine pas. Lors du congrès de la Soummam en août 1956, Abbane Ramdane, l’un des dirigeants du FLN les plus charismatiques, parvint à imposer son autorité contre ceux qui voulaient que les armes commandent au politique. Mais sa victoire fut de courte durée. En décembre 1957, Boussouf et ses hommes l’ont attiré dans un guet-apens : ils l’ont fait venir dans une ferme au Maroc pour l’étrangler. Par la suite, ils ont affirmé qu’Abbane Ramdane était mort au combat, tué par les militaires français. La vérité est longtemps restée secrète et elle n’a jamais été reconnue par l’histoire officielle algérienne. Cet acte fondateur, l’assassinat par ses frères d’un des principaux dirigeants nationalistes, a largement déterminé la suite de l’histoire du pays. Et la victoire de l’« armée des frontières » en juin-juillet 1962 a encore aggravé et durci cette évolution funeste.
La prise du pouvoir de l’armée des frontières et les massacres de 1962
En mars 1962, les unités combattantes de l’intérieur sont pratiquement détruites, l’armée française a gagné militairement depuis déjà deux ans, il n’y a donc presque plus de combattants à l’intérieur. Le GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne) est au Caire et nombre de combattants nationalistes exilés ont rejoint les rangs de l’« armée des frontières », cantonnée pour une petite part au Maroc et principalement en Tunisie, derrière la « ligne Morice » (barrière construite par l’armée française le long de la frontière tunisienne pour empêcher les infiltrations). Incapable de ce fait d’opérer sur le territoire algérien, l’armée des frontières passe son temps à s’entraîner grâce notamment au soutien financier que le FLN a récolté, notamment à travers sa « Fédération de France ». Elle forme une véritable armée mais ne se bat pas. En mars 1962, les accords d’Évian sont signés, en juillet le référendum d’indépendance est voté, le GPRA revient en Algérie ainsi que l’armée des frontières. Cette dernière, dirigée par le colonel Houari Boumediene, fait alors un véritable coup d’État contre les civils du GPRA et prend le pouvoir après avoir éliminé – au prix de combats meurtriers – les opposants des dernières unités du FLN des willayas III et IV. Elle va imposer Ahmed Ben Bella à la présidence comme façade civile pendant trois ans.
C’est donc ceux qui n’ont pas combattu qui sont au pouvoir, alliés aux combattants de la vingt-cinquième heure, les « marsiens » (appelés ainsi pour s’être rallié après la signature le 18 mars des accords d’Évian et donc après le cessez-le-feu en Algérie ; ils se sont réveillés combattants nationalistes alors qu’ils n’avaient pas bougé de toute la guerre et que la majorité des vrais combattants avaient été décimés par les Français). Ces marsiens vont afficher leur allégeance au nouveau pouvoir en se livrant à d’atroces représailles contre les harkis et autres « supplétifs » de l’armée française, et leurs familles. On ne saura jamais le chiffre exact, mais les historiens admettent qu’il est de l’ordre de plusieurs dizaines de milliers de victimes (plus de 50 000 ?). L’ampleur de ces massacres – qui se sont échelonnés de mars à la fin de 1962 – est à comparer aux 350 000 victimes civiles et militaires du côté algérien pendant les sept ans de la guerre d’indépendance (27 000 victimes du côté français). On peut imaginer le traumatisme résultant de massacres de masse qui se déroulèrent dans les conditions les plus épouvantables qui soient. Mais de tout cela on n’a guère parlé : les « marsiens » ont assassiné dans le silence en se cachant derrière la joie de l’indépendance si durement acquise. Ces gens ont tué de façon barbare ceux qui avaient collaboré avec les Français, lesquels les avaient utilisés pour combattre leurs frères, contre lesquels ils avaient eux-mêmes souvent perpétrés les pires atrocités.
Comment croire que la mémoire de ces massacres croisés ne soit pas restée, marquée au fer rouge, dans les esprits des survivants, de leurs enfants et de ceux des victimes des deux bords, c’est-à-dire aujourd’hui de millions de familles algériennes ? Mais dès 1962, cette mémoire va être étouffée par un État de fer tenu par l’armée des frontières avec à l’intérieur de cette armée, la Sécurité militaire (SM), héritière du MALG de A. Boussouf et contrôlée par Boumediene. A cela, il faut ajouter le rôle-clé des clans régionaux et la façon dont ils se partagent le pouvoir au niveau le plus élevé, le « clan de l’Est » (les Chaouis issus du fameux « triangle BTS » : Batna-Tebessa-Souk Ahras) contrôlant les rouages essentiels du régime.
Rappeler le poids de l’histoire, même trop succinctement comme je le fais ici, c’est donc rappeler que le cour du pouvoir en Algérie depuis la guerre d’indépendance est l’armée, avec en son centre la Sécurité militaire. Tout le reste n’est que façade. Cela, je ne l’ai découvert que récemment, et je ne le soupçonnais d’aucune manière dans les années soixante-dix, alors que comme beaucoup je m’intéressais au socialisme algérien.
