Algérie: l’islamisme contre les intellectuels
Algérie: l’islamisme contre les intellectuels ?
François Burgat
(extrait du livre l’islamisme en face, Paris, 1995, pp. 155-175. Copyright Editions La Découverte & Syros, Paris, 1995 ;nouvelle édition en poche : 1997//Editions La Découverte, 9 bis rue Abel-Hovelacques, 75013 Paris//e-mail : [email protected])
Au Maghreb, jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, les manifestations de violence liées à la montée de l’islamisme sont demeurées marginales. Non pas que, comme n’importe quelle autre mobilisation politique, l’islamisme ait toujours et partout fait l’économie de ce redoutable raccourci. Mais il n’en avait nullement fait un mode d’action privilégié. I1 faudra qu’en Algérie une formidable campagne de répression vienne au début de l’année 1992 répondre à la victoire électorale du Front islamique de salut (FIS) pour que cet équilibre soit rompu. L’inventaire des violences « islamiques » qui ont alors déferlé sur la scène algérienne a néanmoins rarement bénéficié de la prudence et de la sérénité requises.
Pas plus ici qu’ailleurs l’usage de la violence par le camp islamiste ne peut être méconnu ou sous-estimé. Indiscutablement la composante modérée du FIS s’est ralliée au début de l’année 1992 à la logique de la lutte armée, qu’elle avait longtemps combattue au sein de son aile radicale. Assurément, les armes islamistes n’ont pas été dirigées seulement contre ceux qui en maniaient de semblables: elles ont atteint également de nombreuses cibles étrangères à l’usage direct de la violence. C’est donc moins l’existence d’un potentiel de violence «islamique » qui mérite d’être discuté que les circonstances lui ayant permis de monopoliser pendant de longs mois la quasi-totalité de l’expression politique du courant islamiste et surtout l’entière représentation médiatique de la crise algérienne.
Les islamistes, nous ont longtemps expliqué en effet les plus médiatisés des analystes, avaient décidé de « décerveler» un pays où s’affrontaient «le camp des terroristes et celui des militaires » sous les yeux impuissants de la population. Est-ce vraiment de cela qu’il s’est agi ? Et si entreprise de «décervelage » il y a eu, qui en ont été réellement les acteurs et les victimes ?
Une triple déchirure
La crise algérienne est l’expression d’une triple déchirure, proche de celle qui traverse l’ensemble du monde arabe. Cette déchirure est d’abord politique: elle résulte d’une guerre de succession relativement banale entre un régime qui refuse d’admettre qu’il a perdu son assise populaire et une opposition qui a eu l’occasion de vérifier à deux reprises qu’elle était majoritaire et a donc quelque raison de réagir au traitement qui lui est réservé.
Au moins partiellement, ce clivage politique recouvre un clivage économique: les bases sociales de l’opposition ont moins bénéficié que d’autres des retombées éducatives ou socioprofessionnelles de la rente pétrolière. La fracture est enfin culturelle. Les élites politiques et économiques du pouvoir ou de l’opposition laïque évoluent plus naturellement à l’intérieur des catégories de la culture occidentale que dans celles de la culture arabo-musulmane. La présence française a paradoxalement contribué, on le sait, à marginaliser ou à discréditer celles-ci dans la première génération des élites nationalistes. Mais ce clivage culturel traverse moins la société que chacun des individus qui la composent. La référence à deux blocs étanches ne permet donc pas de rendre compte de la tension entre les deux appartenances. Source de richesse lorsqu’elle est assumée, la dualité du système de références peut nourrir à l’ opposé tensions et même schizophrénie lorsque l’une des deux appartenances est contrariée ou, à l’inverse, imposée ou que la libre circulation entre les deux est entravée.
La guerre de succession et la révolte sociale recouvrent néanmoins un affrontement entre deux appartenances culturelles, une compétition fratricide entre deux univers de références perçus comme concurrents. L’historien Mohammed Harbi a bien exprimé cette réalité tout particulièrement maghrébine: « Une partie des Algériens, ceux qui ont précisément été les porte-parole et les dirigeants du nationalisme, est fortement marquée par la culture française. Cette élite politique francophone a forgé l’idée d’une nation algérienne indépendamment de toute référence historique authentique, en symétrie avec l’idée de nation française.[…] En dessous, sans qu’elle l’entende, une autre Algérie existait, communautariste, aux liens sociaux fortement marqués par la religion et dont le rapport avec la France était sans ambiguïté.(1) »
Ce sont les dividendes de ce triple clivage qu’à deux reprises, en juin 1990 puis en décembre 1991, le FIS a réussi à capitaliser à son bénéfice: il est parvenu d’abord à exprimer la volonté populaire de désavouer un régime usé et corrompu et à véhiculer les ambitions politiques des exclus du système. Il a réussi à exprimer ensuite le désarroi de groupes sociaux déstabilisés par la brutalité du désengagement économique de l’Etat après l’effondrement du marché pétrolier et l’échec de l’industrialisation « par le haut (2) ». Il a réussi enfin, ressource « positive » que nombre d’observateurs mettront tant de temps à lui reconnaître, à opérer le transfert à son bénéfice de la dernière et de la plus importante des ressources politiques dont le FLN ait jamais disposé: le nationalisme. Positivement d’abord, du fait de la nature même de son discours, qui prolonge sur le terrain culturel et idéologique la dynamique nationaliste que le FLN avait en son temps exprimée et exploitée sur le double terrain politique et économique. Mais négativement aussi, par l’effet pervers de l’identification progressive des forces politiques maniant un vocabulaire différent du sien à l’univers de la francophonie (et par extension à la France elle-même) et à une certaine élite sociale, doublement condamnée pour ses privilèges économiques et sa proximité culturelle ou politique avec l’ancienne puissance coloniale.
Dans l’inexorable entreprise de décrédibilisation des forces laïques, la France, médias et classe politique confondus, a paradoxalement joué un rôle non négligeable. Croisé avec le discours du FIS dénonçant le « parti de la France», son empressement à défendre le « camp démocratique » a indiscutablement contribué à disqualifier celui-ci en même temps qu’à valoriser son adversaire, lui permettant de transformer chacune des attaques médiatiques françaises en autant de dividendes positifs. Paradoxe suprême, le FLN, dans sa lutte contre le FIS, s’est trouvé constamment en situation de paraphraser (sur le thème de la violence politique notamment) le discours des médias français, ouvrant autant de brèches dans une légitimité historique qu’il avait précisément fondée sur sa capacité à opérer la distanciation symbolique d’avec le colonisateur. Dévastateur dès les premiers balbutiements de l’expérience pluraliste de 1989, ce paradoxe médiatique a été exacerbé jusqu’à l’extrême-le dira-t-on jamais assez ?-par le soutien politique et médiatique qu’apportera ensuite l’Occident en général et la France en particulier au régime issu de I’annulation du premier tour des élections législatives de décembre 1991.
