Algérie: La grande peur bleue

La grande peur bleue

Rabha Attaf et Fausto Giudice, Les cahiers de l’Orient, 1995

« La première victime de la guerre, c’est la vérité « . Sil est aujourd’hui un pays pour lequel cette maxime, mise en scène de manière percutante et baroque par Marcel Ophuls dans son film « Veillée d’armes » sur la guerre en Bosnie prend tout son sens, c’est bien l’Algérie.

Il aura fallu un détournement d’avion et onze morts pour que les médias français découvrent, à l’aube de l’année 1995, la « nouvelle guerre d’Algérie ». Les Algériens savaient pour leur part qu’ils étaient en guerre depuis début 1992. Mais les quarante mille morts que cette guerre aurait fait en trois ans n’ont eu, ici, ni nom ni visage, à quelques dizaines d’exceptions près, constituées par des Français et des personnalités algériennes. Soudain, il y a eu enfin les images et le son tant attendus, faciles à réaliser, à portée de main et pour pas cher. En quelques jours, le nouveau décor a été planté par l’ensemble des médias. Ce sera celui dans lequel le théâtre d’ombres franco-algérien va désormais donner ses représentations, jusqu’à épuisement des acteurs ou des spectateurs.

« Objectif France », « La France dans la guerre », « La guerre plus que jamais » : la débauche de titres et de sous-titres n’est cependant pas arrivée à masquer la faiblesse des analyses et la pauvreté des informations fournies à l’opinion. Tout a donc été dit, sans que rien n’ait été révélé. Cette prouesse a un nom : la désinformation. Résultat : un « black-out bavard ».

Cette « nouvelle » guerre d’Algérie a-t-elle vraiment « débarqué sur le sol français » le jour où l’Airbus détourné s’est posé à Marignane ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord en poser d’autres. Cette drôle de guerre d’Algérie se caractérise par une opacité particulière, qui tient à la nature même du pouvoir algérien, protagoniste – au sens étymologique de « premier rôle » – de cette guerre.

« Black out » bavard

A la différence de la guerre en Bosnie ou même en Tchetchénie, la guerre algérienne se passe à huis clos : sans correspondants de guerre, sans reportages du front, sans « directs », sans images.

La presse française, comme l’ensemble des médias étrangers, n’a plus de correspondants à Alger et les envoyés spéciaux n’ont plus accès au pays depuis deux ans. Les médias français sont désormais réduits à s’alimenter à une source unique : le bureau de l’Agence France-Presse à Alger. Les journalistes de ce bureau, soumis à la censure de l’état de guerre, travaillent de surcroît sous les contraintes imposées à ce service public français : aucune information considérée comme nuisible aux intérêts français n’est diffusée par l’agence.

Quant à la presse algérienne, évidemment dépouillée chaque jour au bureau algérois de l’A.F.P., elle ne contient rien d’autre que des informations officielles se présentant uniformément sous deux formes : d’une part, des « communiqués des services de sécurité » et de l’autre des « documents exclusifs » émanant des mêmes services, parfois signés de pseudonymes. Le reste de la surface de ces journaux est occupé par des dépêches sur les activités gouvernementales émanant de l’agence d’Etat algérienne APS, par des encarts publicitaires d’entreprises d’Etat, et par quelques échos du type rumeurs « plantées-ciblées ».

Ainsi donc, le verrouillage de l’information est total. Dans ce huis clos, on assiste depuis 1993 à un « ballet-navette » entre l’Algérie et la France. Une information produite par les services de sécurité algériens, reproduite par des médias français ou européens après un premier passage par la presse algérienne et l’AFP, refait surface en Algérie. Elle est dès lors lestée du poids de la « crédibilité » de la presse française ou européenne auprès de l’opinion algérienne, certes blasée mais si frustrée d’information qu’elle en garde une touchante naïveté. Conscients du caractère douteux, aléatoire de ce type d’informations, les médias français recourent donc à deux sources complémentaires, censées éclairer leur public.

Première source fort prisée : les experts.

Mais pas n’importe lesquels ! La logique voudrait que l’on s’adresse à des spécialistes connus pour le sérieux de leurs travaux. Mais ce qui va déterminer la médiatisation de tel expert plutôt que d’un autre, c’est sa capacité d’intégrer son propos au discours dominant. D’ailleurs, depuis le coup d’Etat de janvier 1992, les « docteurs ès-islamisme algérien » et autres néo-orientalistes ont pullulé. Toujours prêts à apparaître sur les écrans pour expliquer les « dessous des cartes », certains de ces experts n’hésitent même pas à prévoir ce qui va se passer, tout en se trompant tant dans leurs analyses que dans leurs prévisions !