Un pouvoir de type maffieux
De 1963 à 1965, Ahmed Ben Bella fait son office au gouvernement, dans un climat d’euphorie où bouillonnent les initiatives individuelles. Mais les militaires ne le jugent pas suffisamment docile, et ils décident de s’en débarrasser par un coup d’État « bien propre » qui dure une journée et fait peu de victimes. Boumediene prend alors le pouvoir. Il se révélera un fin politique, aidé – il faut le dire – par la brutale augmentation des prix du pétrole en 1973, laquelle permit de pallier l’épuisement qui guettait le régime : cet oxygène économique va donner plusieurs années de prospérité. Mais la rente pétrolière sera avant tout un instrument politique : elle n’est pas contrôlée par le ministère de l’Énergie ou par la Sonatrach (l’entreprise publique chargée de l’exploitation du gaz et du pétrole), qui ne sont que les instruments qui exécutent, mais par la Sécurité militaire. Ses responsables assurent la redistribution de la rente entre les différents clans du pouvoir sous la houlette de Boumediene.
Les méthodes sont extrêmement sophistiquées et s’apparentent à un fonctionnement de style maffieux : une « coupole » a délégué un des siens pour jouer le rôle de parrain, et Boumediene fut un parrain particulièrement fort, jouant habilement entre les différents clans régionaux – Chaouis de l’Est, minoritaires, occupant un rôle central, Kabyles et Arabes de l’Ouest. Il a su préserver très efficacement l’équilibre et assurer une certaine redistribution de la rente pétrolière qui a permis de maintenir la paix sociale. L’argent était suffisamment abondant pour que tout le monde en profite.
La libéralisation (1980-1988)
A la mort de Boumediene, en décembre 1979, dans cette délicate « démocratie entre pairs » dont les membres ses comptent sur les doigts de deux ou trois mains, les militaires se choisissent un parrain un peu falot, un anti-Boumediene : Chadli Bendjedid est désigné président de la République en 1980. Au milieu des années quatre-vingt, les prix du pétrole chutent, et la situation économique se durcit. Le tarissement relatif des recettes pétrolières et l’introduction de méthodes se voulant « libérales » dans le fonctionnement d’une économie hyper-étatique de style soviétique vont casser les ressorts du système. L’appétit pour la rente et les conflits autour de son accaparement deviennent plus violents. La légitimité de l’État, qui était confortée dans la période précédente par le niveau des ressources économiques et par la force de Boumediene, de son discours nationaliste et tiers-mondiste, est mise en cause.
Auparavant, on pouvait dire que la corruption était en quelque sorte institutionnalisée, les commissions prises sur les exportations pétrolières et sur les importations de biens de consommation en provenance d’Europe (et principalement de France) étaient bien réparties, comme sait le faire la mafia. La manne diminuant, la concurrence apparaît pour essayer de se l’accaparer. Le système est alors devenu plus fragile et les tensions sociales se sont accentuées. Il s’en est suivi les émeutes de 1988 qui se sont soldées par 500 morts : l’armée a tiré sur la foule des jeunes, et on a torturé massivement dans les commissariats. Ces manifestations d’octobre 1988 étaient l’expression d’un « ras-le-bol » populaire qui montait depuis sept ou huit ans avec l’affaiblissement de la redistribution des miettes de la rente et l’échec de plus en plus patent de la politique économique. Un des clans du pouvoir a favorisé le déclenchement des manifestations, pensant que face au désordre il pourrait s’imposer face aux autres. Lorsqu’ils ont vu l’ampleur du traumatisme qu’ils avaient provoqué, ils se sont vite ressoudés. Peu de temps après ces événements, un des hauts dignitaires algériens confiait en substance à un journaliste français : « Il y a une chose que nous ne ferons jamais, c’est de nous déchirer entre nous, car nous voulons transmettre tout cela à nos enfants. » Et il était clair pour lui que « tout cela » désignait les richesses qu’ils avaient accaparé au détriment du peuple algérien. Voilà enfin une parole de vérité, mais que l’on ne verra écrite nulle part.
Les années « démocratiques » (1988-1991)
En 1988, les militaires décident de courir le risque d’une « démocratisation » relative de la vie politique, mais en préservant évidemment le cour du système, à savoir le contrôle à leur profit de la rente pétrolière et des commissions occultes. Non sans certaines conditions restrictives, la possibilité est donnée à divers partis d’exister. C’est ainsi que le FIS (Front islamique du salut) est créé, à l’instigation des hommes qui contrôlent le FLN : pour les Algériens de la rue, jamais en peine de calembours, le FIS est le « fils du FLN », tant il est vrai que les militaires avaient instrumentalisé l’islam dès le début.
Pendant trois ans, de 1988 à 1991, la presse peut s’exprimer presque librement, il y a une véritable ébullition dans tout le pays. Car au sein du clan des officiers supérieurs qui contrôle toujours solidement le pouvoir, les partisans d’une réforme politique et économique audacieuse l’ont provisoirement emporté. Mouloud Hamrouche, représentant de l’aile dite « réformatrice » du FLN, devient Premier ministre. Il est entouré d’une équipe qui compte sans doute les hommes les plus honnêtes ayant accédé aux affaires, sans pour autant les diriger. Les militaires étaient derrière eux pour contrôler, mais ils ont essayé sincèrement de réformer le pays, sans s’enrichir effrontément comme le faisaient jusque-là nombre de ministres algériens dès qu’ils prenaient leur fonction.
En juin 1991, le gouvernement Hamrouche tombe, renversé par un petit coup d’État bien typique des militaires au pouvoir : la Sécurité militaire s’est servie du FIS – qui à l’époque était toujours un parti légal -, en l’encourageant discrètement à manifester et à semer le désordre. Sans s’en rendre compte, le FIS s’est laissé manipuler, et il a donné prétexte aux militaires d’arrêter l’expérience Hamrouche. Jugé incapable de faire régner l’ordre, Hamrouche est démis et remplacé par Sid Ahmed Ghozali pour préparer les élections législatives.