Changer le peuple !
Lorsqu’en décembre 1991 il apparut aux militaires que le peuple algérien avait «mal voté », les victimes de cette insolence électorale ne voulurent pas envisager d’autre solution que celle qui consistait en quelque sorte à « changer le peuple (3) ». Au lendemain du scrutin, si le Front des forces socialistes (FFS) demande courageusement la poursuite des élections, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), qui n’a rien à perdre il est vrai (4), réclame ouvertement son interruption. Il se dit prêt à «paralyser le pays » et à « assumer tous les débordements ». Un « Comité national de sauvegarde » est formé, que l’hebdomadaire Algérie-Actualité croit pouvoir créditer du soutien d’une soixantaine d’associations et de manière plus hypothétique encore de celui des «trois millions d’adhérents à I’UGTA ».
Le FIS accepte pour sa part la perspective de cohabitation avec Chadli et appelle ses militants à la « modération » et la« réconciliation (5) », même s’il ne parvient pas à empêcher certains d’entre eux de durcir le ton en annonçant la mise en ouvre d’un programme de gouvernement qui ne reflète pas particulièrement cette double préoccupation.
A Alger, de rumeurs en insinuations, on croit de moins en moins il est vrai à la poursuite du processus électoral. Le 2 janvier, 300 000 opposants au FIS défilent pour « sauver la démocratie » et l’on annonce la création de « comités pour la défense des institutions républicaines ». Hocine Ait-Ahmed, le leader du FFS, qui a brièvement pris la parole, a été acclamé et chacun se prend à espérer une contre-mobilisation des électeurs du camp dit « démocratique ». L’ampleur des abstentions (41 %) incite certains observateurs à spéculer sur une possible contre-majorité. De manière plus pragmatique ou plus cynique, d’autres songent à un second tour «juridictionnel » où le Conseil constitutionnel, saisi de plus de 300 recours en annulation, dont 174 par le seul FLN (6), accepterait de priver le FIS de sa majorité. D’autres enfin préparent dans l’ombre une solution encore plus radicale. A Alger, le 11 janvier au soir, une brève émission de la télévision nationale met fin à l’incertitude.
Le président Chadli Benjedid, évoquant les « empêchements » mis à poursuivre sa mission, y annonce sa démission. Exit la légalité. Entre en scène le Haut Conseil de sécurité (7) puis le Haut Comité d’État, qui exerce l’ensemble des pouvoirs dévolus au chef de l’État par la Constitution.
Les « sauveurs de la démocratie », après avoir confisqué le contenu des urnes, font prononcer ensuite la dissolution du parti qui a eu l’impudence d’obtenir la majorité. Parallèlement, ils entreprennent d’expédier les vainqueurs du premier tour et près de vingt mille de leurs électeurs se dessécher au soleil des camps d’internement du Sud saharien. Dans le même temps, pour masquer leur nudité politique, ils créent des ersatz d’assemblées représentatives (Conseil consultatif national, puis Conseil national de transition, délégations municipales) et substituent aux élus des deux premiers scrutins libres de l’histoire du pays des « représentants » nommés par leurs soins.
Une fois passée l’heure des communiqués de protestation et d’appels sans écho à la solidarité internationale, la réponse islamiste prend la forme d’attentats meurtriers contre les exécutants, militaires d’abord, politiques ensuite, de la stratégie « éradicatrice » qui se met en place. Les premières victimes de la violence « islamique » naissante sont les membres des forces de l’ordre, puis des instances nommées par le pouvoir en lieu et place des assemblées élues. Les attaques sont progressivement revendiquées par un Mouvement islamique armé (MIA) (8).
Même si, on va le voir, au-delà de cette frontière, I’attribution précise des responsabilités commence à devenir hasardeuse, àces premières victimes civiles va s’ajouter une autre catégorie d’acteurs politiques: non point tant « les journalistes », « les intellectuels » ou « les poètes » que ceux des journalistes, intellectuels et poètes qui vont, une fois entièrement anéanti le potentiel d’information du camp islamiste (9), accepter de produire la couverture idéologique de la répression, légitimant aux yeux de l’opinion mondiale l’option éradicatrice et le règne de ses adeptes.
D’un extrémisme l’autre
Dans le camp islamiste, pourtant, des partisans de l’action armée s’étaient manifestés avant l’interruption du processus électoral. Tout au long des années quatre-vingt, le Mouvement islamiste algérien de Mustapha Bouyali a été le précurseur de cette tendance présente au sein du FIS dès sa fondation. Dès le mois de novembre 1991, des groupes armés se sont manifestés ainsi en marge du courant des partisans d’Abbassi Madani, opposés à la lutte armée. Cette dernière tendance avait toutefois non seulement survécu aux premières campagnes de répression, mais son leadership sur le mouvement s’était imposé à la faveur du congrès de Batna de juillet 1991, au lendemain de l’arrestation de Madani et Benhadj (10). L’option armée ayant été mise ainsi en minorité au sein du FIS, certains membres du Front avaient choisi de le quitter avant les élections législatives « , et l’aile radicale du mouvement islamiste avait sans surprise refusé de le rallier.
Après l’interruption des élections, les premiers groupes armés se sont logiquement constitués autour de ceux qui avaient de longue date fait de la lutte armée et de la suspicion à l’égard du processus électoral leur credo politique. Ces rescapés des maquis de Mustapha Bouyali, rejoints par les « Afghans (12) » , reçurent le soutien des opposants à Madani mis en minorité au congrès de Batna. La dissolution du FIS en mars 1992 et l’extension de la répression vont peu à peu leur gagner le ralliement de ceux qui entendent venger leurs proches qui tombent par dizaines, ou qui réalisent simplement que leur survie dans l’univers de la légalité urbaine n’est plus garantie. A partir de septembre 1993, des surenchères-assassinats de ressortissants des pays accusés de soutenir le régime, puis de personnalités ou de simples citoyens seulement identifiés comme n’appartenant pas au camp islamiste-montent d’une nébuleuse que l’on identifiera progressivement comme les Groupes islamiques armés. L’identité du GIA (13) sera longtemps définie par le rejet du leadership du FIS. Les groupes armés fidèles au FIS vont en revanche se fédérer plus ou moins étroitement dans un Mouvement islamique armé (divisé en plusieurs régions) qui deviendra, à partir de juin 1994, l’Armée islamique de salut ‘4. Ainsi se gonflèrent les rangs des moudjahidine convaincus de la nécessité d’arracher à n’importe quel prix et-pour certains-par n’importe quels moyens la victoire politique dont les avait frustrés l’interruption du processus électoral.
