Qui appelle à l’intervention américaine en Algérie ?

Le point de vue des va-t-en-guerre

Qui appelle à l’intervention américaine en Algérie ?

El Kadi Ihsane, Le Quotidien d’Oran, 16 septembre 2001

Les raids terroristes sur l’Amérique ne sont pas un drame pour tout le monde. Les régimes autoritaires arabes, en lutte contre l’islamisme radical depuis des années avec les moyens peu recommandables que l’on sait, se réjouissent de la déconvenue américaine.

Cet enthousiasme à l’idée d’être enfin complètement absous par l’Occident «moral», en état de choc, se dévoile de plus en plus ouvertement au fil des jours alors que les décombres du World Trade Center recèlent sans doute encore quelques agonisants.

Sans aller jusqu’à afficher, comme l’a fait Poutine, le président russe, un zèle débridé dans le soutien à la riposte que l’on annonce titanesque des Etats-Unis, les autorités algériennes se réjouissent en bémol d’être enfin «comprises» maintenant que les maîtres du monde ont goûté à la fureur meurtrière de «l’internationale islamiste». Elles sont conscientes que l’opinion populaire nationale, celle qui subit dans sa chaire l’aveuglement assassin de la rébellion islamiste en Algérie, ne comprendrait pas que l’on affiche une compassion agissante à l’égard de Washington, largement assimilé à un bourreau des peuples du monde «non civilisé».

Il n’en demeure pas moins que l’aubaine est gigantesque pour les maîtres de l’Algérie de retourner la nouvelle situation politique en leur faveur.

La pression éthique internationale pour tenter de faire respecter les droits humains et les libertés fondamentales sous nos contrées menace en effet de brutalement s’effacer.

Après tout, dans le monde arabe, les atteintes aux droits de l’homme touchent pour bonne partie les mouvements islamistes, même si au passage les véritables expressions démocratiques en pâtissent, comme c’est le cas par exemple en Tunisie et en Egypte. Peut-on encore poursuivre les généraux algériens pour avoir mené une «sale guerre» à la rébellion islamiste lorsque «le monde civilisé» s’apprête à en livrer une autre «totale et sans limite» à travers la planète entière ? Non seulement les dirigeants algériens et arabes – l’Egypte vit sous l’état d’urgence depuis 20 ans – sont désormais certains d’être compris pour leurs méthodes liberticides et illégales de lutte contre leurs terrorismes et leurs oppositions pacifiques, mais ils s’attendent légitimement à être confortés dans leurs options les plus alarmantes pour les droits humains et la vie citoyenne.

Cette nouvelle perspective de «connivence améliorée» avec «les maîtres du monde» pour les dirigeants arabes est naturellement encore plus salutaire pour les dirigeants algériens, autour desquels l’étau se resserrait lentement ces dernières années au sujet de leurs responsabilités dans les affaires de disparitions massives, d’exécutions sommaires, de tortures et de non-assistance à population en danger de mort lors des grands massacres.

Si les officiels algériens gardent, somme toute, un profil plutôt bas dans un contexte où ils pourraient jubiler moins discrètement de cette «réhabilitation de fait», c’est une fois de plus parce que le porte-à-faux avec les sentiments profonds de la grande majorité des Algériens interdit d’afficher une vassalité assumée à l’égard des Etats-Unis et du monde occidental. Ce malaise à l’égard de leurs opinions, relativement secondaire compte tenu des dividendes politiques colossaux que procure le choc du 11 septembre aux régimes autoritaires arabes, les pousse à la retenue verbale. Mais à l’heure de «la riposte américaine», il ne fait aucun doute que, pour la plupart d’entre eux, ils se précipiteront pour mériter cette nouvelle côte d’amour que leur vaut leur statut d’ultime digue contre «la déferlante islamiste». Qu’en sera-t-il alors de l’Algérie ? En avance sur le reste du monde arabe dans le domaine de l’autonomisation de la société civile et dans son expression plurielle, le pays connaît déjà, à travers quelques quotidiens nationaux de gros tirage, le point de vue des va-t-en-guerre. Comme en 1991-1992, lorsqu’ils ont appelé à l’interruption du processus électoral, ils évoquent tout haut ce que le noyau dur du pouvoir esquisse à peine en hypothèse. Les titres qui applaudissent à l’avance à la guerre que vient de déclarer Washington au terrorisme dans le monde franchissent allègrement un Rubicon en rapportant – à peine sans s’en réjouir – les intentions des Américains «de frapper des bases terroristes en Algérie». Le démon récurrent de l’éradication physique totale et définitive de l’islamisme radical s’est brutalement réveillé dans un contexte mondial nettement plus enhardissant. L’éradication s’est trouvée son internationale en un temps éclair. La situation psychologique a basculé à la vitesse vertigineuse de l’effondrement des twins de World Trade Center. Rendant permissifs les non-dits d’hier. Ceux qui luttaient, dans des tranchées défensives, contre l’intervention étrangère d’une commission d’enquête internationale sur les atteintes des droits de l’homme en Algérie, évoquent donc sans sourciller la possibilité d’une frappe américaine sur le sol algérien… contre le terrorisme islamiste. La tentation irrationnelle d’en finir avec la guérilla islamiste par le recours magique à la force suprême des maîtres du monde a été plus forte que l’absurdité intégrale d’un tel scénario. C’est peu rassurant pour l’avenir civique de ce pays. Les réalignements politiques engagés à l’occasion de l’insurrection de la jeunesse kabyle menacent déjà de se figer sous le retour fulgurant des réflexes sectaires de la priorité au tout anti-islamiste.

Israël, en accentuant impunément la répression anti-palestinienne, et les régimes arabes en se trouvant confortés par l’Occident dans leur vocation antidémocratique, tirent, à court terme, profit des attentats du 11 septembre. A moyen terme, c’est une autre affaire.

Le recul du sentiment anti-américain dans le monde arabo-musulman passe en priorité par une solution équitable de la question nationale palestinienne, et la marginalisation des mouvements islamistes extrémistes dans les pays musulmans passe tout autant par l’émergence en leur sein de vrais Etats démocratiques. Toutes les guerres déclarées par l’Amérique n’y changeront rien.