Mais si le gouvernement Hamrouche est tombé, c’est d’abord parce qu’il avait commencé à s’intéresser aux circuits de la corruption, comme en témoigne l’affaire dite du sucre. En 1990 et début 1991, l’équipe du ministre de l’Économie Ghazi Hidouci (7) décide d’examiner les contrats d’importation de sucre. L’Algérie produit très peu de biens de consommation, et elle importe quelque dix milliards de dollars de marchandises chaque année, dont des milliards de francs de sucre, de farine et autres aliments de base. Elle constitue un des plus importants marchés mondiaux de biens de consommation alimentaire, au bénéfice des grandes sociétés de négoce internationales, américaines et européennes. Les réformateurs du FLN ont mis à jour un système extrêmement sophistiqué de contrats et de surfacturations, avec tout un jeu de sociétés écrans, système qui permettait de détourner des commissions variant de 7 % à 15 % de la valeur des importations selon les types de produits. Ces commissions étaient réparties entre les exportateurs et les chefs militaires contrôlant les différents marchés. Ces sommes – de 5 à 6 milliards de francs par an et cela depuis des années – constituent un pactole phénoménal pour les militaires. Dès que les responsables de la Sécurité militaire ont su que les « réformateurs » avaient mis le doigt sur cette réalité à propos des importations de sucre, ils ont déclenché l’offensive. Toutes les ressources de la manipulation ont été mises en ouvre ; dans la presse, au Parlement, c’était absolument terrible. On a par exemple calomnié l’un des conseillers du ministre de l’Économie en disant qu’il était un agent du Mossad, les services secrets israéliens. Après une première salve qui n’a pas suffi, car les membres du gouvernement avaient des atouts, on les a contraints à quitter le pouvoir au plus vite par la manouvre politique que j’ai évoquée.
Les élections de 1991 et la victoire du FIS
En 1991, les élections municipales voient la victoire relative du FIS, qui obtient le tiers des inscrits et 54 % des suffrages exprimés (soit 4,3 millions de voix). Puis vient la préparation des législatives de décembre 1991. Avec une nouvelle équipe gouvernementale beaucoup mieux contrôlée que la précédente, les militaires étaient alors absolument convaincus d’avoir concocté un mode de scrutin parfaitement verrouillé qui leur permettrait sans truquage de l’emporter haut la main, par FLN interposé : le scrutin était majoritaire et il suffisait d’un petit nombre de voix d’avance pour avoir une majorité assurée. Mais ce calcul a échoué, car le FIS a devancé le FLN. Avec 24,5 % des votes des inscrits (soit 47 % des suffrages exprimés et 3,3 millions de voix), le FIS se retrouvait avec 44 % des députés élus au premier tour et il pouvait espérer obtenir la majorité au deuxième tour. Panique chez les militaires : les généraux se sont réunis et ont décidé de casser les élections. Le slogan « démocratique » qui proclamait que la démocratie était menacée par l’islamisme n’était que de pure façade : la vrai menace, pour les chefs militaires, c’était que les chefs islamistes se substituent à eux pour le contrôle de la rente.
Chadli, encore président de la République, étant soupçonné de vouloir cohabiter avec les islamistes, les militaires le contraignent à démissionner. Début janvier 1992, le second tour des élections est annulé. L’état d’urgence est décrété et le FIS bientôt interdit. Une répression massive se met en place : plus de 15 000 sympathisants islamiques, ou supposés tels, sont arrêtés et déportés dans les camps du sud où ils sont détenus dans des conditions effroyables ; la torture, déjà largement pratiquée, se généralise.
Les militaires vont alors faire appel à Mohamed Boudiaf comme président de la République. Il faut rappeler que Boudiaf fut l’un des principaux dirigeants de la guerre de libération, une des ses grandes figures avec Hocine Aït-Ahmed et Ahmed Ben Bella. Il faisait partie des fondateurs du FLN dès 1954 et il était extrêmement respecté. Les militaires vont donc rechercher cet ancien leader exilé au Maroc, éloigné depuis bien longtemps des affaires algériennes.
L’assassinat de Boudiaf et la guerre sale
M. Boudiaf n’avait sans doute pas bien vu comment fonctionnait le pouvoir, et peut-être avait-il cru pouvoir réformer le système de l’intérieur. Il était en tout cas d’une naïveté totale de croire qu’un civil mis en place par les généraux pouvait casser un système maffieux aussi bien verrouillé. Boudiaf a lui aussi essayé de faire des enquêtes financières, mais cela n’a pas duré six mois. Le 29 juin 1992, il est assassiné au cours d’un meeting, devant toutes les télévisions, pour que tout le monde comprenne. En Algérie, personne n’a cru que l’assassinat était le fait des islamistes comme l’a annoncé le pouvoir – il n’y a qu’en France qu’on a pu le croire. Boudiaf s’est fait mitrailler au moment précis où il prononçait le mot « islam », et la scène filmée par la télévision a été rediffusée en boucle pendant des semaines. Le message est parfaitement passé, tout le monde a compris : ce ne sont pas les islamistes qui ont tué Boudiaf, mais les militaires.
