La rhétorique de la terreur
La rhétorique de la terreur
Moussa Ait-Embarek
Extrait du livre: L’Algérie en murmure, Un cahier sur la torture, Hoggar, 1996
« Ce ne sont pas les yeux qui s’aveuglent, en vérité;
mais ce sont les cours, dans les poitrines,
qui s’aveuglent. »
Coran, XXII: 46
Introduction
Toute lecture des témoignages de tortures rapportés dans ce cahier ne peut éviter de s’arrêter devant la frappante distance qui existe entre les tortionnaires et les suppliciés. La douleur est infiniment présente pour le supplicié tandis que pour le tortionnaire qui s’approprie les attributs de cette souffrance mais la dénie, elle est absente. Pour l’homme ou la femme que l’on torture, le corps et la douleur sont d’une présence écrasante alors que le moi, la voix et le monde sont absents. Pour le tortionnaire, cette ontologie est inversée. Cette distance est en outre antinomie, du point de vue du rapport social, et exclusion sur le plan moral.
La distance du tortionnaire (son « aveuglement », sa « surdité », moraux et spirituels, pour utiliser ici des termes coraniques) n’est pas simplement le prérequis ou le produit de son pouvoir. Elle est aussi son pouvoir.
L’objet d’attention de ce chapitre, c’est précisément l’analyse e certains aspects de cette distance.
On dit que la torture est l’expérience physique du mensonge. Ici la distance sera analysée comme l’expérience mentale d’une propagande. En particulier, cette discussion se limitera à l’analyse de certains discours dominants et courants sur le mouvement islamique. Ces discours déshumanisants et assourdissants sont des thèmes connus du concert médiatique et littéraire islamophobe de langue française en Algérie. Portés, propagés, répétés, argumentés et illustrés par les médias lourds et légers du pouvoir, et par la presse de certaines phalanges des oligarchies médiatiques en France, ces discours attisent une atmosphère surréelle de peur, qui anesthésie l’esprit critique, étouffe la conscience, amoindrit le sens de la responsabilité. Elle corrompt la solidarité humaine et organise la complicité; elle creuse la distance.
De façon caractéristique, la pertinence du contenu de ces discours avec la pratique de la torture est indiquée par de nombreuses études (1) qui illustrent et démontrent que la différentiation sociale aiguë, la dévalorisation humaine et l’exclusion morale précèdent généralement la mise en action de complexes de torture d’ensembles humains victimisés. Ces études suggèrent aussi que la nature et l’intensité des différenciation-dévaluation-exclusion sont en rapport avec la férocité des tortures. Seules l’antinomie sociale, la dévaluation humaine et l’exclusion morale rendent possible l’institution, l’application et la non-dénonciation de la torture. Car pour commanditer, pour torturer, pour se taire et en profiter, il faut au préalable expulser la victime du genre humain, l’exclure de l’univers moral, afin de se désengager de sa souffrance. Sinon, ses yeux humains font trop peur.
Les documents utilisés pour l’analyse de ces discours sont des textes journalistiques ou littéraires en langue française, publiés par des auteurs algériens, pour la plus grande part mais pas exclusivement, juste avant (et depuis) le coup d’État du 11 janvier 1992. L’inventaire des principales configurations rhétoriques étroitement liées à la répression de la junte militaire algérienne (dans sa forme, son contenu, sa justification, sa rationalisation et dans ses objectifs politiques) comprend, entre autres, la rhétorique de démonisation, le discours de négation, la rhétorique du bestiaire et le discours de la pathologie (2).
La présentation de l’analyse de chacun de ces discours est exposée sous deux modes de lecture:
1-une lecture directe, qui consiste à exposer ces discours et à inventorier les référents clefs qu’ils désignent. Considérant ces discours comme action, constitutive d’une réalité culturelle, qui légitimise et organise des modes d’intervention sur ces référents considérés en tant qu’autre, cette lecture directe expose aussi les différentes positions morales qu’ils engagent et propagent, ainsi que les relations de puissance particulières qu’ils traduisent et produisent.
2- une lecture en rétrovision, qui consiste à exposer ce que ces discours révèlent sur leurs sources, ainsi que le contexte culturel et historique dans lequel ils s’ancrent. Cette lecture en sens inverse montre, en exhibant les relations de filiation et d’analogie, que ces discours ne sont qu’une réplique calquée de la représentation française de l’Islam et des musulmans. À cette lecture s’ajoutera une brève explication du processus de dévolution par lequel l’élite algérienne islamophobe récupère la violence symbolique française pour fustiger d' »autres » Algériens. En somme, cette lecture démontrera que ces discours sont primordialement ceux du neo-colonialisme et de l’aliénation.
La démonisation
Le discours démonisateur est un processus d’élaboration symbolique qui objective l’esprit du mal, le ghoul, dans d’autres êtres humains. Le dénominateur commun des représentations de ce ghoul qui hante les textes journalistiques et littéraires algériens est l’image d’un « barbu » hideux, un revenant du « Moyen Age », « fanatique, « inculte », « fruste » et « violent ». C’est aussi le « frérot », le « voyou de l’Islam », le barbare en général et l’intégriste (3) en particulier », le « fondamentaliste » (4), l' »extrémiste », le « maximaliste » et le « fasciste », menaçant la paix sociale. Avec ses « frères » de l »‘internationale intégriste », il complote pour faire advenir le règne de l' »empire du mal ». L’Algérie et le Maghreb font face au « péril vert ».
Après le coup d’Etat du 11 janvier 1992, l’expertise démonologique reproduit ce ghoul, entre autres, en « nazi », « terroriste » et en « khmer vert ».
On nomme, dénomme, surnomme avec toute une mosaïque terminologique qui amoncelle et actionne une multitude de peurs, qui amalgame une multitude de péchés. Dans cette guerre de la représentation, les bureaucrates de l’épouvante ne s’embarrassent guère de cohérence. Mais il reste que l’image dominante, qui se sédimente à partir de ce discours, est celle de dangereux fanatiques soudainement surgis de nulle part ou du désert. D’un côté, ils sont menaçants; de l’autre, leurs victimes semblent silencieuses.
Que visent ces désignations (5) qui déshumanisent les hommes qui les portent, en les vidant de leur substance pour les reconstruire en épouvantails et en démons ?
La rhétorique déployée ici est une tactique d’exclusion symbolique qui s’appuie sur la peur, l’horreur et la répudiation obsessionnelle de l’autre. La reproduction de ces images et la récurrence de ces nominations, entretenues et argumentées sans relâche par la plupart des médias algériens d’expression française, en particulier après l’émergence du FIS sur la scène politique, ont servi – et servent toujours – des objectifs psychologiques et politiques évidents de domination.
La fabrication et l’implantation de ces figures sociales de la peur et de la diablerie dans l’imaginaire collectif visent, politiquement, le « containment » du mouvement islamique ainsi que la confirmation de la légitimité de l’ordre établi comme rempart à la menace, comme conjuration ultime de l’angoisse collective induite. Cette rhétorique de la démonisation s’attache aussi à rationaliser la répression avant son activation, et à la justifier pendant et après celle-ci. On fabrique donc l’altérité, ici sous une forme démoniaque, afin de dénier sa légitimité et pour afficher, sous la forme d’un impératif moral, l’urgence de son éradication.
Les entrepreneurs de la répression agitent ces créatures de l’effroi islamique aux bouts de leurs bâtons médiatiques, car la peur embrigade les bonnes consciences par un processus de restructuration morale ou, la frayeur étant devenue la seule réalité tangible, l’Autre perd son humanité puisqu’il est épouvante, en tant que porteur d’angoisse. Elle engage le processus de culpabilisation: « J’ai peur de toi, donc tu es coupable ».