Les conditions dans lesquelles, à partir de septembre 1993, les menaces du GIA contre les étrangers commencent à être mises en ouvre, frappant aussi bien les acteurs de la coopération économique que des membres des communautés religieuses ou de très modestes survivants de la vieille présence française, doivent cependant être examinées avec la plus extrême prudence. Cet épisode fait en tout état de cause partie des pages les plus sombres, à tous les sens du mot, de la « seconde guerre d’Algérie ». Régulièrement dénoncés par le FIS et, une fois au moins, par le GIA (15), les plus gratuits de ces assassinats, les plus sordides des mises en scène et des revendications vont en effet se révéler extrêmement utiles au régime, dont la légitimité internationale va progressivement se réduire à la « barbarie » à laquelle il parviendra à pousser ou en tout cas à faire identifier ses challengers politiques. Cette ambiguïté va durablement échapper aux observateurs.
Les droits de l’homme non barbu
Pour éteindre l’incendie de la violence, peut-on isoler les «mauvaises » flammes et souffler sur les « bonnes » dont on pourrait s’accommoder ? C’est ce curieux procédé que classe politique et médias français ont paru longtemps faire leur.
Dans les médias, le monopole de représentation de la population algérienne va très vite être conquis par les avocats de la seule rhétorique éradicatrice. La grille de lecture de la violence qui s’impose alors s’en trouve formidablement tronquée: il existe en Algérie un « terrorisme » qui menace la démocratie. Heureusement, l’armée du fond de ses casernes, les « démocrates », kabyles pour la plupart, « du haut de leurs montagnes » et, partout ailleurs, « les intellectuels » et « les femmes » veillent, raison pour laquelle les intégristes s’emploient à les assassiner.
Dans la réalité, les mobilisations associatives laïques ne renouvelaient pourtant aucun des équilibres attestés par les deux scrutins successifs, et ne pouvaient pas davantage être érigées en expressions crédibles d’une société civile qui leur était largement étrangère. Les quelques sigles vides brandis par une petite dizaine de spécialistes de la communication politique vont pourtant disposer en France d’une surface médiatique inversement proportionnelle à la réalité de leur ancrage social en Algérie. Dans une trop large partie de l’intelligentsia française, la désinformation va ainsi exercer durablement ses ravages, et la guerre psychologique déclenchée par les services secrets algériens remporter de formidables succès.
La capacité de mobilisation de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA, dont la direction était très proche de l’ex-PAGS, communiste) ne pouvait pourtant aucunement se mesurer sérieusement en 1992 au nombre des adhérents qu’elle avait quatre ans plus tôt en tant que syndicat unique d’un système politique non pluraliste. Et sans mettre en doute la bonne foi d’une majorité d’entre elles, il est avéré que certaines associations féministes seront détournées de leur itinéraire initial par les autorités militaires pour capter à leur bénéfice les dividendes de l’émotion occidentale dans ce domaine. Toutes celles d’entre elles qui refuseront de s’identifier au discours du régime se verront en effet refuser les moyens de s’exprimer, alors que les projecteurs de la presse nationale monteront en épingle celles dont le combat s’identifiait à la ligne éradicatrice. La stratégie d’une partie au moins de cette « société civile »autoproclamée a donc été de se rapprocher de celle du régime militaire jusqu’à s’y identifier totalement.
Pendant de longs mois, un double corporatisme va circonscrire à peu de chose près les protestations des intellectuels à la seule défense de leurs pairs, pour autant qu’ils ne soient pas islamistes. Il était pourtant difficile d’oublier que les campagnes électorales de juin 1990 et de l’automne 1991 ne s’étaient pas jouées à la Kalachnikov; que les « bons » intellectuels du RCD et de l’ex-PAGS et que telles militantes féministes qui allaient ensuite monopoliser les médias français avaient bel et bien eu l’occasion de s’y exprimer en toute liberté. Mais voilà-tout le problème est bien là-, ils avaient eu également le loisir d’y vérifier que leur capacité de communication avec leur propre société était proche de zéro. Candidate à la députation, Khalida Messaoudi (depuis lors nommée député par le pouvoir) avait, en décembre 1991, recueilli moins de I % des suffrages exprimés. Le RCD, quant à lui, en avait capté moins de 3 %. Et le PAGS, qui prétendait avoir derrière lui les « trois millions d’adhérents de l’UGTA », beaucoup moins encore. Si le FFS d’Aït-Ahmed avait fait mieux, c’était surtout en terre kabyle, sur la base de réflexes de solidarités ethniques et régionalistes qu’en Yougoslavie notamment il est de bon ton de dénoncer. Et il faut être bien naïf ou de fort mauvaise foi pour interpréter ce vote kabyle comme un désaveu du camp islamiste ou comme un engouement particulier pour la démocratie.
Si l’on s’en tient aux termes et à l’esprit des définitions les plus communément admises, la société civile existe pourtant bien en terre algérienne. Elle y est même plus développée, plus active et plus autonome à l’égard de l’Etat qu’on ne le pense généralement, à cela près toutefois que ce sont les puissants réseaux associatifs… islamistes qui la représentent. La suite allait le démontrer.
Les pièges de la désinformation
En Algérie, « tous ceux qui pensent français » ont-ils vraiment été de ce seul fait « condamnés à mourir » sous les coups de la violence islamiste ? Formule bien brutale que celle que nous a longtemps assenée Bernard-Henri Lévy aux heures de grande écoute. Il y manquait tout de même une précision essentielle.