C’est à ce moment-là que la guerre a vraiment commencé, une guerre sale et totale. Des militants du FIS clandestin constituent des groupes armés (qui se réuniront en juillet 1994 au sein de l' » Armée islamique du salut « , AIS, bras armé du FIS) et forment des maquis sur le modèle de la guerre de libération contre l’armée française. Les références sont en effet absolument claires, dans les actes comme dans les discours : le FIS et l’AIS se sont définis comme le FLN et l’ALN. Le modèle de la première guerre d’Algérie s’est répété. Comme le FLN, le FIS a commencé par tuer sélectivement, essentiellement des chefs militaires et des cadres du pouvoir. Mais très vite, la confusion s’est installée, notamment avec les premiers assassinats d’intellectuels et de journalistes, tous attribués aux terroristes islamistes par la presse liée au pouvoir, ce qui est pourtant loin d’être évident. Que certains de ces meurtres soient le fait de militants islamiques est plus que probable. Mais l’implication directe ou indirecte de la Sécurité militaire dans plusieurs de ces crimes est tout aussi probable. Il n’existe pas de preuves à ce propos, mais on dispose d’indices concordants très nombreux. Ainsi, M. Boucebci, le psychiatre chargé d’interroger l’assassin de Boudiaf, était l’un des animateurs d’un comité pour la vérité sur la mort du président et il s’approchait de cette vérité. Il a été égorgé devant ses enfants dans des conditions atroces. Il aurait été tué par de prétendus islamistes…
De même, les pseudo-assassins de l’écrivain et journaliste Tahar Djaout (un « éradicateur » militant) ont été arrêtés puis jugés, mais ils seront finalement disculpés parce qu’ils se trouvaient ce jour-là à 500 kilomètres du lieu du crime. Par la suite, les enquêtes ne menèrent à rien et la probabilité est aussi élevée que les auteurs de cet assassinat soient des islamistes – au nom de leur combat contre le pouvoir, Djaout était une cible toute désignée – que les militaires.
A partir d’un certain moment, la spirale de la violence est devenue difficile à contrôler, y compris par le pouvoir, et on a basculé dans la folie. En 1994 et 1995, pour essayer de liquider les maquis, l’armée a employé les grands moyens – y compris le napalm (8) -, la torture s’est généralisée (la Fédération internationale des droits de l’homme a recensé une quinzaine de centres de torture dans la seule région d’Alger). Les quelque 18 000 prisonniers politiques, de l’aveu même d’un des responsables du pouvoir à un enquêteur de la FIDH (9), ne sont que des troisièmes ou quatrièmes couteaux : les premiers et seconds couteaux ne sont pas en prison, ils ont été exécutés dès leur arrestation, après avoir été torturés. Les moyens mis en ouvre par les militaires algériens pour tenter d’« éradiquer » l’islamisme sont démesurés, cela va des rafales de mitraillettes à la sortie des mosquées jusqu’aux opérations militaires de grande envergure pour liquider des maquis entiers, en passant par les techniques de tortures les plus barbares. Directement inspirée des méthodes de l’armée française au cours de la guerre de libération, la stratégie répressive du pouvoir viole massivement les droits de l’homme.
L’apparition du GIA et le renforcement de la terreur
En janvier 1993, le » Groupe islamique armé » apparaît soudainement ; on parle d’abord du GIA, puis » des » GIA. Il est très probable que la base du ou des GIA soit formée de dissidents radicaux du FIS. Mais de nombreux indices laissent penser que ceux-ci ont à tout le moins été largement infiltrés par la Sécurité militaire. Faute de place, je n’en citerai que deux. Ainsi, les GIA n’ont-ils jamais fait connaître l’existence d’une direction politico-militaire centralisée – ce qui constitue un cas totalement inédit dans l’histoire des mouvements de guérilla. De même, chaque fois qu’un « émir » des GIA est exécuté par l’armée, le nom de son successeur est annoncé sans délai dans les quotidiens liés au pouvoir : situation pour le moins étrange s’agissant d’un mouvement terroriste décrit comme hyper-clandestin… La question que se posent donc beaucoup d’Algériens est de savoir si les GIA sont une création pure et simple de la « SM » (abréviation en vigueur pour l’homme de la rue, même si la Sécurité militaire est officiellement devenue « Département du renseignement et sécurité » – DRS – sous l’ère Chadli), ou s’ils sont simplement manipulés par elle. En tout cas, que les actions des GIA aillent dans le sens des voux de la Sécurité militaire est une certitude – c’est le cas notamment des massacres de familles entières de combattants de l’AIS dont ils se sont rendus responsables.
Depuis 1995, la guerre civile est entrée dans une nouvelle phase. La mission assignée aux militaires était de liquider l’AIS et le FIS, et ils y sont largement parvenus : les maquis de l’AIS ont été très affaiblis par les coups portés par l’armée et par les GIA. Logiquement, le niveau de violence aurait du diminuer, alors que c’est l’inverse qui s’est produit : les massacres atroces se sont multipliés, comme ceux qui ont été rendus publics à l’été 1997 – mais d’autres, tout aussi affreux, s’étaient déjà produits auparavant. Cette spirale de la violence a été entretenue par le développement des « milices de patriotes » et autres « groupes de légitime défense » encouragés et armés par le pouvoir.
Dès lors, s’est peu à peu imposée la terrible hypothèse que ce climat de terreur était en fait entretenu par les militaires et la Sécurité militaire pour étouffer la grogne et la hargne populaire, qui auraient pu prendre sans cela des dimensions dangereuses. Officiellement, le tiers de la population est au chômage, en vérité c’est sans doute plus encore ; trois jeunes sur quatre n’ont pas de travail, les prix ont augmenté démesurément, les salaires réels ont chuté et une part croissante de la population vit dans une misère qui s’accroît de jour en jour – d’où l’explosion du « trabendo », ce marché noir fait de mille petits trafics qui permettent au moins d’assurer un minimum de ressources.
