Le marathon de Chirac au Maghreb
Le marathon de Chirac au Maghreb
A Tunis, Alger et Rabat, il a évité les sujets épineux: corruption et droits de l’homme.
Par José Garçon, Libération, 3 décembre 2001
«Chirac mène campagne pour deux élections: la sienne et celle de Ben Ali.»
Un défenseur tunisien des droits de l’homme
Trois capitales en trente-six heures et une nuit: c’est au pas de charge que Jacques Chirac a rendu visite, samedi et dimanche, aux «pays francophones et amis» du Maghreb, consacrant trois heures à la Tunisie, cinq à l’Algérie et le reste au Maroc. Mais l’étape algéroise a fait voler en éclats le subtil dosage diplomatique imaginé par Paris pour ne vexer personne. Un passage éclair dans le quartier de Bab el-Oued, ravagé par des inondations sans précédent (lire ci-dessous), a suffi pour qu’Alger souffle la vedette à ses voisins. «Ce succès, remarquait un journaliste algérien, a cependant un goût amer pour les autorités algériennes, car l’accueil chaleureux réservé au président français leur a permis de mesurer leur rupture avec la population qui leur réserve au pire des pierres, au mieux une hostilité glacée.»
Le passage à Alger était de toute façon le moment le plus attendu du marathon de Chirac. Aucun président français n’y était venu depuis Mitterrand en 1989. Et Chirac, comme Jospin, faisait la sourde oreille aux demandes répétées des Algériens. Comme si ni l’un ni l’autre n’étaient pressés de s’afficher aux côtés d’un régime autoritaire et corrompu, considéré comme la cause, et non la solution, du conflit qui ensanglante le pays depuis dix ans.
Fermer les yeux. Mais le 11 septembre est passé par là. Et, nécessité oblige d’impliquer les pays arabo-musulmans dans la coalition antiterroriste, Paris, comme les autres capitales occidentales, a plus que jamais tendance à fermer les yeux sur les questions qui empoisonnent ses relations avec les pays de la région: droits de l’homme et corruption des régimes en place… C’est sans doute l’un des principaux enseignements de la tournée que Chirac a achevée hier au Maroc, seul pays de la zone à prendre le chemin d’une réelle libéralisation en dépit de quelques «ratés».
Certes, le voyage du chef de l’Etat visait officiellement à «prendre le pouls» des états du Maghreb sur la crise afghane et la poursuite de la lutte antiterroriste. Ces derniers sont en effet très préoccupés de la suite des opérations. Même si jusqu’ici les «rues» d’Alger, de Tunis et de Rabat ne se sont pas enflammées «contre les frappes américaines» et en faveur de Ben Laden, quelle que soit la sympathie nourrie spontanément à l’égard de celui qui «venge l’Islam», une extension de la guerre à l’Irak serait de nature à faire basculer leurs opinions publiques.
Urgence. Zine ben Ali, Abdelaziz Bouteflika et le roi Mohammed VI l’ont tous répété à Chirac, qui leur a assuré que «cela n’était pas à l’ordre du jour». De même ont-ils insisté sur l’urgence d’une solution au Proche-Orient, le conflit palestino-israélien favorisant l’islamisme radical et mobilisant infiniment plus les foules que le lointain Afghanistan. Ce conflit a d’ailleurs rattrapé tragiquement le président français, hier à Rabat, où il a réitéré son appel «à se retrouver autour d’une table pour la paix, car il n’y a pas d’autres solutions» (lire page 5).
Relance. Pour autant, cette tournée éclair aura marqué avant tout une relance des relations de la France, non seulement avec Alger, mais avec Tunis, où les affaires de droits de l’homme empoisonnaient le climat. Ce qui n’est évidemment pas le cas du Maroc, où la longueur des entretiens en tête à tête avec Mohammed VI aura, à elle seule, illustré l’intimité des rapports avec Paris. Sans parler d’une évolution remarquée de Chirac vers la thèse marocaine sur le Sahara-Occidental, qu’il a, pour la première fois, qualifié de «province du Sud». Au-delà, la caution sans ambiguïté apportée à deux régimes contestés – Tunis et Alger – montre que toutes les bouderies sont oubliées. Exprimant son «estime et son amitié» à Ben Ali, il a en effet salué «la lutte remarquable de la Tunisie contre l’intégrisme religieux» et son «étonnant succès économique et social». Quant à l’Algérie, elle s’est vue consacrée «pivot du Maghreb», sa relation avec la France étant «privilégiée».