Dans la tourmente algérienne, nombre d’intellectuels ont bel et bien été assassinés, dont une bonne part n’avaient jamais manié d’autre arme que leur plume. Mais lorsque Rachid Mimouni, en mai 1994, en dénombre une dizaine (16), ils sont déjà infiniment plus nombreux: plusieurs centaines, au faîte de leur carrière ou fraîchement sortis des universités, surpris le matin sur le pas de leur porte ou enlevés en pleine nuit,
torturés sauvagement et brisés à vie, abattus au grand jour, devant leur famille ou au fond d’une geôle, brisés, asphyxiés, électrocutés (17) et bien évidemment enterrés loin de toute caméra. Certains pensaient comme Rachid Mimouni (18) ou comme Rachid Boudjedra (19). D’autres, par centaines, au nombre desquels les 1 224 enseignants membres ou sympathisants du FIS arrêtés en 1992, pensaient différemment. Mais tous pensaient. Certains étaient les héritiers prestigieux des nationalistes dits laïques des années soixante ou des oppositions marxistes nées dans leur sillage. D’autres étaient les émules d’un courant islamiste qui bien avant d’envahir la rubrique des faits divers avait, en la personne de l’ingénieur Malek Bennabi, donné à l’Algérie l’un de ses plus prestigieux cerveaux; pas seulement arabophone d’ailleurs (20). Un courant bien loin d’être aussi hermétique qu’on a pu le dire à tout ce que notre culture a pu produire, surtout lorsqu’elle ne tente pas de s’arroger un prétentieux monopole d’accès à la modernité.
Il faudra pourtant près de deux ans pour que les rapports d’Amnesty International et la volonté d’un petit nombre de journalistes ou d’universitaires (21) de s’abstraire des communiqués du ministère algérien de L’Information dévoilent quelques pans d’une réalité infiniment plus ambivalente. Comme le titrera Libération en commentant le rapport d’Amnesty d’octobre 1994 (22), en matière de violence, groupes armés et État « devaient être renvoyés dos à dos ». Le secrétaire général du FLN, revenu plus vite que bien des « démocrates » de l’impasse de l’option éradicatrice, officialisera le bien-fondé de ces premiers soupçons en déclarant en novembre 1994 à Rome: « 11 y a des pays qui ont le soldat inconnu. Nous, nous avons les cadavres inconnus. Ces cadavres dont aucun communiqué n’accepte de parler mais dont le peuple tient le compte. Nous avons souvent demandé la mise sur pied de commissions d’enquête indépendantes pour laver l’Etat du soupçon qui pèse sur lui d’être l’auteur de ces crimes. Nos demandes sont demeurées sans réponse. […] Nous avons fait admettre à l’opinion internationale et notamment à beaucoup de pays européens que la violence ne relevait que d’un phénomène de terrorisme qui appelait un traitement sécuritaire. Or, malgré toutes les déviations qu’il a connues, ce qui se passe en Algérie est loin de relever du terrorisme: c’est un mouvement de résistance qui a le soutien d’une partie de la population. »Déclarations tardives mais essentielles pour qui voudra comprendre la chronologie et la structure de la violence « islamique ».
En Algérie se sont effectivement placés en danger de mort tous ceux qui ont pensé, en arabe tout autant qu’en français, qu’ils pouvaient, contre la volonté d’une évidente majorité de la population, se maintenir éternellement au pouvoir par le fer et par le sang. La violence à laquelle ils se sont progressivement trouvés confrontés n’est à bien des égards que celle qu’ils ont initiée pour certains d’entre eux, appelée de leurs voux ou activement légitimée pour d’autres. Lorsque se multiplient les arrestations massives, que se banalise l’usage des tortures les plus barbares, lorsque les familles des sympathisants réels ou supposés du camp islamiste retrouvent les corps démembrés de leurs proches, brûlés, transpercés, émasculés, lorsque se généralisent les exécutions sommaires et les représailles collectives, l’extraordinaire sélectivité et l’exceptionnel parti pris de la presse éradicatrice quittent le registre du « journalisme », de la « pensée » ou de 1’« intelligence » pour celui d’une guerre sans merci où les coups échangés par les deux camps participent d’une identique violence.
La figure d’un « double terrorisme » à laquelle vont se rallier très progressivement les observateurs internationaux n’en conserve pas moins une dimension dangereusement opacifiante. S’ils appartiennent à n’en pas douter à la même famille, s’ils doivent être dénoncés avec la même fermeté, les « deux terrorismes » algériens n’en constituent pas moins en effet de bien étranges jumeaux. Le « terrorisme islamique » est né en effet de la dérive radicale (et, sous réserve d’enquêtes à venir, du possible dévoiement de certains de ses éléments) d’un puissant mouvement populaire sorti à deux reprises vainqueur des urnes et soumis pour cette raison à une formidable offensive répressive. Le terrorisme de l’aile radicale du pouvoir militaire algérien n’est en revanche que le terrain de repli, la solution de désespoir, la dernière carte d’un régime abandonné non seulement par son électorat naturel mais par des bataillons entiers de ses propres cadres.
L’« explication » de la violence passe dès lors par la restauration d’une causalité essentielle. Les « deux terrorismes algériens » ne sont pas des jumeaux: l’un a très consciemment enfanté le second et l’a ensuite aidé de surcroît à se développer. Pour le pouvoir, la radicalisation du camp islamiste a été moins un obstacle que la conséquence logique de son comportement; mais surtout, cette radicalisation est devenue un objectif délibéré de sa stratégie, l’indispensable point d’ancrage de sa politique de communication locale et internationale. Si le terrorisme «islamique » se passerait volontiers du terrorisme du régime, l’inverse est en effet loin d’être vrai. Car les militaires redoutent bien moins la violence des bombes aveugles qui confortent leur rôle supposé de « gardien de la paix civile » que celle des bulletins de vote susceptibles d’attester l’ampleur de leur discrédit. Non seulement la violence aveugle ne leur est-elle ainsi que très indirectement préjudiciable mais ils en ont à bien des égards (23) un « besoin » politique vital.
C’est donc aux historiens de l’Algérie des années quatre-vingt-dix et à eux seuls qu’il appartiendra de nous dire un jour qui au juste, depuis février 1992, a assassiné qui. I1 leur appartiendra pour ce faire de démêler bien sûr l’écheveau de la violence «islamique » et de la violence répressive. Il leur faudra cerner ensuite, plus difficilement, l’impact d’une délinquance très peu politique que l’effondrement de l’Etat de droit et la remise en circulation de milliers de détenus a considérablement renforcée. I1 leur faudra également faire la part des violences internes aux deux camps en présence, longtemps attribuées aux seuls islamistes.