A côté de cela, on assiste au spectacle indécent d’une nomenklatura composée des chefs de la Sécurité militaire, de généraux, de ministres de façade et de quelques journalistes sous influence. Une poignée d’entre eux ont accumulé des fortunes colossales (sous forme de comptes en Suisse, d’hôtels à Paris et ailleurs en Europe, etc.), presque tous vivent semi-reclus sur les cinq kilomètres carrés de la célèbre résidence du « Club des pins », étroitement protégée par l’armée et dont les habitants les plus importants ne sortent qu’en voiture blindée.
Une nomenklatura solidaire face à la détresse et à la colère du peuple, prête à tout pour s’en protéger et conserver ses privilèges, mais en même temps rongée par les jalousies et les luttes de clans. Et cela d’autant plus qu’avec le désordre généralisé, le contrôle centralisé de la rente est devenu plus difficile. En 1993, ils ont commencé à s’entre-tuer. Le 21 août, un clan a fait assassiner Kasdi Merbah, qui fut le chef de la Sécurité militaire pendant les années Boumediene. Malgré sa voiture blindée et ses gardes du corps, il a été assassiné avec un professionnalisme qui rend totalement improbable l’hypothèse officielle d’une action des terroristes islamistes. Il faut savoir que Kasdi Merbah était alors engagé dans des tractations politiques avec le FIS, lesquelles visaient sans doute une nouvelle alliance de pouvoir pour le contrôle de la rente et des commissions : un « deal » inacceptable pour les chefs militaires. En février 1996, ces derniers ont également fait assassiner Aboubakr Belkaïd, l’homme-lige de l’ancien ministre de l’Intérieur Larbi Belkheir et le parrain des partis « éradicateurs » créés en 1989 : la nouvelle conjoncture politico-sécuritaire l’avait rendu inutile… Aujourd’hui, cette phase semble dépassée : les clans qui se partagent le pouvoir se sont repris, et ils font très attention de ne pas s’entre-déchirer. Jusqu’à la prochaine crise ?
La guerre de l’information
Le seul rappel de ces quelques faits suffit à faire comprendre que la tragédie algérienne ne peut s’expliquer par la lutte sans merci, comme on nous le raconte, entre des « démocrates sincères » et des islamistes « afghans ». Cela ne cadre pas : tous ceux qui travaillent sur l’Algérie, sans oillères et sans être inscrit dans un courant idéologique – des sociologues, des anthropologues, des historiens, en France, aux États-Unis comme en Algérie -, tous partagent cette conviction (10).
Pour essayer de comprendre, il faut comparer la Sécurité militaire algérienne à ce qu’était la Stasi en Allemagne de l’Est ou la Securitate dans la Roumanie de Ceaucescu. En Algérie comme en RDA ou en Roumanie communiste, chacun se sent « fliqué » en permanence, et la paranoïa anti-SM nourrit les rumeurs les plus folles. Depuis 1962, dans toutes les usines, dans chaque lieu de travail, il y avait un bureau de la Sécurité militaire qui contrôlait tout : nominations, distributions d’argent, avantages divers… Le « modèle algérien » reste toutefois spécifique : son originalité tient dans cette combinaison de techniques soviétiques de surveillance de la population fort sophistiquées et d’un style de manipulation propre à l’héritage nationaliste algérien et à la colonisation française. La conjonction de ces traditions explique l’ampleur des dégâts.
Il y a ainsi chez les responsables algériens un art du mensonge absolument consommé qui rejaillit sur notre territoire. : d’où la guerre de l’information qui se déroule en France, et dont nous n’avons guère conscience. Depuis 1992 et le début de la « seconde guerre d’Algérie », le pouvoir algérien exerce une pression permanente, directe ou indirecte, sur les médias français. Une pression qui lui a permis de faire passer un certain nombre de mensonges sur la nature de sa guerre avec les islamistes. Mais depuis la fin 1997, on assiste à une nouvelle offensive. Car la manifestation du 10 novembre 1997, à l’initiative de l’association « Un jour pour l’Algérie » et de nombreuses ONG, a mis en avant le mot d’ordre de commission d’enquête internationale pour la vérité sur les massacres et les violations des droits de l’homme en Algérie, visant aussi bien le terrorisme islamique que le pouvoir. Sans toujours bien comprendre tous les enjeux de ce mot d’ordre, des milliers de gens sont descendus dans la rue, et la manifestation a eu beaucoup d’impact.
Face à cette initiative, les militaires algériens ont pris peur : si la pression de l’opinion internationale parvenait à imposer une « opération vérité » susceptible de mettre à jour les manipulations de la violence qu’ils exerçaient depuis des années, la base même de leur pouvoir et de leur richesse risquait d’être gravement ébranlée. Ils ont donc déclenché une contre-offensive particulièrement élaborée et subtile, leurs alliés civils multipliant les contacts avec des personnalités et des intellectuels français. C’est dans ce climat que se sont inscrit le meeting de la Mutualité du 20 janvier 1998 et l’émission du lendemain sur la chaîne franco-allemande Arte, qui ont donné l’un et l’autre un large écho aux thèses des courants éradicateurs proches du régime.