On avait connu ce phénomène en France, au cours des années quatre-vingt à propos de « l’immigration ». Certains experts en « immigration » se sont d’ailleurs reconvertis sans difficultés en experts de « l’islamisme algérien ». Dans les deux cas, la condition sine qua non de la dictature des « experts », de leur monopole de la parole est évidemment le silence de ce sur quoi ils parlent : la population et la société algérienne, sur place ou en diaspora, l’Algérie planétaire. Encouragés par le révisionnisme en temps réel des médias, ces experts sont devenus de véritables « docteurs » de l’instantané.

Deuxième source : Les Algériens expatriés.

Qu’ils soient « porte-parole » ou « journalistes ». Les « porte-parole » de groupes politiques distillent des discours de propagande dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils font tout sauf informer. Quant aux « journalistes » algériens, les guillemets s’imposent : inutile de s’acharner cruellement sur le journalisme qu’ils ont appris en Algérie, éventuellement complété par des stages à Moscou, Belgrade ou Bucarest. Ils auraient besoin de couper tous les fils qui relient chacun d’entre eux et d’entre elles, sans exception, aux clans du pouvoir algérien en lutte pour leur survie. C’est ce vaste programme, condition première pour qu’on puisse parler un jour d’un journalisme algérien sans guillemets, qui aurait dû être celui d’organisations comme Reporters Sans Frontières. La voie de la facilité qui a été choisie – « adoptez un journaliste algérien orphelin » – n’a fait que renforcer la machine de la désinformation, ces « orphelins » ayant leurs tuteurs à Alger.

Tout cela ne suffisant pas à nourrir son homme – plus on noircit du papier avec ces sources-là et moins on est en mesure de comprendre – ou de faire comprendre -la guerre algérienne-, reste l’ultime recours : les « sources bien informées » françaises ; en termes clairs les services de police et de renseignement : Renseignements généraux (RG), Direction de la Sécurité du Territoire (DST), Direction Générale des Services Extérieurs, Direction du Renseignement Militaire (DRM). Tout le monde le sait désormais : les affaires algériennes et musulmanes relèvent en France des ministères de l’Intérieur et de la Défense. Le Quai d’Orsay, essoufflé, vient loin derrière. Malheureusement, ces « sources bien informées » sont des serviteurs d’un Etat dont les responsables semblent se considérer comme parties prenantes dans cette guerre. Le service commandé n’a jamais, et sous aucune latitude, aidé à la manifestation de la vérité. Les divers services mentionnés se faisant en outre la guerre, on se retrouve bien loin de la réalité algérienne, qui se perd dans le bourbier des guerres de clans franco-françaises, aiguisées par l’échéance électorale.

Le huis clos diabolique que constitue ce « black out » si bavard est-il donc un « complot de forces occultes », pour utiliser la terminologie algéro-algérienne ?

La vulgate

Quel est, en fin de compte, le message essentiel sur cette guerre algérienne que nous a servi la cuisine médiatique algéro-française décrite plus haut ? On peut le résumer ainsi :

« Le FIS, parti factieux projetant d’instaurer un Etat islamique menaçant directement l’Occident et en premier lieu la France, a été empêché d’accéder au pouvoir par la voie légale, à laquelle il ne croyait pas, puisqu’il se préparait de toute façon à le prendre par la force. Une fois interdit, il s’est scindé en deux groupes principaux, pratiquant le terrorisme. L’un, le GIA, en rupture avec le FIS, pratique le terrorisme radical. L’autre, l’AIS, encore appelée « branche armée du FIS », pratique le terrorisme modéré. Les deux, ensemble et séparément, constituent une hydre à têtes multiples repoussant dès qu’on les a coupées. La population, prise en otage, assiste, impuissante et passive, au conflit entre les durs des deux camps. Mais il faudra bien qu’un jour les belligérants négocient : « Nous avons bien fini par négocier avec le FLN… » D’ailleurs le président de la République, le général à la retraite Liamine Zéroual, partisan du dialogue, a tout tenté pour y parvenir, libérant les chefs du FIS. Ils n’ont pas joué le jeu, appelant à la lutte. De guerre lasse, le président s’est résolu à rejoindre le camp des durs, annonçant, le 31 octobre 1994, le « rouleau compresseur », un tout-répressif visant à « l’éradication définitive du terrorisme », suivi d’élections présidentielles. La campagne d’éradication du terrorisme a dès lors connu une intensification, faisant jusqu’à mille morts par semaine. Les terroristes radicaux, pour contrecarrer ce « rouleau compresseur », ont donc décidé de déclarer la guerre à la France, à la chrétienté et… au monde entier, du moins sa partie utile : prise d’otages, assassinats de Pères blancs, ultimatums aux ambassades occidentales, préparatifs de guerre sur le « deuxième front » français et européen… »