Dans ses réflexions sur les racines spirituelles et éthiques de l’acceptation de la torture, Fuchs (6) indique:
» C’est la peur qui, très souvent, autorise globalement le recours à la torture. L’autre ‘fait’ peur, littéralement il la crée, la nourrit jusqu’au point de perdre aux yeux de ceux qui ont peur toute humanité réelle. On a alors la possibilité, on a le droit de le réduire à ce qu’il est déjà fantasmatiquement: un non-homme, un objet porteur d’un signe maléfique, puisque créateur de la peur ( …)
Cette peur d’autrui s’exprime pleinement dans la torture. L’autre est réduit â l’impuissance, il est entre nos mains. Et pourtant cela ne suffit pas encore: il faut aller plus loin, Jusqu’à extirper de lui cette image qu’il porte (et dont, bien entendu, nous sommes responsables). La recherche par la torture du secret, du renseignement, n’est que le signe de cette quête plus absolue, celle de l’image cachée de nos peurs. «
La conversion de la démonisation du mouvement islamique en capital politique et sécuritaire domestique n’a bien sur rien d’original. L’évocation du « péril vert », de « l’empire du mal » et de l' »internationale intégriste », expressions puisées de façon patente dans le vocabulaire occidental de diabolisation du communisme, rappelle d’autres instrumentalisations de l’angoisse comme technique de contrôle dans la manipulation de l’ordre socio-politique, phénomène récurrent dans l’histoire de l’Occident (7). En France, même le discours politique de la peur fut utilisé comme épouvantail contre-révolutionnaire dans le renversement de la Deuxième république (La Grande peur). L’Allemagne, l’Italie et l’Espagne feront de même l’expérience des grandes peurs sociales, comme d’ailleurs aussi la bourgeoisie anglaise apeurée par le jacobinisme révolutionnaire. La rhétorique de l’hystérie se manifestera également dans l’Amérique de McCarthy lors de la chasse faite aux libéraux pour exorciser le péril rouge des « commies » (8).
Mais la junte algérienne n’instrumentalise pas le discours de démonisation du mouvement islamique seulement pour un contrôle politique et sécuritaire domestique. La diplomatie algérienne se fait maintenant connaître à l’extérieur par sa nouvelle vocation à marchander avec la peur, à se construire l’image de marque du dernier rempart contre le déluge islamique. Ces diplomates qui bradent aujourd’hui les intérêts de leur pays tirent profit, pour se cramponner à leur pouvoir illégitime, de la même politique coloniale contre laquelle ils se mettaient en garde hier: « La peur de l’ennemi intérieur crée un vide où s’engouffre l’ennemi extérieur. »
Il faut dire que l’import-export de la « peur verte » devient politiquement lucratif dans un ordre mondial où l’Islam est de plus en plus désigné comme la nouvelle menace globale. Les appels croissants à la croisade politique contre le « péril vert », le nouvel « ennemi total » (9), tendent à construire une altérité-butoir contre laquelle on consolide l’Europe, minimise les conflits entre les blocs capitalistes, et avec laquelle on justifie les nouvelles dépenses militaires pour se préparer aux guerres « régionales ». Quelques exemples: Fukuyama, l’idéologue de la « fin de l’histoire« , affirmait que « la révolution a Moscou a prouvé ma thèse: il n’y a plus qu’un seul concept de légitimité pour le monde développé, et c’est le libéralisme démocratique et orienté vers le marché libre… Le monde sera dorénavant divisé selon des lignes différentes, le tiers monde et le monde islamique devenant le principal axe de conflit. » (10) Samuel Huntington, lui, appelle à un sursaut politique et militaire de l’Occident pour résister, en particulier, à l’Islam et au Confucianisme: il faut « limiter l’expansion de la puissance militaire des Etats confucéens et islamiques, stopper la réduction de la capacité militaire de l’Occident, et maintenir la supériorité militaire occidentale en Asie orientale et sud-orientale. […] L’Occident doit conserver une puissance militaire et économique suffisante pour protéger ses intérëts vis-à-vis de ces civilisations non-occidentales. » (11) Le gènèral Helmut Willman, chef de l’Eurocorps, affirmait l’an dernier qu’ « il est absolument clair que l’axe de la menace contre l’Europe s’est déplacé vers le sud. » (12) Cette année Willy Claes, secrétaire général de l’OTAN, a fustigé le « fondamentalisme islamique » plusieurs fois, notamment en déclarant que « le fondamentalisme islamique est aussi dangereux pour l’Occident que l’a été le communisme . Le président sioniste Chaim Herzog lui aussi qualifiait récemment ce « fondamentalisme islamique » de « plus grand danger pour le monde libre aujourd’hui » (l3)
Mais au delà de ce compte rendu de la gestion politique et sécuritaire de la menace intégriste par le régime algérien, il y a maintenant lieu d’explorer la nature du langage et des images de démonisation du mouvement islamique, les lire en sens inverse pour y pénétrer les schémas culturels qui les ont forgés. Cette représentation démonisante du mouvement islamique reflète-t-elle les profondeurs culturelles de notre peuple ? Dans quels contextes historique et culturel ce discours de démonisation est-il enraciné ?
D’un point de vue descriptif, il crève les yeux que ce discours fait intervenir des représentations qui forment une réplique calquée de l’image de l’Islam en France en particulier, et en Occident en général, et qui ont leur raison d’être dans les profondeurs de l’histoire et de la culture de l’Europe. Car l’image de l’Islam qui habite la mémoire collective de l’Occident est aussi celle d’une religion « étrange, violente, intolérante et fataliste ». C’est la religion du « jihad, du fanatisme, du terrorisme, celle qui opprime les femmes par le hijab et la polygamie ». Après la révolution islamique en Iran, l’image du musulman s’est muée pour passer du cheikh du pétrole obèse (années 70) cherchant à corrompre l’Occident, à celle du fou d’Allah médiéval, de retour, mais modernisé et mécanisé cette fois, brandissant une mitraillette au lieu du sabre. En Europe, pour la droite, l’Islam c’est la barbarie, pour la gauche, c’est une théocratie médiévale et pour le centre, un exotisme dégoûtant.
D’un point de vue analytique, il faudrait faire la genèse de cette image, et déchiffrer les facteurs culturels et historiques qui ont façonné la conscience culturelle occidentale qui l’a élaborée. Selon Garaudy (l4), l’Occident développe un dédain des races, cultures et religions non-occidentales depuis un mythe de supériorité raciale et culturelle. Bien qu’enrichissant substantiellement la culture et la civilisation universelles, les traditions gréco-romaines et judéo-chrétiennes partagent le mème stigmate: l’attitude envers l’Autre. Le non-Grec ou le non-citoyen de Rome sont le barbare, Ie Juif est l’élu de Dieu et l’Eglise chrétienne est l’héritière de cette élection. Ce facteur culturel est cependant insuffisant pour expliquer pourquoi le monde musulman, parmi d’autres mondes, a été désigné pour une hostilité et une invective plus prononcées.
Il est généralement reconnu, dans les études sur les étapes de la formation de l’image européenne de l’Islam (15), que le traumatisme particulier qui a donné naissance à l’inimitié fondamentale de l’Occident envers le monde de l’Islam remonte au VIIe siècle. A cette époque, pour l’esprit chrétien, le monde civilisé est occupé par l’empire romain, la gloire du Christianisme, une réalité immuable: le Christianisme est l’unique vérité, la seule possible. Brusquement, en deux décennies, l’empire romain va s’effondrer; la certitude va être ravie. C’est ce vécu traumatisant, profondément ancré dans la psyché occidentale, avec lequel l’Islam entre dans la conscience chrétienne, qui dès lors va modeler la nature même du discours de l’Occident sur le monde de l’Islam. Durant la phase médiévale, l’Eglise chrétienne, atterrée, se sentant assiégée, déclenchera une propagande – afin de protéger les esprits chrétiens de l’apostasie, compenser le complexe d’infériorité face à une civilisation plus avancée et galvaniser les croisés – qui définira les thèmes dominant le rapport de l’Occident avec l’Islam . L’imaginaire européen voit alors l’Islam comme une imposture et une perversion délibérée de la Vérité, par contraste avec le Christianisme qui est l’expression pure et authentique de la vérité divine: il considère le Prophète Mohammed (s) comme l’Antéchrist par opposition à Jésus (s), le Christ. Il perçoit l’Islam comme la religion de l’épée et de la violence à l’inverse du Christianisme, religion de paix se répandant par la persuasion: il se représente l’Islam comme une religion inférieure, mondaine et permissive en matière sexuelle (mariage et polygamie), aux antipodes du Christianisme, religion d’ascétisme mortifiant les désirs charnels. En se définissant par opposition à l’Islam , l’Europe déprécie l’influence de l’Islam et exagère sa dépendance à l’héritage gréco-romain qui marquera sa Renaissance. Cette image de l’Islam a donc une profonde signification pour l’identité de l’Europe.
Durant la phase coloniale, la diabolisation de l’Islam et des musulmans est réinvestie d’une vie nouvelle pour servir d’alibi moral à l’embrigadement des masses dans l’entreprise de colonisation. On réactive l’instinct atavique qui puise ses représentations dans la mémoire collective des croisades.