Mais l’offensive n’a pas été que médiatique. Ainsi, Jack Lang, le président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, qui réclamait en novembre 1997 la commission d’enquête internationale (c’était le bon sens, disait alors également Bernard-Henri Lévy), a-t-il déclaré trois mois plus tard, curieusement, le contraire. C’est qu’entre-temps J. Lang est allé à Alger : il a rencontré des dignitaires algériens, il a donné des interviews lénifiantes dans la presse locale et il est revenu en nous expliquant que la commission d’enquête était inutile. De même, en février 1998, la préparation de la délégation des parlementaires européens a fait l’objet d’une bagarre feutrée – mais très vive – entre les représentants des ONG de défense des droits de l’homme et les « éradicateurs » algériens et européens (principalement français et belges). Ces derniers ont reconnu certaines « bavures » du pouvoir, tout en soulignant que l’essentiel était de ne pas déstabiliser l’armée, dernier « rempart » contre l’islamisme. Ils ont provisoirement gagné, les ONG ont pour l’instant perdu, mais le combat pour la vérité continue.
Dans cette perspective, deux axes d’intervention me paraissent fondamentaux pour tous ceux qui, en France, n’acceptent pas de rester indifférents face à la tragédie qui se déroule à nos portes. Le premier est de poursuivre la campagne pour une commission d’enquête internationale sur les violations des droits de l’homme en Algérie, d’où qu’elles viennent, car c’est le moyen le plus efficace pour contribuer à un retour à la paix civile, qui passe nécessairement par la restauration des bases minima de l’État de droit. Le second est d’exiger du gouvernement français qu’il diligente des enquêtes financières et fiscales sur les flux d’import-export entre la France et l’Algérie, car les commissions occultes auxquelles ils donnent lieu – et dont la légalité reste à démontrer – sont comme on l’a vu l’un des piliers principaux du pouvoir réel algérien.
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DÉBAT
Jusqu’où peut aller la manipulation ?
– Q : Je ne peux imaginer que ceux qui commettent les massacres attribués au GIA soient tout simplement manipulés par le gouvernement.
– François Gèze : Il est en effet très difficile d’admettre que la violence islamiste soit manipulée par le pouvoir militaire, mais c’est malheureusement très probablement la vérité, même si cela n’exonère en rien la responsabilité des assassins. Faire tuer des gens et faire passer ces meurtres sur le compte d’autres est une vieille habitude des hommes qui contrôlent le pouvoir en Algérie. Comme je l’ai rappelé, cela a été fait par le FLN contre ses propres troupes pour régler les batailles de clan, et cette tradition est toujours vivante aujourd’hui.
Les enquêtes en cours sur les massacres récents confortent cette analyse. S’agissant de celui de Rélizane (janvier 1998), une député du mouvement de jeunes RAJ a recueilli des témoignages de survivants selon lesquels des hélicoptères de l’armée avaient survolé pendant trois jours le village, puis avaient quitté les lieux une heure avant le début du massacre, pour y revenir ensuite. On dit aussi que lors de plusieurs massacres, les groupes armés sont arrivés et repartis en camion, alors que l’on sait que les groupes armés islamistes ne disposent pas de cette logistique. Le lendemain d’un massacre, des survivants ont reconnu et dénoncé plusieurs des assassins déambulant tranquillement dans un village voisin, et il n’ont pas été arrêtés. Autre indication : contrairement à ce que prétendent les « éradicateurs » français, les massacres atroces de ces derniers mois (Bentalha, Raïs, Beni Messous, Larbaa, Sidi Hamed, Relizane, etc.), largement médiatisés par le pouvoir algérien lui-même, n’ont fait l’objet d’aucune revendication. Force est de reconnaître que ce fait étrange colle mal avec la vision classique de groupes terroristes soucieux d’affirmer leur puissance par des revendications sans ambiguïtés. Pour tous les Algériens qui n’appartiennent pas au sérail et à ses proches (l’immense majorité), il n’y a en tout cas guère de doute : la plupart d’entre eux, à tort ou à raison, sont convaincus que les militaires sont d’une manière ou d’une autre, directe ou indirecte, à l’origine de plusieurs de ces massacres ; dans cette perspective, il leur paraît logique que les véritables responsables se moquent de la revendication : peu importe que les gens croient ou non qu’il y ait un GIA véritablement autonome, l’essentiel est que tous soient convaincus que les hommes au pouvoir soient prêts à tout pour le conserver.
Les éradicateurs – algériens et français – qui récusent comme « obscène » l’hypothèse que les massacres puissent avoir d’autres responsables que les groupes terroristes islamistes, affirment que ceux-ci sont bel et bien dirigés par un état-major qui siégerait essentiellement à l’extérieur de l’Algérie : à Londres, en Allemagne ou en Suisse. Et ils en voient la preuve dans l’existence en effet indiscutable de journaux en langue arabe se réclamant « du » GIA, édités notamment à Londres, où l’on peut lire qu’il est licite d’égorger des gens au nom de telle ou telle sourate du Coran. Mais dans le même souffle, ils identifient GIA et FIS, occultant le fait que le premier livre une guerre sans merci au second, et que le FIS a systématiquement dénoncé dans des communiqués publics les massacres perpétrés « au nom de l’islam ».