«Cette attitude est incontestablement du goût de ses interlocuteurs algérien et tunisien, remarquait hier un défenseur des droits de l’homme. Mais elle éloigne aussi de l’indispensable analyse des causes profondes du terrorisme que sont la pauvreté et l’absence totale de liberté.»
La satisfaction évidente du Président, qui a rappelé à chacune de ses étapes la nécessité de «ne pas faire l’amalgame entre islam et terrorisme», et de favoriser «le dialogue des cultures», suggère que sa préoccupation essentielle n’est peut-être pas là.
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Le Président redonne le sourire à Bab el-Oued
Le quartier sinistré d’Alger, qui avait hué Bouteflika,a acclamé la visite de Chirac.
Alger envoyée spéciale, José Garçon, Libération, 3 décembre 2001
Une fois, dix fois, Jacques Chirac entraîne Abdelaziz Bouteflika vers la foule massée derrière les barrières. Mais c’est lui qui, dans un bain de foule comme il les affectionne, serre les mains tendues, lui qui embrasse les enfants, après que la partie française eut insisté pour que les services de sécurité algériens ne «contiennent» pas les gens trop loin. Lui que les habitants de Bab el-Oued veulent saluer, lui qui précipite un gosse dans les bras du président algérien. «Chirac, Chirac!», crie la foule dans une cohue indescriptible, quand rares sont ceux qui acclament Bouteflika.
Campagne électorale. Trois semaines après les inondations qui ont ravagé ce quartier populaire d’Alger, faisant au moins 752 morts, les deux chefs d’Etat ont trouvé le moyen de donner l’apparence d’une visite officielle à l’étape algéroise d’une tournée maghrébine. L’occasion pour Jacques Chirac de mener tambours battants à Bab el-Oued une campagne électorale s’adressant aux millions de Maghrébins susceptibles de voter en France. L’événement s’est en effet joué ici, sur trois cents mètres de ruelles défoncées, parcourus à pied par Bouteflika et son homologue français.
Spontanéité. Si des banderoles impeccables – «Aussaresses = GIA = Ben Laden» – suggèrent une préparation très «encadrée», le nombre de petits drapeaux algériens et français et les applaudissements témoignent de la spontanéité des habitants. Après que l’incurie des autorités a provoqué leur colère, beaucoup sont visiblement touchés de voir un «officiel», fût-il étranger, s’intéresser à leur sort. Qui plus est, en promettant équipements médicaux et aide pour la réhabilitation des logements.
Trois quarts d’heure durant ce dimanche, Bab el-Oued a donc souri. Mais l’atmosphère bon enfant, le soleil, les trottoirs repeints pour l’occasion et les rues déblayées à quelques mètres de montagnes de boue séchée, ne l’empêchent pas de crier sa détresse. Les jeunes chantent: «Aatina visas, Aatina visas» (donne-nous des visas!) et «Bab el-Oued chouada», la chanson des «martyrs» des émeutes d’octobre 1988, dont la répression fit 500 morts. A moins qu’ils scandent: «C’est la misère… miseria, miseria.»
Sans quolibets. Jacques Chirac, lui, aura réussi un tour de force: avoir fait accepter, sans quolibets, la présence d’un aréopage de ministres et autres dignitaires algériens dans ce quartier considéré comme l’un des plus «chauds» de la capitale pendant la «sale guerre». Trois semaines plus tôt, Abdelaziz Bouteflika s’y était fait recevoir par des pierres.
Lire aussi: Jacques Chirac : quelques vérités qui déplaisent (Quotidien d’Oran, 06.12.01)