A ce stade du discours, c’est un débat démocratique français qui s’instaure : « Négociez ! », disent certains, « Pas question ! », répondent les autres, car « on ne négocie pas avec des terroristes ». « Mais enfin, les Israéliens ont bien négocié ! » « Eh bien, attendons qu’émerge un Arafat ou, éventuellement, fabriquons-en un ! »

Ce message séduisant ne résiste pas, à la réflexion, sur les faits indéniables qu’il gomme. En trois ans, le protagoniste de cette guerre s’est progressivement effacé, comme s’il n’était qu’un pâle comparse sur un théâtre dominé par les « fous de Dieu ». Or, c’est lui qui a créé la situation présente de guerre.

Sans guillemets

Il faut donc, enfin, parler de ce ì pouvoir î algérien ; les médias français s’acharnent à mettre des guillemets lorsque, d’aventure, ils le désignent comme ce qu’il est, à savoir une junte militaire. Pourtant le terme est au moins aussi exact pour le désigner qu’il l’était pour désigner les régimes militaro-policiers grec, indonésien, argentin ou chilien.

Rien ne justifie les égards et la déférence des guillemets dans le cas du groupe de généraux, colonels, commandants et subalternes, militaires et policiers, qui autour du noyau dur – Médiène, dit Toufik, Lamari, dit Massu, Smaïl, Touati, Zéroual, Ghennaïzia, Ghezaïel, Nezzar, Betchine – constituent la junte algérienne. Quant aux guillemets mis par les médias français au ì coup d’Etat î du 11 janvier 1992, ils se justifient uniquement dans la mesure où ce fut non pas une prise de pouvoir par un groupe de conjurés qui en étaient auparavant exclus, mais plutôt d’un coup de force, de l’intérieur du pouvoir, d’un clan contre un autre, sur le dos des islamistes et de l’opposition populaire, peu ou pas représentée par les partis politiques tolérés. Rappelons les temps forts de ce coup de force : annulation du processus électoral, déposition du président Chadli, promulgation de l’état d’urgence, suivi de lois d’exceptions abrogeant toute liberté, même formelle, donc dissolution du FIS et de des assemblées communales élues en 1990, internements administratifs dans des camps au Sahara de plusieurs milliers d’élus et d’opposants et création des Cours spéciales. Dès lors, une machine infernale se met en route, non pas toute seule mais à l’instigation du « quarteron de généraux » qui, désormais, font, ou plutôt, défont la loi. Chadli, paravent de ces généraux pendant 13 ans, est remplacé par un nouveau et peut-être dernier écran, Boudiaf, vieux cheval innocent. Choisi presque par hasard, au lendemain de la mort de Boumediènne en 1979, et jugé idiot, Chadli avait échaudé les généraux, en prenant le large et devenant presque un homme d’Etat, en tout cas un trop dynamique manipulateur, lui qui n’aurait dû être que manipulé. Se prenant pour le Gorbatchev algérien en 1988-1989, il eut comme principal point commun avec l’artisan de la perestroïka… une chute sans gloire.

Les généraux et leurs affidés s’étaient promis qu’au jeu de l’apprenti sorcier, on ne les y reprendrait plus. Boudiaf n’eut donc pas le temps d’ouvrir un seul dossier : on ne l’avait pas « convoqué » pour cela. Il ne le comprit pas, et en mourut. Moins de deux mois après Boudiaf, Kasdi Merbah était à son tour assassiné. L’homme qui, de par sa longue carrière à la tête de la Sécurité militaire, « savait tout sur tout le monde », revenait d’un voyage de « prises de contact » en Europe quand il fut exécuté, en août 1993, dans une opération menée par des professionnels. Ce fut l’un des premiers assassinats attribués au désormais fameux et néanmoins mystérieux GIA, sans que personne, en Algérie, crût un instant qu’il s’agissait d’autre choses que d’un vulgaire règlement de comptes au sein du pouvoir. Une semaine plus tard, un attentat-boucherie à l’aéroport d’Alger allait permettre de mettre neuf morts sur le dos de ce même « GIA », un peu plus efficacement que l’exécution de Merbah. Non pas que le procès qui suivit eût convaincu qui que ce fût de la culpabilité des accusés présents, horriblement torturés, mais l’émotion et la peur suscitée dans la population par ce mini massacre d’innocents contribuèrent à installer la terreur, ce qui était le but minimal recherché par les auteurs de l’attentat, que l’on peut considérer à ce jour comme impuni.