Le FIS est en effet en guerre avec le GIA, et on ne peut pas les mettre sur le même plan, ni les confondre. Abassi Madani, principal responsable du FIS, emprisonné depuis 1992, a été libéré et mis en résidence surveillée en 1997 ; il doit cette libération à une tentative d’un des clans du pouvoir de faire une paix séparée avec l’AIS. Quant à Ali Benhadj, son bras droit, les rumeurs disent qu’il serait mort en prison. L’état-major du FIS a en tout cas été pratiquement décimé, et tous ses cadres intermédiaires ont été tués. Dans ces conditions, l’argument d’une identité FIS-GIA utilisé pour récuser l’hypothèse d’une instrumentalisation des GIA par le pouvoir me paraît totalement absurde.
– Q : Vous parlez de diligenter des enquêtes financières sur les opérations commerciales avec l’Algérie. Est-ce qu’il y a eu des enquêtes réalisées de façon officieuse ?
– François Gèze : Pas à ma connaissance. Sans doute des spécialistes, en particulier les fonctionnaires du Trésor, ont-ils des informations. Mais les rendre publiques pose un problème politique. J’ai connu quelques personnes qui ont voulu mener l’enquête, mais elles se sont tout de suite arrêtées, car le danger est réel. On dit par exemple que nombre d’officiers supérieurs de la Sécurité militaire, de généraux et de ministres seraient propriétaires d’hôtels et de brasseries parisiennes. Mais outre que le secret sur ces affaires est très rigoureusement verrouillé, il faut savoir qu’en enquêtant sur le sujet on risque sa vie. Si l’on commence à mener l’investigation sur le rôle de la SM dans les affaires financières, si l’on essaye de mettre en lumière la réalité de la répartition des pouvoirs entre les différents clans, on reçoit rapidement des petits cercueils. Il y a toute une partie de la réalité que même les spécialistes n’osent pas dire.
Quelle alternative ? Quel soutien ?
– Q : Est-ce que le fait de parler de manipulation à l’échelle de l’État ne conduit pas à globaliser le problème de façon trop excessive ? Il faudrait rentrer un peu plus dans l’analyse de la complexité du régime actuel. Quelle est sa nature ? N’existe-t-il pas des contradictions en son sein, des rivalités de factions ou de personnes ? Quelles relations exactes entretient-il avec les forces d’opposition, puisqu’on entend dire que certaines d’entre elles ont parfois une attitude ambiguë vis-à-vis du pouvoir actuel ?
Par ailleurs, les élections dont ce pouvoir a pris l’initiative pour se doter d’une façade démocratique, ne risquent-elles pas d’ouvrir une brèche qui permettrait de faire triompher un accord de gouvernement des partis démocratiques ? Car, quelle que soit son habilité à trafiquer les scrutins électoraux, il ne pourra pas le faire éternellement. Est-il en mesure de contrôler en permanence, selon un plan toujours maîtrisé, toutes les conséquences de ses décisions et de ses initiatives ?
S’il me semble indispensable de dénoncer toutes les manouvres de ce régime qui visent à le maintenir au pouvoir en tentant de mystifier le peuple algérien et l’opinion internationale, on risque de lui faire la part un peu trop belle en présentant ses basses ouvres comme une opération parfaitement pensée, selon une logique cohérente, qui le rendrait maître du jeu politique pendant de longues années encore. Il existe très certainement des règlements de compte sanglants à l’échelle locale qui ne sont pas directement commandés par le pouvoir central et j’ai du mal à penser qu’une toute petite minorité d’hommes, déterminée à sauvegarder ses privilèges, puissent à elle seule diriger une vaste entreprise de manipulation concertée capable de duper l’ensemble du monde.
– François Gèze : L’Algérie d’aujourd’hui n’est pas une démocratie, et il y paraît malheureusement normal d’y régler les conflits par la violence et par la mort. Il n’y a pas d’État au sens des Lumières. L’État n’a pas pu s’y construire et de ce fait tout devient possible. L’armement des milices qu’a entrepris le pouvoir depuis plusieurs années, prétendument pour assurer la paix civile, revient ainsi à verser de l’essence sur le feu.
On ne connaît guère de sociétés qui aient été dirigées par un groupe de personnes cooptées et auto-reproduites pendant une période aussi longue (sauf peut-être la Roumanie de Ceaucescu et le Mexique du PRI, avec lesquels la situation algérienne présente certaines analogies). Systématiquement, depuis 1962, le pouvoir à cherché à corrompre et à manipuler les élites intellectuelles, n’hésitant pas à utiliser la torture pour « casser » les opposants – là dessus les témoignages sont multiples. Cela donne une société malade, où les gens – et en particulier les jeunes – ne savent plus discerner le vrai du faux, le bien du mal. Et quand tout à coup le pouvoir devient nu, quand tous les habillages craquent, il reste la réalité brute : l’État n’est plus ce tiers surplombant qui détient le monopole de la force et garantit la paix civile, il ne reste plus que cette idée dans les têtes qu’après tout la violence individuelle est un mode légitime de solution des conflits.
Vous parlez du rôle des « règlements de compte à l’échelle locale », ils sont certainement fondamentaux, aujourd’hui et vraisemblablement depuis des années : les massacres locaux sont souvent l’expression de vengeances anciennes ou récentes, et ils sont aussi parfois liés à des affaires de racket menées par de petites bandes de délinquants qui n’ont plus rien à voir ni avec l’islamisme ni même avec des GIA manipulés, ni avec les milices patriotes. De ce point de vue, vous avez raison de douter de la thèse selon laquelle une « toute petite minorité d’hommes » dirigerait une « vaste entreprise de manipulation concertée ». Ce n’est d’ailleurs pas cela que j’ai voulu dire, car la réalité est plus complexe : les chefs militaires utilisent certes la manipulation comme une arme de pouvoir, mais ils ne contrôlent pas tout ; simplement, sans toujours de stratégie cohérente et non sans de nombreux conflits internes, ils s’acharnent à éliminer ou à neutraliser tout ceux qui pourraient par leur action contribuer à l’instauration d’un véritable État de droit, qu’ils s’agisse de responsables politiques, de journalistes ou de représentants de la société civile. Et c’est pourquoi ils s’accommodent de – voire entretiennent – ce bouillonnement de violence qui n’obéit en effet à aucune logique.