Ainsi, le discours colonial français de l’Islam-épouvante représente le musulman comme une entité de violence irrationnelle et imprévisible:
« Toutes ces révoltes ont la même origine: c’est un ambitieux ou un névrosé qui, par ses prédications, fanatise ses coreligionnaires et les lance contre l’infidèle […] Ce sont des coups de folie mystique, des explosions soudaines de fanatisme, de brusques orages contre toute attente par un ciel clair… »(l6)
Autre exemple, le Français Emerit se représente le musulman d’Algérie et ses mours en ces termes démonisants:
« […] l’homme, là où le sol est habitable, se montre presque partout déshérite d’intelligence et de bonheur: la bête féroce, moins misérable que lui, ne fuit pas sa présence et son voisinage: il est contraint de disputer aux monstres, dont il se rapproche par ses mours et dont il est souvent la proie, ce recoin où s’écoule au milieu des angoisses sa vie incessamment menacée […] » (17)
Au début de la phase post-coloniale, avec la Oumma disloquée, quasi-impotente politiquement, économiquement et culturellement, devenue un fond sur lequel se joue l’histoire de l’Europe, I’Occident semble exorciser sa peur de l’Islam , modérer son hostilité. Mais comme on le verra lors du réajustement des prix du pétrole, du choc de la révolution islamique en Iran et, depuis, à chaque remise en cause de l’hégémonie culturelle, économique et politique occidentale par des musulmans, les stéréotypes de la peur et du dédain sont réactivés, le traumatisme originel est revécu. L’Islam , n’étant donc débattu publiquement qu’à l’occasion des crises politiques, éprouvé qu’à travers des informations traumatisantes, est perçu comme ne pouvant être que pour ou contre l’Occident. La psychologie des croisades refait surface: le meilleur du monde occidental est constamment contrasté au pire du monde musulman, I’Occident se sent ontologiquement innocent et considère le monde de l’Islam ontologiquement coupable. L’Islam est inévitablement une menace pour la civilisation occidentale, un dernier défi au Christianisme. Comme l’explique Muhammad Asad,
« Les croisades furent décisives car elles eurent lieu à l’enfance de l’Europe, à un moment où ses traits culturels particuliers s’affirmaient, sa conscience culturelle se modelait. Pour les nations, comme pour l’individu, les impressions traumatisantes d’une enfance persistent, consciemment ou dans le subconscient, plus tard dans la vie. Elles sont si profondément gravées qu’elles ne peuvent être effacées. avec difficulté et jamais totalement. que par les expériences intellectuelles plus réfléchies et moins émotionnelles d’un âge plus avancé. » (18)
La rhétorique de démonisation de l’Islam et des musulmans puisant donc son idiome et ses images dans la conscience culturelle et historique de l’Europe en général, et dans la mythologie coloniale d’une Algérie française en particulier, comment rendre compte du fait que des Algériens fustigent d’autres Algériens avec ce même discours ? Comment l’image occidentale de l’Islam s’est-elle transfusée dans notre conscience ?
En bref, le processus de dévolution de cette violence symbolique de l’imaginaire occidental en général, français en particulier, à la conscience algérienne, s’imbrique dans la courroie de transmission (19) par laquelle la violence structurelle dans l’ordre international se diffuse au niveau national. Bien qu’elle se soit manifestée depuis l’indépendance, de façon restreinte et latente dans une certaine élite, ce n’est pas un hasard si cette offensive culturelle, aliénée (20) et aliénante, coïncide avec:
1. la consolidation de la mafia économico-financière et la répression de la junte militaire à l’intérieur;
2. l’annexion de notre économie et la vassalisation du régime par l’extérieur.
Cette attaque verbale contre l’Islam – fondement de notre identité et prérequis indispensable à notre autonomie culturelle, économique et politique – se conjugue avec le versant économique et politique. Le langage étant aussi dépôt de pouvoir sédimenté, ce discours de diabolisation anti-islamique fait agir dans les esprits des structures de sens qui canalisent les idées et les actions de façon à faire de l’espace pour la pénétration économique, politique et culturelle par l’extérieur (la France en particulier) et afin de renforcer, à l’intérieur, l’assise des concessionnaires algériens de cette pénétration.
Ces Algériens, qui se font les concessionnaires de la diabolisation française de l’Islam , à l’instar des concessionnaires économiques et des vassaux politiques de la France, tentent d’asseoir leur domination à l’intérieur en même temps qu’ils subissent eux-mêmes la domination étrangère. Mais, ignorant l’Islam et la culture politique islamique, incapable de maîtriser la symbolique traditionnelle, incapable d’élaborer d’autres valeurs lui permettant de diriger les autres couches de la sociétè algérienne, cette classe d’intermédiaires n’est en mesure que de récupérer la violence symbolique de la France, au même titre qu’elle ne sait que mimer ses systèmes politique et économique. L’offensive culturelle française contre l’Islam est la seule symbolique que cette classe de concessionnaires maîtrise.
Ndamba (2l), dans ses réflexions sur cette problématique en Afrique, qualifie ce type de domination intra-nationale d’autocolonisation et ce genre d’aliénation d’autoaliénation. Il indique que cette couche de la société domine et aliène les autres sans pouvoir concevoir les schémas propres qui lui permettraient de régner en se libérant de la tutelle étrangère, sans le maître colonial. Il suggère que
» Le probléme pour le pouvoir intérieur autochtone c’est qu’il ne se pose qu’en s’opposant au pouvoir étranger, du moins d’un point de vue de la théorie discursive. Mais pour cela, il ne peut utiliser la violence symbolique du système traditionnel parce que, d’une part il est incapable de domestiquer l’imaginaire collectif traditionnel: d’autre part le système traditionnel mettrait les éléments de cette couche dominante sur le même pied que le reste de la population. c’est-à-dire sans un seul trait de supériorité. Pour eux, récupérer la violence symbolique du système traditionnel. c’est du coup s’exclure en tant que couche dominante. Les mécanismes d’aliénation les empêchant de produire, il ne leur reste plus qu’à récupérer et reproduire la violence symbolique du colonisateur et nier la violence symbolique traditionnelle. […] Le refus de la violence symbolique traditionnelle par la couche dirigeante (dite élite ou « intellectuelle ») est donc dû d’une part à sa méconnaissance et à l’incapacité de l’appréhender; d’autre part au fait que c’est la condition sine qua non pour dominer à partir de la violence symbolique occidentale qu’elle est la seule à maîtriser. C’est pourquoi, cette violence symbolique qui trouve sa plénitude et son résumé dans la langue constitue non pas les béquilles. mais les échasses qui permettent à la prétendue « élite » de marcher et de dominer.
On peut reformuler autrement la proposition et dire que si les intellectuels dirigeants se cramponnent tant à la langue occidentale (la langue française dans notre cas). ce n’est pas seulement par simple prestige: ce n’est pas non plus par le seul poids de la violence symbolique […], mais aussi et surtout par nécessité de se démarquer de la société pour la marquer de son pouvoir. «
Brièvement résumée, cette discussion sur le discours de démonisation du mouvement islamique entretenu par certains auteurs et médias algériens de langue française, dans le langage et les représentations qu’il fait intervenir, et comme instrument de contrôle politique et sécuritaire, récupère et parodie l’expérience culturelle, historique et politique française en particulier, et occidentale en général, de l’Islam .
À travers leur histoire, les musulmans d’Algérie n’ont eu peur ni de l’Islam , ni d’eux-mêmes. Ce discours est non seulement celui de l’aliénation par la peur mais aussi celui de la peur par l’aliénation.
La négation
Le discours de la négation implique une stratégie rhétorique où l’Autre est conçu comme absence, néant et comme mort (22). Il agit à la fois comme justification et comme une sorte d’effacement, déblayant un espace pour le déploiement du vouloir et du pouvoir des gestionnaires de l’ordre nèo-colonial.
Comme on le verra ci-dessous, ce discours suit de très près, dans la forme et dans le contenu, la rhétorique coloniale de la négation, qui a déniée toute revendication préalable par peuple algérien de son existence historique et culturelle, pour forcer un espace à l’expansion de l’entreprise et de l’imagination coloniales.
La rhétorique de la négation par l’absence, dans un grand nombre de textes journalistiques et littéraires algériens de langue française, déploie un discours où le mouvement islamique est représenté en termes d’absence d’ordre et d’esprit.