Terreur

S’il est un terme qui convient pour désigner l’état de l’Algérie aujourd’hui, c’est, plutôt que celui de guerre, celui de terreur, sans guillemets et sans majuscule. Cette « très grande peur » – première définition de la terreur donnée par les dictionnaires – a été inoculée à toute la société algérienne, de haut en bas, du centre vers la périphérie, par une série d’actes conscients et volontaires qui font figure de « programme sanitaire ». Si ses moyens sont opaques, et ses agents sans visage, le résultat de cette « campagne de vaccination » est on ne peut plus clair : que chacun reste à sa place, au prix de la disparition de tous ceux qui refusent de rester là où on les a placés. C’est le sens des éliminations, physiques, comme celles de Boudiaf ou de Merbah, ou politiques, comme celles de Chadli, ou Hamrouche, ou Kafi, ou encore, demain, Zeroual. Les généraux algériens ont une conception très précise de la maxime africaine : « L’homme qu’il faut à la place qu’il faut ». Cette conception, dans ses applications pratiques, est totalement étrangère au droit, à la morale ou même à l’idéologie. Les hommes placés sur le devant de la scène pour occuper les charges officielles ont toujours été des Damoclès. Chaque fois qu’ils ont cru pouvoir prendre des décisions autonomes, on s’est chargé de leur rappeler qu’ils n’étaient que des hommes de paille, soumis aux décisions de la « coupole », pour emprunter un terme à la Sicile voisine. Unis par un seul souci commun – garder le pouvoir -, ces colonels devenus généraux sont en désaccord constant sur tout le reste, qui se résume au comment. Comment rester au pouvoir, comment garder la villa, comment augmenter le compte en Suisse, comment garder le contrôle de telle entreprise d’Etat, comment percevoir telle commission sur un contrat d’importation, comment récupérer le contrôle de tel secteur, de telle route, de tel poste frontière, de telle caserne, de telle filière d’enrichissement. Désormais, cette tension faite de concertation et de conflits a pris des formes violentes, aiguës, mais qui n’ont rien de fondamentalement nouveau : depuis la guerre d’indépendance, les formes d’exercice du pouvoir par une « coupole » ont été violentes et dépourvues de scrupules. Jamais on ne s’embarrassa de fictions juridiques. La tentative de Boumediènne de définir un Etat de droit, dans son acception originelle, prussienne de « droit de l’Etat à être l’Etat », fit long feu, ne faisant que figer pendant une brève période les rapports de force au sein de la « coupole ». La masse monétaire en jeu – les commissions mirobolantes perçues par les colonels et leurs affidés, technocrates en civil, à l’époque bénie des « industries industrialisantes », firent de certains d’entre eux des Crésus – était trop importante pour que, face à elle, une quelconque Constitution, fût ce une « charte de la révolution », puisse faire le poids.

La logique qui a régi cette forme algérienne d’exercice du pouvoir a été une logique de guerre. Mais les « guerriers » algériens ont en quelque sorte apporté une innovation à la maxime de Clausewitz : en effet, si, pour eux, « la politique » est bien « la continuation de la guerre, sous d’autres formes », les méthodes qu’ils ont utilisées ne se sont jamais éloignées de celles qu’ils utilisèrent pendant la guerre tout court. Les hommes forts de la « coupole », les chefs des « familles » qui la composent sont en effet issus de l’armée des frontières qui eut à conquérir, à partir de ses positions au Maroc et en Tunisie, l’Algérie réelle devenue indépendante. Cette conquête, loin d’être pacifique, fut sanglante, sans jamais déboucher sur la constitution d’un Etat dont la légitimité aurait été acceptée et reconnue par tous. Les Algériens en sont donc, encore et toujours, à l’année zéro de la constitution de cet Etat : diverses bandes armées se disputent le monopole de l’exercice de la violence et il est impossible de savoir qui va l’emporter. Les conflits d’intérêt, feutrés, éclatent ouvertement en octobre 1988, lorsque, pour contrer la menace agitée par Chadli d’une « ouverture » économique et politique, le clan qui se sent le plus menacé déclenche l’émeute urbaine, dans laquelle la jeunesse marginalisée de la capitale s’engouffre. Bilan : 500 morts ou plus. Suivront sept années d’un épuisant cycle de coups tordus.

