Inquiétude et amertume en Algérie

Inquiétude et amertume en Algérie

ALGER correspondance, Le Monde, 14 septembre 2001

« Apocalypse. » Ce mot revient sans cesse dans les journaux et les conversations en Algérie pour qualifier le mardi noir de l’Amérique. Chaque soir, les gens désertent les rues pour rentrer chez eux suivre les informations télévisées, tandis que, pendant la journée, les cafés disposant de téléviseurs sont pris d’assaut. Si tout le monde ici est stupéfait par l’ampleur du coup porté à la plus grande puissance mondiale, les commentaires des chaînes de télévision françaises, très regardées en Algérie, alimentent aussi les conversations. Certains y voient « un délire anti-arabe et antimusulman », tandis que d’autres s’inquiètent des jours à venir, se demandant « quel pays sera choisi par George W. Bush comme victime expiatoire ».

L’homme de la rue est ambigu dans ses réactions à l’égard du drame que vit l’Amérique, en dépit de la position officielle – une très ferme condamnation de l’opération. L’un parle de « fiction cinématographique », tandis que l’autre affirme que « ce travail a été trop bien fait pour être l’œuvre d’un Arabe ». Une réflexion qui ne se veut pas de l’autodénigrement mais du réalisme.

HANTISE DE L’ATTENTAT À LA BOMBE

Plus amers, un certain nombre d’Algériens mesurent la tragédie américaine à l’aune de leur propre tragédie : dix ans de terrorisme et de violence, plus de 150 000 morts, et, de nouveau depuis la fin août à Alger, la hantise de l’attentat à la bombe ou de la rafale aveugle d’une kalachnikov.

« Nous, on tombe comme des mouches depuis des années, et ça n’émeut personne, souligne un enseignant. Alors, pourquoi serions-nous anéantis par ce qui se passe aux Etats-Unis ? » De son côté, un commerçant résume en ces termes le sentiment général plus ou moins avoué : « Que Dieu me pardonne de penser ainsi, mais je trouve que l’Amérique avait besoin d’éprouver la douleur de ceux qui se font bombarder avec son aide. Cela fait des mois, sinon des années, que les Palestiniens se font tuer par des missiles tirés par des avions américains. Les Etats-Unis sont les complices d’Israël. »

Si la compassion à l’égard des Américains n’est pas absente, elle reste donc mesurée. La rue algérienne, comme le reste du monde arabe, est très sensibilisée à la question palestinienne et au sort de la mosquée d’Al Aqsa, à Jérusalem. Les chaînes de télévision par satellites arabes, à commencer par Al-Jazeera – très populaire, elle est basée à Qatar et diffuse l’information en continu -, informent en permanence et en temps réel de la situation dans les territoires occupés. L’immense majorité des Algériens reprochent aux Etats-Unis de soutenir aveuglément Israël, d’où leur ressentiment et même leur anti-américanisme latent. Ce sentiment d’injustice est aggravé par la question de l’Irak et du calvaire de sa population, dont les Algériens rendent les Etats-Unis responsables.

A tout cela s’ajoute une forme de crainte résignée à propos des réflexes en Occident : « Ils sont déjà en train d’accuser Ben Laden, ils vont en faire le héros absolu des jeunes musulmans dans le monde arabe… », dit-on ici ou là. Va-t-on, en outre, découvrir, un jour prochain, que des ressortissants algériens sont mêlés à l’opération du mardi noir ? « Ce serait le coup fatal, soupire un universitaire, candidat à l’exil. Nous sommes déjà mal vus dans le monde entier. L’Europe et les autres pays vont se fermer encore davantage, et nous, nous resterons plus seuls que jamais, considérés comme des pestiférés. »