Négation par absence d’ordre
La constellation d’images de la négation par absence d’ordre fait intervenir l’incohérence, le désordre social et la turbulence associés à différentes formes de dégradation morale. Dans la rhétorique usuelle de ces médias, on évoque la nébuleuse islamiste et on argumente sur la « déferlante islamiste ». La victoire du FIS aux élections communales et législatives fut un « séisme », un « raz de marée » . Le premier tour des élections législatives est une « dérive nationale » . L’Algérie « ballote », son « avenir est en ballottage ». Quant aux électeurs, ils sont représentés en masse indistincte, en cohue. « L’intégrisme n’est pas le retour d’un peuple vers Dieu. C’est l’engagement d’une foule à laquelle on a tout refusé » (23). Rachid Kaci, dans un article (24) intitulé « Les masses, les masses, quel grand mot, disserte sur l’électorat:
» Les masses, les masses, quel grand mot ! C est une masse inerte, au sens physique. Pourtant on dit que le poids ne change pas. mais la masse si. Une masse, c’est tous ces jeunes qui ont grand besoin d’un psychiatre. «
Dans cette locution négatrice, « masse » désigne une certaine catégorie d’Algériens comme matière inanimée, en entités sans âmes. Cette représentation déshumanisante offre l’alibi moral qui abrège la conscience de la réalité d’un électorat humain, réduit ici en matière brute, malléable ( la masse change ), facile à remodeler par le traitement répressif qui va se déclencher.
Dans ce même numéro de L’Hebdo Libéré, titrant L’Urne fatale, Hadjira Mehannèche dans un reportage sur le vote des femmes compare les activités d’un bureau de vote à El-Biar à celles d’un autre à Bab El-Oued. Ici se couplent le désordre social et spatial. L’espace qu’occupe la « foule » c’est le chaos de la zone indigène; cet espace, Mehannèche l’oppose à l’ordre social et spatial de la zone civilisée . Elle écrit:
» D’abord dans la circonscription d’El-Biar où l’ordre et la bonne humeur furent de mise et la matinée entre croissants et chaud café s’annonça des plus paisibles […] Nous abordons quelques femmes à peine sorties des isoloirs: ‘Alors, le vote, ça a été ?’ « aucun problème. C’était très bien organisé […] ‘Peut-on savoir pour qui vous avez voté et pourquoi ?’ ‘Moi je ne suis pas pro-FLN mais plutôt anti-FIS. C’est ce qui fait que j’ai opté pour le premier. «
Mehannèche interroge ensuite une vieille femme. Elle poursuit son récit:
-‘Pardon l’Hadja, peut-on savoir pour qui est allée votre voix ?’
-‘FFS, je ne vois pas d’autre parti […]’, et paisiblement elle s’en va. «
Dans l’esprit de cette journaliste, ce monde est humainement et spatialement coupé de celui des Autres, le monde étrange de Bab El-Oued, occupé par une espèce différente. Mehannèche rapporte au lecteur:
« Fin d’après-midi, je descends à Bab El-Oued. Là, étrangement, un tout autre climat semble régner. D’abord, beaucoup de tumultes et de désordre […] (Jusqu’à quatre bureaux de vote dans une même salle déjà exiguë […]) Ensuite, des enfants agglutinés devant toute porte et qui recommandent à qui veut bien les écouter: ‘voti No 7, mais surtout l’occupation manifeste de la cour (dans cette aile soi-disant réservée aux femmes) par des hommes portant barbes et kamiss et qui d’un oil inquisiteur semblent surveiller toute allée et venue. »
Cette espèce ne se distingue pas seulement par le désordre humain et spatial. Les vieilles femmes d’EI-Biar, selon Mehannèche, savent voter; celles de Bab El-Oued sont analphabètes, les gosses les aident à voter. Une fois le vote fini, les femmes de Bab El-Oued ne s’en vont pas « paisiblement » comme à El-Biar; elles « démarrent ». Mehanneche nous rapporte:
« Je traîne encore un pas dans cette froide cour et j’écoute: Khalti Yamina. Khalti Farida […] Fatiha prend garde au gosse. Tout le monde est là. vous avez bien repris vos cartes ? Allez démarrez! «
Celui qui intime l’ordre de « démarrer » semble être le mythique homo islamicus car Mehannèche enchaîné:
« Et l’homme, visiblement content, son harem derrière lui, quitte triomphalement l’école. »
Cette rhétorique de l’ensauvagement social et spatial, avec laquelle une catégorie d’Algériens dénigre une autre. ne constitue pas un arsenal linguistique original, en discontinuité avec l’histoire coloniale de l’Algérie. Elle fait écho de manière frappante aux observations de Fanon (25) sur la violence coloniale. Il notait que
» la zone habitée par les colonisés n’est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s’opposent, mais non au service d’une unité supérieure. Régies par une logique aristotélicienne. elles obéissent au principe d’exclusion réciproque:
il n’y a pas de conciliation possible, l’un des termes est de trop. La ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer. C’est une ville illuminée, asphaltée […] La ville du colon est une ville repue, paresseuse. son ventre est plein de bonnes choses à l’état permanent. La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve, est un lieu malfamé, peuplé d’hommes malfamés. On y nait n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où. de n’importe quoi. C’est un monde sans intervalle, les hommes y sont les uns sur les autres […] C’est une ville de nègres, une ville de bicots. «
Ce discours de la négation par absence d’ordre, établissant rhétoriquement des frontières entre l’Algérie de l’ordre social et spatial et l’Algérie du chaos social et spatial, imprégnera la quasi-totalité des articles de presse opposés à la poursuite du processus électoral. Son déploiement justifiera et préfigurera l’avènement de ce que Me Abdennour Ali Yahia appellera les deux Algéries: une Algérie sous haute protection et une Autre sous haute surveillance. Face à la « déferlante » et au « raz de marée intégriste » on appellera au « barrage » . Comme la veille d’ailleurs, Massu, dans son apologie de la torture, en appelait à « la digue » pour arrêter « le torrent »
Négation par absence d’esprit
Ce genre rhétorique prolonge la négation de l’ordre, de l’univers social et spatial au domaine mental. L’arsenal dénominatif est très varié: l' »intégriste » est « analphabète », « fanatique », « inculte », « borné », « obscurantiste », « charlatan », « vieux turban » pour ne citer que les qualificatifs les plus usuels. Ils objectivent dans l’Autre l’attitude d’opposition à la raison, à la logique, à la pensée et au jugement. Ils projettent un univers mental restreint, enfermé par et dans la passion, sans espace pour le détachement et l’abstraction. Bien sûr, il s’en suit que « le vote est irrationnel et superficiel » (26), qu’il ne faut pas « surestimer le niveau politique de la région » (26), Et aussi, selon Abdelkrim Djaad (27), que « l’Algérie s’est enfin nudifièe pour n’apparaître que dans ses véritables formes: miséreuse et analphabète, fragile et superficielle, inconsistante et dramatiquement arriérée. » C’est que, fermement convaincue d’être le dépositaire exclusif de la raison et le chargé d’affaire de la « civilisation » et de la « modernité » au milieu de la « barbarie », cette élite se figure toute remise en cause de son hègèmonie politique et culturelle en option pour l’irrationnel, en un conglomérat (28) de clichés antinomiques caricaturant une incompatibilité entre l’Islam et la contemporanèitè, en fln du monde qu’elle confond avec la fin d' »un monde ». Dans l’un (29) des nombreux articles qui font appel du pied à la junte militaire, intitulé La République prison, Arezki Metref prolonge lui aussi la négation spatiale dans l’univers mental. L’avenir, prophètise-t-il, entre les mains de cheikhs revanchards, risque de coûter à ce pays une régression fatale. Les retards, déjà considérables, accumulés en Algérie dans les domaines de la technologie, de la science, de l’éducation, de la culture et de l’économie, attendront dans une République islamique qui se préoccupera d’abord de ‘purifier’ le pays en l’étêtant de son élite, inévitablement un point de non-retour. «
Metref fait bien sur partie de l’élite qui se croit être l’unique dépositaire de la culture nationale et de l’ordre rationnel, le seul récipiendaire possible de la science, de la technicité et de l’organisation, en un mot, de la « civilisation ». Il en découle évidemment, comme le titre un autre écrit (30) qui appelle au coup d’État, que les ingénieurs ne remettront pas l’avenir de l’Algérie aux obscurantistes.
Cette élite caste (31), à l’image de Boudjedra, s’arroge le monopole de la culture, de l’intellectualité et ensauvage ceux qui pensent différemment en « hordes d’incultes. Ratés de haute lignée. Complexés vis-à-vis de l’Occident de la modernité. En un mot: batardisés ! » (32), en « charlatans de basse lignée et ignares semi-alphabétisés » (32), « ces monstres qui dirigent le FIS » (32), produits selon Boudjedra par un système éducatif où « la religion et le Coran devinrent les axes fondamentaux de l’enseignement […] Tout ce qui était éveil, sens critique, initiation à l’art et aux sciences fut prohibé » (32). Sous ce genre de slogans, la complexité des problèmes de l’école fondamentale est réduite et instrumentalisée en chasse aux sorcières dans une école devenue à dessein une « école fondamentaliste » (33), « fabriquant des monstres » (34). L’Autre musulman n’est pas un miroir qui puisse révéler des inconsistances, et tempérer une arrogance. Il est un être trompé qu’il faut rééduquer.