Au sein du pouvoir, une partie de la violence d’État a visé en effet à intimider les adeptes d’une solution négociée ou tous ceux dont la « foi éradicatrice » venait à vaciller. L’assassinat de Mohammed Boudiaf, en juin 1992, en constitue un remarquable exemple. Celui de Kasdi Merbah, en août 1993, également: même s’il a, comme bien d’autres après lui, été dûment « revendiqué par le GIA » et les noms de ses responsables présumés, passés au préalable de vie à trépas, brandis devant la presse, l’assassinat de l’ex-Premier ministre (et ex-responsable de la Sécurité militaire), leader du petit parti du MAJD, qui venait d’entreprendre une médiation avec des représentants du FIS en exil, entre très vraisemblablement aussi dans cette catégorie-là (24). Mais tout autant celle de certaines personnalités jugées trop critiques et dont la mort pouvait de toute façon être inscrite avec profit, on va le voir, sur l’ardoise de la « violence du FIS ».
Car les historiens devront ensuite et surtout recenser les innombrables provocations sur lesquelles les forces armées ont manifestement érigé leur politique de communication et de mobilisation. Hocine Aït-Ahmed, le leader du FFS, a été l’un des premiers à dénoncer publiquement cette «culture de la manipulation » qui caractérise de longue date le régime algérien et qui a joué un rôle plus important que jamais à partir de février 1992. Dès lors, un autre axe de lecture permet de mieux comprendre la dérive algérienne: une fois chassés les correspondants étrangers, terrorisés les envoyés spéciaux, muselés les relais de la presse locale, en commanditant l’assassinat de quelques dizaines de personnalités de la scène culturelle et religieuse, les autorités militaires algériennes ont placé l’opinion publique occidentale sous une perfusion anesthésique qui leur a permis de déployer à l’abri des regards et de la réprobation internationale une entreprise de répression sans précédent depuis la guerre contre le colonisateur.
A cette sinistre besogne la frange radicale du courant islamiste, les « islamistes habillés en militaires », a certes pris une part active. Capable à n’en point douter de tuer « I’autre » en raison de sa seule altérité religieuse ou raciale (25), la frange extrémiste du mouvement a en fait joué le rôle que l’on attendait d’elle: tisser avec les « militaires déguisés en islamistes », c’est-à-dire les officines occultes de l’armée, une mortelle collaboration.
A l’égard de l’opinion internationale, I’ objectif du pouvoir était en effet de faire apparaître l’option éradicatrice comme la seule viable. Le verrouillage de la presse et le lobbying systématique et étonnamment efficace des milieux associatifs et des médias français ont vite réussi à perturber le flux normal d’informations sur la structure, la distribution et la logique de la violence. Pour les manipulateurs de tous bords, la tâche s’est en fait révélée étonnamment facile. Il a suffi de flatter une répulsion très instinctive à l’égard du courant islamiste pour que l’intelligentsia française, ailleurs si sourcilleuse, se montre d’une extraordinaire crédulité et que la presse accepte de reproduire fidèlement les communiqués des services de sécurité. A la moindre sollicitation de la baguette militaire algéroise, télévisions et radios en tête, journaux réputés « sérieux » et militants souvent de bonne foi dans leur sillage ont longtemps répondu ainsi avec un extraordinaire empressement, faisant surenchère de manchettes accusatrices, d’éditoriaux vitupérants, de chroniques vengeresses, de « débats » unanimes et de caricatures définitives. Le FIS « s’en prend à la matière grise ». Il « refuse l’intelligence » et la « culture ». I1 « interdit de penser». Le 29 juin 1992, Boudiaf est-il assassiné par ceux-là mêmes qui l’ont porté au pouvoir que les explications péremptoires fusent de tous bords, y compris bien sûr de ceux qui, en toute bonne foi, entendent défendre les «droits de l’homme » et « des femmes » « contre l’intégrisme ». « Boudiaf, analyse alors l’un d’entre eux, représentait plusieurs symboles […]: celui du héros historique […] et celui de l’intégrité […]. C’est ce double symbole qu’il fallait abattre (26).» C’est là un début d’explication puisque chacun sait que l’intégrité est une vertu insupportable aux islamistes. Mais les professionnels algériens de la communication étaient là pour aider à affiner l’analyse. Boudiaf a été assassiné dans une maison de la culture ? Ce n’est pas un hasard, vient donc « expliquer » Rachid Boudjedra aux téléspectateurs de TF1, c’est parce que «le FIS hait la pensée, I’intelligence, la culture (27)».
A l’intérieur du pays, la tâche du régime était évidemment bien moins facile. C’est une population par définition mieux informée et moins crédule qu’il convenait de détourner par tous moyens de l’« impasse islamiste » dans laquelle elle avait commis l’«erreur incompréhensible» de venir se fourvoyer. Les mots, de ce côté-là de la Méditerranée, ne pouvaient donc suffire.
D’un terrorisme l’autre
Malgré la parenthèse-ou, pour un temps, sous couvert- de la fugitive tentative réformiste de Mohammed Boudiaf, l’objectif a donc été de faire par tous moyens identifier les groupes armés à l’usage de la violence aveugle pour couper le FIS de sa base populaire. Deux techniques ont été mises au service de cette ambition. La bestialité sans limites de la répression a d’abord apporté aux thèses de la composante la plus extrémiste du courant islamiste une caution sans précédent, provoquant sans surprise des ripostes à la mesure des méthodes de l’Etat. Les couteaux ne tueront pas plus sûrement que les balles. Mais ils feront des titres encore plus mobilisateurs (28).
Des manipulations en tout genre ont largement complété ensuite les effets attendus de cette première démarche. De multiples témoignages incitent à penser que les « islamistes déguisés en militaires » ont le plus souvent caché de simples… militaires en service commandé. Pour faire basculer la population, toute la population, dans le camp « antiterroriste », il convenait en effet que ce terrorisme producteur de dividendes politiques ne touche pas seulement les représentants du régime mais que toutes les catégories de la société puissent en pâtir également.