La bleuïte, encore et toujours

La forme spécifique algérienne de terreur qui a été inoculée à l’ensemble de la société algérienne et, au-delà, à l’opinion française et européenne, a un nom et une histoire : cela s’appelle la bleuïte.

Cette pathologie tire son nom non pas de celui que donnaient les Vendéens à leurs bourreaux républicains de 1793, mais aux bleus de chauffe qu’arboraient les spécialistes de la guerre contre-insurrectionnelle du Capitaine Léger, dans l’Algérie de papa. Ces militaires-policiers français, et leurs auxiliaires algériens, s’étaient spécialisés dans l’intoxication de l’ennemi, le FLN. Leur méthode principale consistait à identifier, arrêter, torturer et remettre en circulation des militants ou des suspects. Une fois libres, ces derniers, suspectés par leurs camarades, étaient donc exécutés par ceux-ci. Lentement mais sûrement, la bleuïte, forme aiguë de paranoïa politico-militaire s’étendit en cercles concentriques, allant jusqu’à provoquer des massacres entre Algériens, dignes des Khmers rouges, des milices ruandaises ou de cette bonne vieille Vendée. Personne ne fut épargné par la maladie, et personne, dans l’Algérie indépendante, n’en fut définitivement guéri. Ce que les spécialistes français, par leurs méthodes originales apprises dans leur combat perdu contre les communistes vietnamiens, étaient parvenus à faire, leurs émules algériens aujourd’hui en action le refont, en mieux. Aux faux maquis nationalistes créés par les Français – une autre pratique de guerre à l’origine de la bleuïte – correspondent aujourd’hui les faux « maquis islamistes », qui sont en fait des maquis… de l’armée ! Hier, cela s’appelait par exemple « la force K ». Aujourd’hui, cela s’appelle « le GIA ». Or, le GIA n’existe pas. Des « GIA », des groupes islamistes armés, existent, en revanche. Mais la représentation qu’on en fait sous le sigle « GIA » – une organisation radicale dont la structure serait pyramidale, avec à sa tête un « Emir » suprême, pour ne pas dire un « khalife », et des « sous-émirs » régionaux – ne correspond pas à la réalité du terrain insurgé algérien. Celle-ci s’apparente, en effet, à celle des « jamaíat islamiya » de Haute-Egypte : une multitude de groupes activistes indépendants les uns des autres et agissant dans le même sens. Issus des nécessités d’une autodéfense des quartiers populaires soumis à un intensif harcèlement militaire et policier, ces groupes ne pratiquent pas un « terrorisme aveugle », contrairement, là aussi, à ce que les officiels, relayés par les médias, veulent faire croire. La population algérienne, dont les trois quarts n’ont pas connu la guerre précédente, n’est cependant pas totalement démunie face au phénomène. Preuve en est que sa résistance quotidienne, sans autres armes que le tissu humain, encore solidaire, n’a pas été brisée, malgré trois années de terreur. L’opinion française, elle, n’y voit que du bleu. Ce n’est pas nouveau, mais cela revêt une importance stratégique. En effet, les hommes et les femmes de qui dépend l’avenir de l’Algérie fondent leurs décisions autant sur les faits que sur les images et leur effet sur l’opinion. De leur capacité à percer le « bleu » dépendront leurs décisions dans les mois à venir. Feront-ils encore crédit à des hommes sans foi ni loi qui ont réduit un grand pays d’Afrique, riche et prestigieux, à l’état d’un pré-Rwanda ?

A Washington, Londres et Paris, là où siègent les décideurs financiers et les bailleurs de fonds, se pose en effet la seule vraie question, non pas celle de savoir si « la deuxième guerre d’Algérie a franchi les frontières », mais plutôt celle-ci : « Si on n’examine que les faits, le débiteur – la « coupole » – a perdu toute fiabilité, mais au vu des images virtuelles, il est peut-être le moindre mal. Alors, faut-il le considérer encore comme un ami et lui donner un nouveau sursis financier ? »

A Alger, c’est la seule question dont la réponse intéresse les hommes de l’ombre. Ceux qui font et défont l’opinion dans les pays démocratiques portent une énorme responsabilité: se laisseront-ils longtemps encore tétaniser par la bleuïte d’exportation ?

 

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