Dans ce type de rhétorique, implicitement fondée sur la prémisse que l’Islam est antithétique à la pensée et à la civilisation, l' »incohérence » de l' »intégriste » est donc reliée à son incapacité d’entrer dans des systèmes de pensée qui rendent la vie civilisée possible. Cette « incohérence » est d’ailleurs souvent poussée au pathologique à travers les familiers « fous de Dieu » ou « fous d’Allah », tous ces jeunes qui ont grand besoin d’un psychiatre (35), ces « débiles attardés » (32) soumis régulièrement à la psychanalyse journalistique et littéraire. Quand on analyse du « barbu », il n’y a aucune difficulté à se faire islamologue, barbier, pédagogue et même psychiatre comme Rachid Mimouni qui prescrit qu' »il est difficile de faire une psychanalyse collective de millions de personnes, mais il faudrait allonger une bonne partie des Algériens sur le divan ». (36). Ce discours de la folie (37) a pour intention de (et sert d’invitation à) dégager les fous de « la place publique » afin d’entamer leur « traitement ». Mustapha Safouan, un psychanalyste adepte de Lacan, qui s’interroge sur « la pratique psychanalytique à l’heure du fondamentalisme », fait par contre la découverte qu' »aujourd’hui, avec le fondamentalisme, il y a une arriération mentale (la prétention à la vérité) qui empêche la psychanalyse ». (38)
En bref, toute cette rhétorique du degré zéro de l’esprit a pour corollaire sécuritaire de fonder et de justifier la vérité des commanditaires et des tortionnaires, c’est-à-dire celle qui représente une élite qui voit loin, qui sait tout ce qui est bon pour un peuple par définition ignare, irresponsable et caquetant, une élite qui doit avoir le courage de faire ce qu’il « faut » pour assurer sa sécurité, contre lui-même.
Sur le plan culturel, ce discours légitime le déni de culture islamique et conforte la nécessité d’imposer une certaine « modernisation », à marche forcée et par le haut, c’est-à-dire en fait un déblayage d’espace pour le maintien et l’expansion de la culture et des images de l’ordre néo-colonial. C’est que dans l’esprit de cette caste, la modernité ne s’envisage que dans un rapport disjonctif qui nie et exclut l’Islam . Comme le cristallise ce slogan typique et franco-centré de Boudjedra: « moderniser l’Algérie, c’est mettre fin à l’archaïsme, en finir avec les traditions désuètes ». (39)
Franco-centrisme, parce que tout ce verbiage écervelant l’Autre, dans ses images comme dans sa récupération politique, n’est qu’une parodie des formules et des clichés connus de la rengaine française (et européenne) sur l’Islam religion niant l’esprit. Il se calque sur les vieilles thèses à la Renan (40), et sur celles des plus médiocres « anthropologues » de la colonisation.
L’anthropologie coloniale rationalise la résistance à la colonisation française en y voyant la nature réfractaire de l' »obscurantisme mahométan » au « progrès » et à la « civilisation ». Le refus des Algériens de se soumettre à la France et à embrasser sa « mission civilisatrice » est débrouillé en incompatibilité de l’Islam avec la raison et la modernité. L’anthropologie française fait la découverte que « la société arabe […] condamnée à l’immobilisme reste incapable de culture intellectuelle ». (41) Cette « découverte » est ontologisée par Trumelet: « Le musulman n’est-il pas, en effet, le démenti le plus formel à cette proposition que l’homme a été créé pour travailler […] de son esprit ? » (42) L’idéologie coloniale dépouille le musulman d’Algérie en « un indigène, […] Son intelligence est bornée; il paraît incapable de concevoir quelque chose de général et d’embrasser ainsi sa situation et ce qu’elle pourrait être; il ne voit pas le progrès, bien plus qu’il ne se refuse à le réaliser. Abstraire, prévoir, raisonner sont pour lui autant de mystères; en dehors de sa grossière pratique, il ne connaît que le rêve imprécis, mystique et luxurieux. » (43) La mythologie coloniale de la négation par absence d’esprit s’arme aussi d’artillerie pédagogique et psycho-anatomique: l’indigène rebelle à la colonisation est dépeint en impulsif, en enfant souffrant d’anomalies psycho-anatomiques qu’il faut « traiter », en particulier en le rééduquant avec une école et une pédagogie appropriées. Par exemple, elle théorise que
« Chez les Arabes, tout n’est qu’instinct et impulsivité, car le cervelet domine les circonvolutions intellectuelles cérébrales frontales peu développées. […] L’aptitude à apprendre ne se crée pas du jour au lendemain, elle s’acquiert par la sélection et l’hérédité. Depuis des siècles, les musulmans ont négligé l’instruction. Aujourd’hui, leur cerveau ne peut saisir, dès la première génération, nos déductions scientifiques ou nos hautes conceptions historiques ou philosophiques. De leur sauvagerie et de leurs idées fanatiques à nos procédés perfectionnés d’instruction, à notre éducation libérale, le saut est trop brusque; la transition manque. […] Il faut donc peu à peu, en leur enseignant d’abord les nouons élémentaires, les amener, au bout de plusieurs générations, à pouvoir suivre avec le fruit les cours de notre enseignement supérieur. (44)
Ces quelques rappels sont suffisamment explicites pour exposer les filiations et les analogies entre la mythologie coloniale d’une Algérie française et le discours de la négation par absence d’esprit de l’élite islamophobe algérienne. Comme il a été précédemment évoqué dans la discussion sur le processus de dévolution de la violence symbolique occidentale chez nous, cette élite récupère le patrimoine de brutalité emblématique coloniale ainsi que les images et les informations fabriquées en France et les instrumentalise afin de consolider son pouvoir et son avoir d’intermédiaire, de contremaître du colonialisme moderne. Comme au temps du « bon sauvage », cette élite agit en intermédiaire entre ceux qui prescrivent la restructuration et ceux qui doivent être déstructurés, entre ceux qui dictent ce que doit être la raison. et le « progrès » et ceux qui doivent répudier leur raison et leur religion pour mendier les miettes d’une « modernité », aliénée et aliénante, de « désajustement structurel » et d' »ajustement déstructurant ».
La bestialisation
L’imagination déshumanisante enfreint ici une nouvelle barrière, celle qui sépare l’homme de l’animal. La rhétorique du bestiaire, qui consiste en la profanation du corps propre et sain de l’être, imagé en termes inhumains et monstrueux, faisant donc de l’homme une figure sociale de la bestialité, exprime la transgression d’une limite cruciale entre l’intérieur et l’extérieur, entre le moi et ce qui doit en être exclu pour maintenir la différence avec l’Autre. quand l’acte d’exclusion rhétorique a pour objet une population, le discours du bestiaire devient une rhétorique du génocide.
Dans les écrits journalistiques et littéraires algériens sur le mouvement islamique on trouve un vrai zoo linguistique. On y élabore sur la « pieuvre » et l' »hydre islamiste », suscitant l’image d’un animal en forme de serpent dont chacune des sept têtes repousse aussitôt qu’elle est tranchée, symbolisant le mal islamiste qui se renouvelle en proportion des efforts fournis pour le détruire. Ses tentacules capturent l’Algérie. On y disserte aussi sur les islamistes et la « stratégie de l’araignée », sur la « vermine » et les « insectes » intégristes (45). Boudjedra (46), lui, fait renvoi à des connotations reptiliennes quand il représente l’islamisme comme « fascination pour un fascisme vert, rampant et gluant à l’image de son chef Abassi Madani, dont le sourire fielleux et mielleux […] » ou encore « Avoir peur, reculer, c’est faire avancer la gangrène et la vermine. » Quant à son discours du bestiaire qui renvoie aux mammifères, Boudjedra évoque « ces êtres mortifères. Une minorité fasciste, un parti politique ordurier et nauséabond, un conglomérat de rats enragés et pestiférés ou aussi les chiens atteints de la peste verte ».