Interdisant toute annonce des pertes du pouvoir, 1’« information » officielle s’est vite limitée à ne rendre compte que de violences civiles exclusivement attribuées aux islamistes. Derrière ce paravent, des représailles quotidiennes des forces de sécurité contre les familles des maquisards ont été systématiquement imputées à ces derniers, et des actions de harcèlement nocturne (intimidation, vols, agressions sexuelles) prétendument commises par des « islamistes déguisés en militaires » ont été perpétrées dans tous les compartiments de la société au nom des groupes armés; une « association des victimes du terrorisme » a été créée pour recueillir, moyennant des marches de soutien abondamment médiatisées, les dividendes politiques de l’opération. Même s’ils n’enlèvent rien à l’horreur de ceux des crimes dont la responsabilité revient sans discussion au camp islamiste, plusieurs des assassinats les plus médiatisés de personnalités choisies pour leur popularité dans diverses catégories de l’opinion locale ou internationale sont très vraisemblablement à inscrire sur ce compte-là. De même qu’une partie des sabotages économiques les plus impopulaires, des atteintes aux symboles du nationalisme (profanation des tombes des héros de la guerre d’indépendance), des incendies d’écoles et de services publics, des explosions aveugles comme celle de l’aéroport d’Alger, le 26 août 1992 (29), des mises en scène macabres assorties de communiqués de revendication particulièrement provocants (30), etc.
Des hommes et des femmes-bien sûr, les preuves « absolues » ne sont pas encore disponibles, mais on dispose de très denses faisceaux de témoignages et d’indices (31) – sont morts pour le seul bénéfice qu’escomptaient tirer leurs assassins de la répulsion inspirée au public de leurs admirateurs. Chaque segment de l’opinion publique a été soigneusement ciblé, chaque mobilisation sociale, ethnique ou socioculturelle aussi, pour tenter de la détourner de son cours naturel et de l’instrumentaliser contre le camp islamiste: les femmes bien sûr, mais tout autant les étudiants, les amoureux du football ou du raï, les Berbères, les islamistes modérés, etc. Des tensions latentes ou existantes ont été exploitées, d’autres renforcées lorsqu’elles n’étaient que vaguement crédibles (football, raï), voire créées de toutes pièces ou presque (universités, écoles, consommateurs) lorsqu’elles n’existaient pas.
Qui a assassiné le chanteur de raï Cheb Hasni, à Oran ? Qui exactement a incendié des centaines d’écoles des quartiers islamistes à l’automne 1994 ? Posé des bombes devant l’université d’Alger? Quels «groupes armés» ont exercé des violences contre des femmes de tous milieux sociaux sous couvert de «recrutement de femmes pour les maquis » ? Etc. Tel sociologue algérien ment-il lorsqu’il explique sous le sceau de la confidence qu’il reçut avant de se décider à quitter l’Algérie la visite d’émissaires du camp islamiste venus l’informer qu’ils ne voulaient pas porter la responsabilité de son assassinat, qu’ils savaient programmé par l’armée ? Est-il exact que la mère de tel autre, d’origine française, ne fait plus son marché que protégée par quatre de ses voisins islamistes, qui « ne veulent pas avoir à payer le prix moral de son assassinat par la Sécurité militaire » ? Est-il exact que certains meurtres de citoyens français (notamment, mais pas seulement, celui de deux techniciens d’une compagnie pétrolière) ont été facilités par le retrait aussi soudain qu’inexpliqué de la protection de l’armée ? Est-il exact que l’assassinat des trois gendarmes français a eu lieu deux heures plus tôt que cela n’a été dit officiellement, c’est-à-dire à un moment où le couvre-feu verrouillait toutes les artères d’Alger ? Est-il exact que des femmes envoyées par le FIS sont venues attester à la famille de Mallek Alloula, autre victime surmédiatisée de la « violence intégriste », que les islamistes n’y étaient pour rien ? Est-il exact que deux jours avant d’être assassiné, le psychiatre Mahfoud Boucebci, « vitrine » de la «barbarie intégriste», venait de se rendre coupable d’au moins deux crimes de lèse-éradicateurs: celui de refuser de signer une expertise psychiatrique de l’assassin présumé du président Boudiaf cautionnant la thèse de l’acte isolé d’un déséquilibré; et celui d’exiger qu’une commission indépendante enquête sur les circonstances exactes de la mort de l’écrivain Tahar Djaout, dont les aveux de l’assassin présumé, extorqués sous la torture, ne l’avaient nullement convaincu ? Tel religieux chrétien ment-il lorsqu’il dit craindre davantage la Sécurité militaire que les islamistes ?
Manipulations
L’armée algérienne a dû brûler au napalm les forêts de Kabylie pour en déloger d’innombrables maquisards, aussi berbères qu’islamistes. L’un des principaux dirigeants de l’aile modérée du FIS, Mohammed Saïd, rallié ensuite au GIA dont il sera un temps le chef, est d’origine berbère, comme le leader d’un autre groupe armé (Saïd Mekhloufi) ou d’innombrables autres militants du camp islamiste. Tout cela n’empêchera pas la caricature d’une Kabylie étanche à la mobilisation islamiste, aussi « démocrate » qu’elle serait « montagnarde », de triompher dans les médias occidentaux. Le Mouvement culturel berbère, pour incontestable que soit sa vitalité, s’était pourtant exprimé jusqu’alors contre l’État FLN bien plus sûrement que contre son challenger le FIS. La manipulation politique a consisté ici, avec un certain succès, à détourner le cours d’une mobilisation antiétatique pour en faire une arme anti-islamiste, y compris en armant des milices villageoises destinées, contre subsides, à «combattre les maquisards ». Malgré les contre-feux allumés par le courant islamiste, la manouvre sera en partie au moins réussie.
Toutes les victimes de la « barbarie islamiste » ne sont pas nécessairement tombées sous les balles du pouvoir. Dans cet espace de la violence extrême, la manipulation médiatique de la criminalité de droit commun a également tenu sa place. Règlements de comptes de toutes sortes-entre malfrats et policiers, mais pas seulement-, rivalités en tout genre-professionnelles mais également privées -, pulsions «politiques » ou simplement sexuelles ont été très systématiquement et très professionnellement mis sur le compte des « terroristes du FIS » et surmédiatisés à destination des deux rives de la Méditerranée. « Non Monsieur, nous apostropha un jour un gendarme tout juste arrivé de son Algérie natale, le FIS n’est pas si important que cela […]. Le meurtre du médecin, avant-hier, dont on parle tant aujourd’hui, eh bien moi, je puis vous dire que le FIS n’y est vraiment pour rien. Je le connaissais bien, il était réputé pour faire des faux certificats d’internement. C’est à lui qu’on s’adressait pour divorcer de sa femme ! Il y avait un vrai trafic: c’est de cela qu’il est mort, et de rien d’autre ! » Une jeune fille est-elle assassinée par son fiancé (en 1993) « parce qu’elle venait de le quitter » ? Son nom n’en sera pas moins martelé des centaines de fois dans les médias du monde entier comme une victime « du refus de porter le hijab (32) ».