– Q : En vous écoutant, on ne voit pas quels sont les alternatives, les espaces existant en Algérie face à cette grande manipulation ? Est-ce qu’il y aurait des formes même minoritaires qui pourraient représenter une alternative et sur quoi ou qui s’appuyer ? Concernant les accords de Rome de janvier 1995 entre les partis d’opposition laïques et le FIS, ne devrions-nous pas soutenir le peuple algérien, ne devrait-on pas soutenir les forces embryonnaires naissantes plutôt que de soutenir un accord politique conclut avec le FIS ? En tant que démocrates et républicains, est-ce notre rôle d’aller avec le FIS ? On ne peut pas passer outre le discours du FIS sur la République islamique ou sur le statut des femmes.
– François Gèze : Le problème des forces démocratiques naissantes est de pouvoir s’appuyer sur un cadre démocratique qui aujourd’hui est absent. Il est possible de se disputer lorsqu’on dispose d’un cadre où chacun accepte de s’inscrire, et que les opinions adverses sont respectées, même les plus extrémistes. On ne se bat pas en France contre le Front national dans la rue, à coup de Kalachnikov : l’État fonctionne, ce qui n’est pas le cas de l’Algérie. De ce point de vue, l’accord de Rome a permis de semer quelques graines d’espoir. Il n’a rien fait d’autre que de poser le cadre démocratique dans lequel chacun accepte d’inscrire son combat politique. Il suppose le respect d’un certain nombre de principes, dont celui de l’alternance. Cet accord s’est conclu après de rudes discussions avec les représentants du FIS, qui finalement l’ont accepté. La question la plus vive a concerné l’attitude à adopter avec les militaires : les signataires de l’« offre de paix » de Sant’Egidio ont convenu qu’ils devraient rentrer dans leurs casernes, mais aussi qu’ils ne pouvaient aujourd’hui être exclus du champ politique. Ces forces politiques savent parfaitement que le seul pouvoir actuel est l’armée, avec en son sein la SM, et qu’il est illusoire de croire que l’on puisse trouver une solution politique sans elle ; il faudrait pourtant obliger les militaires à rentrer dans le cadre de ce jeu-là. C’est la seule voie imaginable actuellement pour que le sang arrête de couler.
Des féministes algériennes, comme Louisa Hannoune (11) et Salima Ghezali, déclarent se battre contre l’islam mais elles refusent que cela se fasse au chalumeau, à la scie électrique ou à la mitrailleuse. Si demain un cadre démocratique est rétabli, un véritable combat politique contre l’islamisme pourra reprendre et devenir très dur, mais il passera par la parole, par le conflit par l’argumentation, par la loi.
(*) Cette rencontre a eu lieu lors d’un Mardi de Politique Autrement, le 10 mars 1998. François Gèze est directeur général des Éditions La Découverte.
(1) Amnesty International, Fédération internationale des droits de l’homme, Human Rights Watch, Reporters sans frontières, Algérie, le livre noir, La Découverte, Paris, 1997.
(2) Terme désignant ceux qui, de façon ouverte ou non, prônent une « éradication » de l’Islam politique algérien (et en premier lieu du FIS), ce qui est compris par eux comme la nécessaire élimination physique de ses partisans.
(3) Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie coloniale, coll. « Repères », La Découverte, Paris, 1994 ; Histoire de la guerre d’Algérie, coll. « Repères », La Découverte, Paris, 1995 ; Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance, coll. « Repères », La Découverte, Paris, 1995. Mohammed Harbi, Le FLN, Mirage et réalité, Jaguar, Paris, 1980.
(4) Cf. Benjamin Stora, « Amirouche et les « purges » de 1958 », in Reporters sans frontières (dir.), Le drame algérien, La Découverte, Paris, 1996, p. 71.
(5) Le 30 mai 1957, 374 habitants du village de Melouza, sympathisants du MNA, furent massacrés par des combattants de l’ALN (la branche armée du FLN).
(6) Cf. Mohammed Harbi, « Le système Boussouf », in Reporters sans frontières (dir.), Le Drame algérien, op. cit., p. 89.
(7) Ghazi Hidouci, Algérie, la libération inachevée, La Découverte, Paris, 1995.
(8) Je renvoie sur ce point aux éléments d’information apportés dans notre réponse à B.-H. Lévy (François Gèze et Pierre Vidal-Naquet, « L’Algérie de Bernard-Henri Lévy », Le Monde, 5 mars 1998) ; des éléments certes partiels, mais qui ont pu être établis en recoupant systématiquement les différentes sources accessibles (responsables de partis politiques, journalistes, avocats défenseurs des droits de l’homme).
(9) Algérie, le livre noir, op. cit.
(10) Voir à ce propos à l’article de Lahouari Addi dans le Monde diplomatique de janvier 1998, qui décrit de façon remarquable le système algérien d’aujourd’hui.
(11) Louisa Hannoune (avec Ghania Mouffok), Une autre voix pour l’Algérie, La Découverte, Paris, 1996.