La puissance de ce discours découle de l’horreur de ce qui est totalement abject. L’islamiste, perçu par ces hommes de plume comme une menace contre l’ordre politique et symbolique, a violé la frontière entre l’humain et l’animal. Ces journalistes et auteurs essaient donc de rétablir la frontière par un acte rhétorique d’exclusion: redescendre l’islamiste vers le bestiaire. Mais il faut aussi qualifier ce bestiaire, qui ne relève guère du hasard. Il n’a pas simplement pour fonction l’exclusion, la répudiation ou le dénigrement. L’âne, le chameau ou le chien (47) tout court, comme figures sociales bénignes de la bestialité, semblent échapper ici à l’imagination de ces auteurs. Car l’islamiste ne doit pas simplement être redescendu au bestiaire: il doit être exclu de l’humanité, être exterminé afin que l’idée de l’humanité retienne sa valeur propre (48). « Un rat pestiféré », un « chien atteint de la peste », la « vermine », la « hyène » ou le « reptile », ça s’abat. « L’araignée », l' »insecte », ça s’écrase. Hercule ne triompha de l’hydre qu’en tranchant toutes ses têtes d’un seul coup. C’est un discours du bestiaire qui exprime et propage des intentions homicides. Il est connu que l’appel à ces catégories animales revient souvent lors des génocides 49 et dans l’endoctrinement des tortionnaires (50). Ce verbiage contourné de l’hygiène a, sur le plan moral, un pouvoir dèsinhibitoire qui mue le répréhensible en respectable, l’agression (51) en légitime défense.
Il faudrait enfin noter que ce prêche du bestiaire a une histoire en Algérie. Il n’y a pas si longtemps, Fanon, dans ses réflexions sur la violence coloniale, ne rappelait-il pas aussi que la logique du manichéisme du colon français, c’était de déshumaniser le colonisé en l’animalisant? Il disait alors:
» Et, de fait, le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. On y fait allusion aux mouvements de reptation du Jaune. aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. » (52)
L’infection
La rhétorique de l’infection fait intervenir le désordre biologique comme représentation du chaos social et de la dégradation morale. Elle articule et vivifie l’image de l’islamiste comme un site symbolique de la pollution et comme figure sociale de la maladie. La proximité des « gueux » est suggérée comme risque de pollution et danger de contamination.
La représentation de l' »islamiste » en site figuratif de la pollution fait intervenir une batterie de qualificatifs dont les plus communs sont « gueux », « orduriers », « sales », nauséabonds » (53). Ce discours, évoquant le corps comme site symbolique de la pollution, révèle les particularités d’une conscience angoissée par le brouillage des démarcations sociales et culturelles. Ce qu’elle quête par contre, c’est l’assainissement, l’épuration comme rituel pour démembrer ou remettre à leur place ceux qui doivent rester à leur « place ».
Quant à la fiction pathologisante des islamophobes algériens, elle ne manque pas d »‘images ». La référence que suggère l’acronyme B.C.G. (Barbus, Claquettes et Gandoura), avec lequel ils désignent usuellement les « barbus », est une vague relation à la tuberculose, la contagion. Ils dissertent aussi, régulièrement et scientifiquement, sur l »‘intégrisme et le Sida ». L’intégrisme islamiste n’est-il pas un véritable Sida social qui ronge l’organisme du peuple algérien »? s’interroge, par exemple, Rochdine (54), à la fin décembre 1991. Après avoir posé, comme prémisses, quelques sentences qui ont trait à la pathologie, l’immunologie et l’épidémiologie et invoqué l’analogie, il déduit: « On le voit donc, la stratégie de l’intégrisme est analogue à celle du virus HIV: investir le cour même de la société et du champ politique – islamité et fenêtre constitutionnelle – pour les asservir ». Le texte est conclu par une dernière observation: « Il est fort ‘intéressant’ de noter qu’on a identifié trois virus du Sida: HIV 1, 2 et 3! » (En référence aux trois partis: FIS, Hamas et Ennahda).
Cette rhétorique de l’infection biologique traduit d’abord une peur de la contagion sociale, l’angoisse de la préservation de limites, de frontières, de différences. La crainte de la contamination entre d’abord dans le biologique et progresse métaphoriquement en anxiété psychologique pour s’achever enfin en peur sociale d’un mouvement qui menace la « civilisation » . De plus, ce discours, en réduisant l’islamiste au virus, donc en lui ôtant sa visibilité, en le faisant disparaître hors de l’expérience visuelle, confesse aussi la peur d’un pouvoir invisible et incontrôlable.
Mais cette rhétorique n’est pas qu’expression: elle sert aussi une stratégie, un objectif politique. L’allocation d’attributs pathologiques aux Autres est aussi le prélude à leur « traitement ». D’abord, la croyance en des lieux originaires de la contamination est le moyen pour le régime de définir une localisation « sécurisante », de montrer qu’il peut encore traiter l’infection par un travail de focalisation. Ensuite, ce discours invite à l’équivalent politique du traitement: l' »éradication ». Alger Républicain du 23 janvier 1992 prescrit l' »éradication de l’islamisme » en ces termes: « La République moderne ne peut vivre avec dans ses veines le SIDA intégriste totalitaire. […] Le salut de la patrie exige l’interdiction de tous les partis totalitaires intégristes et le démantèlement de leurs arsenaux matériels et idéologiques. »
Boudjedra (55) le revendique plus crûment d’ailleurs: « Israël a ses camps pour parquer ses Palestiniens. Mais les Algériens n’ont-ils pas le droit de stopper un cancer ? Oublié Weimar ? »… Le cancer, pour le traiter, on le circonscrit… dans des camps, on l’ampute, on le censure et on l’irradie… au napalm parfois. L' »abcès intégriste », ça se crève. Tout ce vocabulaire thérapeutique, avec ses engins psychologiques de désengagement moral, son pouvoir justificatoire sanctifiant le mortifère en sanitaire, embellit ce qui est moralement condamnable et en fait source d’exaltation. Il convertit le meurtre en accomplissement honorable du devoir.
Tout comme, hier, il justifiait le crime colonial en accomplissement honorable de la « mission civilisatrice ». Ce discours s’inspire de l’alibisme colonialiste le moins subtil. C’est, par exemple, avec des slogans comme « les peuples barbares sont des malades; les peuples civilisés sont des médecins » (56) qu’on empaquetait la terreur coloniale en lutte contre la maladie « obscurantiste », contre l’état pathogène de l’Algérie.
Ce discours de la représentation pathologique est courant aussi dans une certaine hiérarchie militaire algérienne. Un attribut essentiel du langage militaire qui précède l’acte de guerre, c’est aussi l’allégorie, la fiction. On fait disparaître la présence humaine des discours sur la situation même qui implique sa participation collective. Le général Nezzar en septembre 1990 interdisait à l’hôpital militaire de Ain-Naadja le port de la barbe et du hijab « pour raison d’hygiène » et menaçait de « mettre fin aux dépassements pouvant mettre en danger l’unité nationale ». Le 24 avril 1991, le directeur de l’hôpital militaire instaurait le refus d’accès à l’hôpital à tous les patients portant la barbe pour des « raisons d’hygiène ». Le général Zeroual critiquait en janvier 1994 « le systéme en place qui a permis l’émergence d’un courant idéologique parasitaire ». Un groupe de généraux, dont le sinistre Lamari, adeptes de l »‘épuration idéologique », se revendiquent ouvertement comme « éradicateurs » (57).
Quand les tortionnaires, affairés dans leurs laboratoires 58, arrachent les barbes aux barbus 59, à la pince, au plâtre et au feu, ils paraissent interpréter littéralement le discours épidémiologique de leurs commanditaires ainsi que la rhétorique de l’infection des plumes de l’éradication. La source de l’infection et de l’épidémie est littéralement localisée et éradiquée. Il est vrai, la barbe traduit la loyauté du corps au domaine religieux; c’est un énoncé avec lequel l’Islam 60 s’inscrit sur le corps. Ainsi, dans ce « traitement éradicatif », le corps du supplicié est vidé de son contenu idéologique; il est désincarné de sa loyauté à l’Islam . Le ghoul est exorcisé. L’Algérie des généraux est barbifiée, débarbouillée, idéologiquement épurée, purement modernisée.
Distance et surdité
Said Fekar est un vieux fellah (61) de Bordj-Menaïel. Torturé à la brigade de gendarmerie de sa ville, son long témoignage s’arrête à une interrogation: « Je n’ai jamais pensé que des Algériens se comporteraient d’une manière aussi cruelle à l’encontre de leurs frères. » Y. Bachirfi (62), torturé à la sûreté de Daïra de Hussein-Dey, lui aussi s’interroge dans sa déposition: « Je n’avais jamais pensé que des Algériens avaient une haine aussi profonde contre d’autres Algériens, moi qui avais échappé à la mort à la suite d’un attentat de l’O.A.S. me visant en 1962… » S. Benzerga 62, torturé à la gendarmerie de Bordj-EI-Kifane, se demande dans sa déposition: « Je n’ai jamais pensé que des Algériens, frères de sang et de religion, pouvaient faire cela. Un grand nombre de suppliciés se posent les mêmes questions…
Les gourous de la démonologie anti-islamique, les entrepreneurs et les bureaucrates de l’éradication, peuvent-ils encore entendre ces questions ? Peuvent-ils y répondre ?