Le 1er novembre 1994, lorsqu’une bombe éclate dans un cimetière de Mostaganem, tuant quatre jeunes scouts rassemblés pour célébrer le quarantième anniversaire de la « Toussaint rouge » de 1954, les caméras de la télévision sont installées là depuis deux jours, alors que rien de particulier ne justifie leur présence dans l’une des innombrables enceintes de la commémoration du soulèvement armé de 1954. L’horreur, qui coïncide avec l’annonce par le président Zeroual de 1’« impossibilité de dialoguer avec le FIS adepte de la violence » et l’interruption des négociations amorcées avec le FIS, va bénéficier cette fois de l’impact du quasi-direct. Selon un scénario bien rodé, le coupable présumé sera arrêté quelques jours plus tard au terme d’une poursuite où il perdra malheureusement la vie, et l’opinion publique toute possibilité de vérifier la validité de ses aveux.
Quelques jours après l’attentat, alors que les spécialistes de la communication du RCD assaillent toutes les antennes de France, dans un des rares espaces de liberté laissés à la presse algéroise, une plume que l’on choisirait de qualifier-si cette terminologie n’avait pas été si terriblement galvaudée-de « démocrate » et de « féministe » décrit la marche populaire organisée par 1’« Association des victimes de la violence terroriste »: « A bien les observer, les mères des disparus gardent les lèvres serrées. Les pans de la m’laya […] entre les dents qu’elles ne desserrent que pour laisser passer un long gémissement. Si elles ouvraient la bouche pour crier le nom de leur fils, « ils » seraient bien capables d’y fourrer de force un « Vive le président ». Et malgré les lectures à orientation unique, malgré le sens giratoire obligatoire du code politique dominant qui veut nous mener au pas de charge de la douleur à la haine, les bribes de mots entre les sanglots disent bien que la multitude n’est pas dupe. […] Conviés à une marche de réprobation de la violence, ils viendront avec les photos de leurs enfants se l’air filmer dans une manifestation de soutien au président. Les portraits de ce dernier sont si grands que les photos des disparus […] sont comme recouvertes d’un voile impudique. Combat inégal de la douleur et de la manipulation. […] Ceux qui portent le portrait du président ont le regard de ceux qui en ont porté et en porteront encore. » « A propos conclut Salima Belkacem, on a vite oublié la demande faite officiellement aux citoyens d’allumer une bougie à leur fenêtre pour le 1er novembre. Nous n’avons pas vu Alger s’illuminer ce jour-là. Il est vrai qu’il est plus facile de manipuler une marche que les fenêtres de tout un pays (33). »
1. Mohammed HARBl, « L’ambivalence des relations franco-algériennes », Le Monde, 20 août 1994.
2. Cf Ahmed ROUADJ1A, Grandeur et décadence de l’État algérien, Karthala, Paris, 1994; Lahouari ADDI, L’lmpasse du populisme. L’Algérie: collectivité politique et État en construction, ENAL, Alger, 1990, et L’Algérie et la démocratie. Pouvoir et crise du politique dans l’Algérie conte/mporaine, La Découverte, Paris, 1994; Ignace LEVERRIER, « Le Front islamique du salut entre la hâte et la patience », in Gilles KEPEL (sous la dir. de), Les Politiques de Dieu, Le Seuil, Paris, 1993; Séverine LABAT, « Islamismes et islamistes en Algérie, un nouveau militantisme », in Gilles KEPEL (sous la dir. de), E.xils et royaumes. Les appartenances au monde arabo-musulman, Presses de la FNSP, Paris. 1994.
3. Jacques VERGÈS, Lettre à des amis algériens devenus tortionnaires, Albin Michel, Paris, 1993; cf . également les témoignages regroupés par REPORTERS SANS FRONTIÈRES, Le Drame algérien, La Découverte, Paris, 1994.
4. Rappelons les résultats du premier tour : sur 13 258 554 électeurs inscrits. 7 822 625 ont voté. Le FIS a recueilli 47,27 % des suffrages exprimés (soit 24,54 % du total des inscrits), loin devant le FLN (23,38 % des suffrages exprimés, 12,17 % des inscrits) et le FFS (respectivement 7,40 % et 3,85 %). Le RCD n’a recueilli que 200 267 voix (soit respectivement 2,9 % et 1,51 %).
5. Pierre GUILLARD. Ce fleuve qui nous sépare: lettre ouverte à l’imam Ali Benhadj, Loysel, 1994.
6. 17 par le FIS, 30 par le FFS et 34 par le MDA de Ben Bella.
7. Il comprend le Premier ministre, Sid Ahmed Ghozali, les ministres des Affaires étrangères (Lakhdar Brahimi), de la Justice (Hamdani Benkhelli), de la Défense (le général Khaled Nezzar) et de l’lntérieur (le général Larbi Belkheir), ainsi que le chef d’état-major, Abdelmalek Guenaizia.
8. L’appellation est la même que celle du groupe armé dirigé dans les années quatre-vingt par Mustapha Bouyali, abattu en février 1987. Les militants de ce premier noyau armé, dont la résurgence est attestée dans le courant de l’année 1991, avaient été graciés par le président Chadli le 1er novembre 1989. Il semblerait qu’ils se soient répartis ensuite entre les différents groupes armés, MIA mais également GIA (cf. infra).
9. Dans le silence à peu près total de la presse francophone éradicatrice, comme le souligne Abed CHAREF, Algérie, le grand dérapage, L’Aube, La Tour-d’Aigues, 1994. Sur l’ambivalence du statut des intellectuels « francophones » et l’origine de leur marginalisation relative. Cf. les articles de Gilbert GRANDGUILLAUME et Lahouari ADDI dans Esprit, janvier 1995.
10. L’un de ces premiers groupes armés se fera connaître à l’automne 1991 par l’attaque d’une caserne de gardes-frontières dans la région d’EI-Oued.
I l. Dont Said Mekhloufi, qui deviendra le chef d’un des plus importants groupes armés.
12. Nom attribué aux «combattants de la foi» partis, au début des années quatre-vingt, combattre l’armée soviétique en Afghanistan.