Il est vrai qu’elles relèvent d’une certaine conduite humaine, d’une modalité de rapports entre individus. Mais que du haut de leurs constructions mythologiques, il s’agirait plutôt de « moderniser » et de « sauver d’eux-mêmes », contre leur gré, ces « masses analphabètes », ces « foules stupides », ces « fous de Dieu ». C’est-à-dire, sans euphémisme, qu’il s’agit de leur refuser l’autodétermination, à « eux », ces « foules »… faites d’individus ? d’hommes ? de servants d’Allah ? de citoyens ?
Mais revenons aux premières questions.
Pour les entendre ces questions, il suffit de se rapprocher, de redescendre de la tour mythologique. Et de se départir d’une surdité stratégique.
Car la distance n’implique pas seulement l’expérience mentale d’une construction idéologique. Elle relève aussi de l’affectation d’une surdité.
Dans ses réflexions sur la distance, comme simulation physique d’une surdité, John Berger (63) rappelle que « la surdité se révèle une arme aussi bien agressive que défensive, lorsqu’elle sert à imposer un ordre à des populations […] qui le refusent. Goya a autrefois montré comment dansent les sourds pendant les carnages, quand à l’intérieur de leur grosse tête ils n’entendent que la musique, et pas les cris. Shakespeare et Aristophane ont relevé comment les puissants aiment feindre la surdité, parce que cela attire les suppliants à se mettre à genoux devant leur trône. Quand cette surdité cesse d’être un jeu et devient une habitude, alors les puissants peuvent dormir (64) sur leurs deux oreilles. »
Cette musique qui fait éclater les tympans du cour, ce « rai qui crève le ciel » (65), c’est ce qui est gravé dans ces discours islamophobes de la démonisation, de la négation, de la bestialisation et de l’infection.
Ils dépouillent le musulman de sa personne, de son humanité, de son individualité, de sa voix et de son monde pour le reconstruire, le dissoudre plutôt, en démon, en néant, en animal ou en virus.
Ils le préparent en cadavre vivant car ils tuent sa personne juridique, en le plaçant dans des catégories qui sont hors de la protection de la loi, ainsi que sa personne humaine, sociale et morale en le mettant en dehors du champ de la solidarité humaine et sociale.
Mais il est vrai qu’écouter le rai et pas les cris, entendre « laboratoire » et pas el-batoir, ne relève pas d’une surdité originale.
En l’an cinq de la colonisation (1835), le roi français Louis-Philippe (66), disait bien: « Qu’importe si cent mille coups de fusil partent en Afrique ! L’Europe ne les entend pas ».
Notes
1-Voir E. Staub, The Psychology and Culture of Torture and Torturers, in P. Suedfeld, Psychology and Torture, Hemisphere Publishing Corporation, London 1990. J. Colligan, New Science of Torture, Science Digest 44 1976. E. Staub, The Roots of Evil: The Origins of Genocide and Other Group Violence, Cambridge University Press, New York 1989. E. Staub, Morai Exclusion and the Evolution of Extreme Destructiveness, in S. V. Opotow, The Moral Cornrnunity: Irnplications for the Psychology of Justice, Symposium of the American Psychological Association, New York 1987. E. Staub, Steps Alory; the Continuum of Destruction: The Evolution of Bystarders, political Psychology 10, 1989, p. 39.
2- Il serait d’ailleurs également pertinent. pour compléter l’analyse de la violence structurelle. d’étudier ces discours sous l’angle de la violence structurelle aliénante, qui dénie le droit au sentiment d’identité culturelle. comme privation du droit à la croissance culturelle, émotionnelle et intellectuelle. Cette étude n’est pas entreprise ici.
3. ce terme, de fait mystificateur. fait référence à une tendance traditionaliste catholique jugée dissidente. L’intégrisme est une tendance que l’église Romaine. conformément à la doctrine de l’ultramontanisme établie au premier Conseil du Vatican en 1870, juge non-orthodoxe. L’analogie appliquée à un musulman est vide de sens.
4. Le fondamentalisme désigne en fait le point de vue chrétien – en particulier celui de certaines tendances protestantes – qui affirme l’exactitude littérale de la Bible: ce terme stigmatise, en exhibant une connotation anti-scientifique imputée à ce point de vue. L’analogie appliquée à l’Islam fait que chaque musulman est fondamentaliste puisqu’il croit a l’authenticité littérale du Coran.5. Elles sont pour la plupart Intraduisibles en arabe.
6. E. Fuchs, Comment cela est-il possible?, In la Torture, le corps et la parole Actes du IIIe Colloque Interuniversitaire, Fribourg 1985, Editions Universitaires Fribourg 1985.
7 Voir T. R. Forstenzer, Social Fear and Counterrevolution Princeton University Press, New-Jersey 1981 et David Caute, The Great Fear, Secker and Warburg Publishers, London 1978.
8 David Caute signale. entre autres. que « durant les années cruciales de la grande peur, les factions les plus influentes de l’intelligentsia américaine abandonnèrent la fonction critique que les intellectuels de tout pays devraient maintenir vis-à-vis des agences et des actions gouvernementales […] Cette insensibilité, cette volonté de défendre la démocratie par des méthodes antidémocratiques se répandit rapidement et largement à travers les professions de la classe moyenne et les mouvements travaillistes ».
9. Expression de M. Aguirre, directeur d’études au Centro de Investigaciones para la paz (CIP), Madrid. et directeur adjoint du Transnational Institute, Amsterdam.
10. The Guardian, 28 août 1993, Londres.
11. Foreign Affairs, Vol. 72, No. 5, 1993.
12. El Pais, 7 juiliet 1994.
13. Voir dans J. Keane, Power-sharing Islam?, In Islam and Power-sharing, Liberty Pub. London 1994.
14. R. Garaudy, L’Islam vivant, Editions Maison du livre, Alger 1988.
15. Norman Daniel, Islam and the West: The Making of an Image, Edimburg University Press, 1960. Rana Kabani, Europe’s Myths of Orient: Devise and Rule. Pandora Books, London 1986, Edward Said. L’Orientalisme, Editions du Seuil. Paris 1980. Edward Said, Covering Islam: How the Media and the Experts Determine How We Should See the Rest of the World, Pantheon Books, New York 1981. Hichem Djait, L’Europe et l’Islam Editons du Seuil, Paris 1978.
16. Voir dans c. Ageron, La France a-t-elle une politique kabyle?, Revue Historique, 223, 311, 1960. Pour une analyse détaillée des liens entre le mythe colonial du Musulman fanatique et l’expérience catholique des croisades voir J.-F. Guillhomme, Les mythes fondateurs de l’Algérie française, Editions I’Harmattan, Paris 1992.
17. M. Emerit, Un Problème de distance morale: la résistance algérienne à l’époque d’Abdel-Kader. L’information Historique, juillet-octotobre 1951.
18. M. Asad, Islam at the Crossroods, Dar-EI-Andalus Publications. Gibraltar 1985.
19. Voir section 3.5 du chapitre III.
20. Par aliénation, nous entendons ici un processus d’éloignement culturel à travers lequel on devient étranger à soi-même et on perçoit et évalue le monde à partir d’une autre culture.
21. J. Ndamba, « Aliénation, autoaliénation et autocolonisation », in L’Actualité de Frantz Fanon, Actes du colloque de Brazaville. Êditions Karthala, Paris 1986.
22. L’Autre est présent (physiquement) mais n’existe pas (en tant que moi, que voix, comme monde). C’est cette même distance et cette contradiction ontologique, entre le tortionnaire et le supplicié, que l’on retrouve dans l’acte de torture.
23 Formule originaire du Figaro du 28 décembre 199l, reprise en chour par Le Matin, Le Nouvel Hebdo. Alger Républicain, etc.
24 Voir dans L’Hebdo Libéré No 40 du 1er au 6 janvier 1992.
25 F. Fanon Les Damnés de la terre, Editions ENAG, Alger, 1987.
26. Les expressions sont du Dr Said Saadi.
27. L’Hebdo Libéré, No 41 du 7 au 13 janvier 1992.
28. A travers le prisme binaire de ces discoureurs, selon que l’on s’identifie totalement à eux ou non, on est décomposé en disjonctif ‘rationnel’-‘irrationnel’, ‘lumineux’-‘obscurantiste’, ‘évolué’-primitif, ‘qui-avance’-‘qui-recule’, ‘moderne’-‘religieux’, ‘démocrate’-‘intégriste’, ‘cartésien-fanatique., ‘intellectuel’-‘analphabète’, etc.
29. L’Hebdo Libéré, No 40 du ler au 6 janvier 1992.
30. Le Matin du 1er Janvier 1992.
31. Voir A. Meziane, « Les Elites castes » Révolution Africaine n° 30 décembre 1969.
32. R. Boudjedra, FIS de la haine, Denoel, Paris 1992.
33. Voir El-Watan du 3 avril 1994.
34. Voir dans H. Bouabdellah’ « Culture, art et violence », Les Temps Modernes no 580, 1995.
35. R. Kaci, L’Hebdo Libéré No 40, 1er au 6 Janvier 1992, faisant allusion aux électeurs votant FIS.
36. Télérama, 14 Juillet 1994.
37. Hier, les humanistes et les grandes âmes critiquaient l’U.R.S:S. pour son inhumaine imputation de la folie pour neutraliser sa dissidence politique. Aujourd’hui, on peut traiter des millions d »autres’ hommes de fous (d’Allah) sans état d’âme. Il faut les ‘sauver’, contre leur gré…
38. Allah et Lacan, Libération du 8 avril 1993.
39. R. Boudjedra, op. cit., Boudjedra pousse la parodie jusqu’à désigner le Prophète (s) par Mahornet au lieu de Moharnrned
40. Ernest Renan, dans un discours, qui justifie moralement le colonialisme, au Collège de France, ne s’embarrasse pas de trop de subtilités quand il prêche qu’
« À l’heure qu’il est, la condition essentielle pour que la civilisation européenne se répande, c’est la destruction de la chose sémitique par excellence, la destruction du pouvoir théocratique de l’Islam: car l’Islamisme ne peut exister que comme religion officielle: quand on le réduira à l’état de religion libre et individuelle, il périra […] Là est la guerre éternelle, la guerre qui ne cessera que quand le dernier fils d’Ismael sera mort de misère ou aura été relégué par la terreur au fond du désert. L’Islam est la plus complète négation de l’Europe: l’Islam est le fanatisme, comme l’Espagne du temps de Philippe II et l’Italie du temps de Pie l’ont à peine connu: l’Islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile: c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie: Dieu est Dieu. L’avenir, Messieurs, est donc à l’Europe et à l’Europe seule. L’Europe conquerra le monde et y répandra sa religion, qui est le droit, la liberté, le respect des hommes, cette croyance qu’il y a quelque chose de divin au sein de l’humanité. »
Voir dans V. Monteil, Clefs pour la pensée arabe, Éditions Seghers, Paris 1974.
41. In P. Lucas et J. C. Vatin, L’Algérie des anthropologues, p. 131, Éditions Maspero. Paris 1979.
42. C. Trumelet, Les Français dans le désert, Garnier Frères, Paris 1863 et Lucas et Vatin, op. cit. p 120.
43. Lucas et Vatin. op. cit p 136.
44. Voir citation dans J. F. Guilhaurne, op. cit p 78.
45. La normalisation de ces dénominations a atteint le point où même un ministre de l’intérieur, Meziane-Cherif, ne s’empêche pas de désigner l’opposition islamique de ‘vermine’ et d’insectes’ face à son interlocuteur Robert Fisk interview rapportée dans The Independent du 19 mars 1995, Londres.
46. R. Boudjedra, op. cit.
47. Comme dans les ‘Les chiens des douars`, expression utilisée par Kateb Yacine pour désigner les muezzins.
48. Dans les mots de Boudjedra: ‘Sans tabous, sans barrières et sans préjuges, ce livre a été écrit avec pour seule passion: l’hornme’. Cette morale provisoire, schizophrènée, se revendique d’un universalisme et d’un humanisme bien épilés, où il n’y a aucune contradiction à défendre les droits de l’homme et à ‘casser du barbu’. Boudjedra, par exemple, conjugue sans sourciller l’éradication des ‘barbus’ avec ses déclarations, telle que « avec nous qui sommes des hommes de bonne volonté, de progrès, de modernité, ouverts sur le monde et l’univers, atteints de cette maladie rare mais combien salutaire: la passion de l’homme. Tous les hommes. » (Boudjedra, op. cit.). Il est vrai que ‘cette « maladie rare mais combien salutaire » s’attrape précisément en s’ouvrant et en se pénétrant de l’universalisme et de l’humanisme à l’image de l’actuel président de la Commission des droits de l’homme au Parlement Européen. Ce dernier, M. Cheysson, déclarera en octobre 1993 que « malheureusement, la nature islamique et musulmane de la société algérienne l’a emporté sur la civilisation. »‘ (Le Drame algérien p. 189, Reporters Sans Frontières, La Découverte, Paris 1994).
49 Voir note 1.
50 Voir dans J. T. Gibson and M. Haritos-Fatouros, The Education of a Torturer Psychology Today, November 1986, p. 50 (voir aussi référence 1).
51. Quand Boudjedra (comme ses élèves journalistes) exhorte: « Avoir peur, reculer, c est faire avancer la gangrène et la vermine ». (op. cit.), il prêche en fait la contraposée logique qui lui est équivalente: faire reculer la gangrène et la vermine, c est ne pas avoir peur, avancer, « casser du barbu ».
52. F. Fanon, op. cit.
53. Pour des exemples voir Boudjedra, op. cit., et les récents ouvrages de K. Messaoudi, de M. Boussouf et de F. Assima.
54. L’Hebdo Libéré No 39, 24-30 décembre 1991. 55. R. Boudjedra, op. cit.
56. A. Servier, Le Péril de l’avenir: le nationalisme musulman en Egypte. en Tunisie et en Algérie. Editions Boet, Constantine 1913.
57. Eradiquer. ce n’est pas torturer mais c’est faire disparaître le mal. Les éradicateurs autoproclamés n’ont pas honte de clamer leur statut car, la psychologie des tortionnaires le montre, quand des méthodes inhumaines sont investies par de hauts objectifs moraux – éradiquer le mal – les entrepreneurs de la souffrance s’enorgueillissent de leurs ouvres.
58. Les commanditaires et les tortionnaires désignent le lieu de torture par l’euphémisme hygiénique « laboratoire ». (Voir Livre blanc, p. 114). La rue algérienne et les suppliciés l’indiquent par el-batoir (dérivé de l’abattoir).
59. Voir la section 1.2.f du chapitre 1.60. Le port de la barbe est une sunna du Prophète (s).
61. M. S. Fekar a 60 ans, il est né le 27 novembre 1934, i1 est père de 11 enfants. il est actuellement détenu à la prison d’El-Harrach (Ecrou no 72289). Voir son témoignage intégral dans le Livre blanc sur la répression en Algérie, p. 149, op. cit.
62. Voir les témoignages intégraux dans le Livre blanc sur la répression en Algérie, op. cit, pages 133 et 196.
63. John Berger, Sourds muets, The Guardian, repris dans Le Monde diplomatique, février 1991.64. Sourds, mais non muets. Boudiaf se vantera même d’expédier des milliers d’hommes dans les camps de concentration du Sahara ‘sans état d’âme’ (Algérie Actualité, mai 1992), Ali Haroun, membre du Haut Comité d’Etat et ex-ministre chargé des droits de l’homme, déclarera que ‘7 000 détenus, c’est un prix acceptable’ (L’Hebdo, Genève, édition du 21 mai 1992) et un général-éradicateur affirmera que ‘les intégristes sont une vermine. On doit les éradiquer même si l’on doit tuer des millions’ (Time. 20 mars 1995, p. 28).
65. La référence au rai n’est pas qu’allégorique. Parmi les tortures que l’on fait subir aux suppliciés de l’Êcole de police de Châteauneuf, le torturé Djelloul Chaachoua témoigne que: » dès mon arrivée à l’enfer de Châteauneuf à Ben-Aknoun » je fus ‘convié’ à leur chanter une chanson rai… (voir témoignage intégral dans le Livre blanc sur la répression en Algérie, op. cit., page 113). Une des tortures mentales que les bourreaux infligèrent au Cheikh Yekhlef Cherati (connu pour son excellente psalmodie du Coran et son enseignement) fut de le contraindre à danser au son d’une musique rai.
66. Voir dans Charles-Henri Favrod, Le F.L.N. et l’Algérie, Plon, Paris 1962, p. 3.