13. Le premier assassinat revendiqué par le GIA sera celui de l’ancien Premier ministre Kasdi Merbah (cf. infra).
14. L’unité organisationnelle de ces groupes ou leur homogénéité doctrinale ne sera jamais clairement attestée. En mai 1994, plusieurs d’entre eux, proches du FIS (dont ceux de Abderazaq Rajjam et Mohammed Said). choisiront de s’allier au GIA dans une tentative d’unification, soulignant que le différend idéologique ou politique entre les différentes branches armées était loin d’être total. Des membres de l’AIS auraient rejoint le GIA après la signature de la plate-forme de Rome en janvier 1995. Les manipulations des services secrets ont eu longtemps pour objectif de semer la discorde au sein du camp islamiste en accréditant l’idée d’une guerre qui n’a sans doute que très partiellement eu lieu, mettant en scène des « règlements de comptes » internes pour tenter de monter les unes contre les autres les différentes factions en présence.
15. Qui semble s’être démarqué notamment du meurtre de deux religieuses espagnoles (août 1994).
16. Rachid MIMOUNl, Le Monde. 18 mai 1994, p. 2 : a Les terroristes ont juré d’abattre les intellectuels nigériens les uns après les autres. Ce n’est pas une menace en l’air puisque plus d’une dizaine d’entre eux ont déjà été assassinés. (…) C’est la première fois dans l`histoire qu`on voit un mouvement terroriste se proposer d’éradiquer toute l’intelligentsia d’un pays, comme s`il s agissait d`une mauvaise herbe ou d’une maladie. Le projet consiste à décerveler le pays. »
17. Cf. Jacques VERGÈS. OP. cit.; cf. également l’ouvrage rédigé par un «Comité algérien des militants libres de la dignité humaine et des droits de l’homme » (proche des islamistes), Livre blanc sur la répression en Algéne (1991-1994), Éditions Hoggar, Plan-les-Ouates, 1995, t. 1.
18. Rachid M1MOUNI, De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier, Le Pré-aux-Clercs, Paris, 1992, (prix Albert-Camus).
19. Rachid BOUDJEDRA, Fils de la haine, Denoel, Paris, 1992.
20. Cf. notamment Mnlek BENNABI, Vocation de l’islam, Le Seuil, Paris, 1954, et Mémoires d’un témoin du siècle, ENA, Alger, 1965 (2 tomes).
21. Auteurs du livre déjà cité: REPORTERS SANS FRONTIÈRES, Le Drame algérien qui insiste particulièrement sur les racines historiques de la situation actuelle, en analysant les « cinq piliers » (la manipulation de l’histoire, la Sécurité militaire, la rente pétrolière, la corruption, le régionalisme) de la « dictature paradoxale » qui a sévi en Algérie pendant plus de trente ans. La parution de cet ouvrage ne parviendra pas toutefois à infléchir de manière significative le ton de la presse audiovisuelle. Sur les mécanismes de la désinformation des médias français, cf également Rabha ATTAF et Fausto GIUDICE, « La grande peur bleue », Les Cahiers de l’Orient, mars 1995.
22. Rapport au demeurant fort prudent, pour ne pas dire timoré. Il n’est pas sans intérêt de savoir que l’organisation humanitaire a été traversée de graves tensions à propos de la violence répressive en Algérie comme en Egypte: en Belgique, une partie de ses militants ont refusé de s’associer à la dénonciation de la répression contre les islamistes.
23. Cette logique a touché, il est vrai, ses limites à partir du moment où (après le détournement de l’Airbus d’Air France, en décembre 1994) I’inflation de l’activité des groupes armés a commencé à faire douter l’opinion internationale de la capacité du pouvoir militaire à contrôler ses propres organes de sécurité, attestant a contrario le soutien populaire acquis au camp islamiste.
24. Cf: notamment Hamid BARRADA, « 1993: I’assassinat de Kasdi Merbah ». in Le Drame algérien op. cit., p. 98.
25. Des représailles aveugles ont vraisemblablement été conduites contre les familles de militants << repentis » ou déclarés comme tels par la police. Des logiques de vendettas ont ensuite brouillé un peu plus la structure des affrontements.
26. Politis, 2 juillet 1992.
27. Ibid.
28. Tous ceux qui se risqueront à nuancer les perceptions dominantes s’entendront ainsi de surcroît accoler l’épithète imparable d’a ami des égorgeurs », à l’instar de l’auteur de ces pages, par Rachid Boudjedra, le 17 décembre 1994, sur les ondes de France Culture.
29. Les aveux extorqués sous la torture des coupables supposés de cet attentat n’ont jamais convaincu les observateurs. Cf. notamment Jacques VERGÈS, OP. cit.; et José GARÇON, « L’attentat de l aéroport », in Le Drame algérien. op. cit., p. 186.
30. Les deux femmes « égorgées pour avoir refusé un mariage temporaire »(septembre 1994) appartenaient en fait à une famille de moudjahidine. La plupart des incendies d’entreprises sont tout aussi suspects, bon nombre d’entre elles ayant brûlé alors qu’elles allaient subir une évaluation financière avant privatisation. Des quartiers, mais également des régions entières, ont été « punies » pour avoir voté FIS par la suspension du salaire des fonctionnaires, la destruction des infrastructures publiques, la confiscation des véhicules, I’embargo sur les médicaments de première nécessité, etc.
31. Le dernier en date, et non le moindre, étant les confessions d’un groupe de policiers algériens exilés clandestins en France. Ils attestent spectaculairement l’existence d’un terrorisme planifié par l’État. Des dizaines de policiers, choisis parmi les fonctionnaires particulièrement populaires dans leurs quartiers respectifs, auraient été abattus par les soins de la Sécurité militaire «comme pour choquer, révolter les gens ». Des milices policières se seraient iivrées à toutes sortes d’exactions, notamment des hold-up de bijouteries (Le Monde, 7 mars 1995, enquête de Dominique Le Guilledoux).
32. C’est le hasard d’un débat public en France sur l’Algérie qui permettra de l’apprendre. Du fond de la salle, après avoir entendu prononcer par un ténor du clan des éradicateurs algérois un nom pour elle trop familier, une jeune Algérienne en larmes s’écriera: « D’abord. S., c’était mon amie ! C’est son copain qui 1’a tuée parce qu’elle voulait le quitter. » La mort de S., << assassinée pour avoir refusé de porter le voile », avait pourtant « justifié » I’assassinat par balles quelques jours plus tard par une « Organisation des jeunes Algériens libres », de deux collégiennes qui avaient choisi de le porter.
33. La Nation, 5 novembre 1994.