Nationalisme, Nation et Espace Public
Nationalisme, Nation et Espace Public
Lahouari Addi (*),Le quotidien d’Oran, 6 et 7 octobre 1999
Les sciences sociales ont trop vite accepté l’idée selon laquelle dès qu’un pays devient indépendant, il constitue une Nation. Bien sûr, il y a les susceptibilités, mais il y a aussi les faits: la Nation est le résultat d’un long processus historique au cours duquel des valeurs consensuelles émergent et fondent la concorde nationale et la paix civile.
Or ce n’est pas l’image qu’offrent une majorité de pays du tiers monde. Même ceux d’entre eux qui sont en paix vivent sous un régime autoritaire qui s’impose par la violence et la torture érigée en système de gouvernement. Nous partons de l’hypothèse que la Nation est une communauté politique où l’espace du politique est pacifié. La pacification de l’espace politique est relative essentiellement à la compétition pour le pouvoir. Une communauté politique dont le changement de régime se fait dans la sang n’est pas une Nation; celle qui ne change de président que si celui en exercice meurt n’est pas une Nation. Tant que le changement de régime se fait par la violence, par le sang, par le meurtre, cela signifie qu’il n’existe pas de valeurs consensuelles dans la communauté, et, par conséquent, elle a en son sein des membres qui sont en désaccord et qui sont prêts à s’entretuer en raison de ce désaccord qui porte sur le fondement du lien social. Cela signifie aussi que le système politique n’intègre pas la majorité des membres de la communauté. Or une Nation est une communauté humaine intégrée par un système politique régulé par des règles de compétition pour le pouvoir acceptées par une majorité.
A cet effet, il existe deux types de communautés politiques: celles qui ont pacifié la sphère du politique, donnant naissance à un espace public, et celles dont la sphère du politique n’est pas pacifiée et dont le pouvoir se maintient par la force des armes. Les premières sont des Nations, les secondes sont encore en formation, étant entendu que celles-ci affirment vouloir elles aussi pacifier la sphère du politique. Il convient cependant de lever tout malentendu sur la notion d’espace politique pacifié. Cette expression ne signifie pas qu’il n’y aurait plus de conflits, elle signifie uniquement que le pouvoir n’est pas conquis par la force des armes. Pour prendre un exemple, si l’on entendait à la radio qu’un coup d’Etat militaire a déposé le Premier ministre britannique, nous ne croirions pas notre oreille, parce que nous avons intériorisé le fait que l’espace politique en Grande-Bretagne est pacifié. Si nous entendions la même information concernant la Syrie, nous ne serions pas étonnés parce que, en Syrie, la seule manière de changer de régime est la force. Dans le premier cas, l’espace du politique est pacifié, dans le second, il ne l’est pas.
Cette perspective pose le problème de la relation entre Nation et nationalisme. L’on a longtemps cru qu’il suffirait qu’apparaisse une idéologie nationaliste pour que se forme la Nation. Ceci est une erreur parce que, aujourd’hui, tous les régimes autoritaires qui refusent de se démocratiser, et qui sont pourtant le produit du mouvement nationaliste, empêchent que la communauté politique soit une Nation. Cela est vrai pour l’Algérie comme pour la Birmanie ou l’Irak. Prenons l’exemple algérien qui est très instructif dans son échec. Né en réaction contre la domination française, le nationalisme algérien s’est radicalisé, et promettait de construire une Nation moderne réunissant des hommes et des femmes libres. Pourquoi n’a-t-il pas été au bout de sa dynamique après l’Indépendance ? Le mouvement nationaliste algérien n’a pas été au bout de sa dynamique historique (en référence à son discours: créer une Nation moderne composée d’hommes et de femmes libres) pour n’avoir pas su propager les outils intellectuels de la critique du lien social dans ses aspects idéologique et historique. Ceci constitue la principale contradiction de l’idéologie politique de l’Etat post-colonial, condamné à défendre la tradition servant de fondement au nationalisme qui lui a donné naissance. Le nationalisme se sert de la tradition, de la religion et des allégeances ethniques pour s’affirmer et se renforcer. Il soumet l’individu à ces forces du passé, à l’inverse de la Nation qui le libère des anciennes fidélités communautaires. Les exemples ne manquent pas pour illustrer cette contradiction. La promulgation du Code de la famille en 1984, décrié par nombre d’associations féminines, n’est intelligible que si l’on garde en vue que l’objectif de l’Etat est le retour à l’ancienne sociabilité dans laquelle la femme a une place stratégique de gardienne des valeurs traditionnelles et un rôle essentiel comme dépositaire – en tant que mère – de l’idéologie patriarcale. L’école aussi n’a pas échappé à cette logique de valorisation de la tradition, au point où il a été dit à juste titre qu’elle a produit le FIS. De nombreuses réformes ont été tentées, mais l’école est irréformable si l’idéologie nationaliste qui y est enseignée n’est pas tempérée par l’enseignement des fondements de l’espace public et des droits de l’homme.
La réforme de l’école dans le sens de l’esprit critique consiste en une refonte des programmes, tenant compte des libertés constitutives de l’espace public et des catégories de la modernité politique.
Il faudra s’attarder sur les relations qu’entretiennent entre elles les notions d’idéologie nationaliste, de Nation, d’Etat et d’espace public. Trop de confusions persistent, donnant naissance à des malentendus, voire des erreurs. L’une d’entre elles, répandue dans la littérature spécialisée, est celle qui confond idéologie nationaliste et Nation, ou qui fait de la première le fondement exclusif de la deuxième. Il y a deux tendances dans la littérature spécialisée: celle qui fait du nationalisme le fondement de la Nation (J.A. Amstrong [1982], A. Smith [1986]) et celle qui fait de la Nation la source du nationalisme (E. Gellner [1983], B. Anderson [1991]). Les deux tendances lient génétiquement les deux notions et diffèrent seulement sur le sens de la relation. Mais entre elles, il y a comme un dialogue de sourds. Pour les uns, le nationalisme est aussi vieux que le monde; pour les autres, la Nation est un phénomène historique moderne. Les uns et les autres ont raison, mais leur faiblesse est qu’ils ne voient pas que le nationalisme à lui seul ne crée pas la Nation et que la Nation ne produit pas que du nationalisme pour maintenir la concorde nationale. Le nationalisme à lui seul ne crée pas la Nation; bien au contraire, il empêche la Nation de se former car il divise au lieu d’unir, il est source de tensions et de conflits permanents.
La conflictualité structurelle de l’idéologie nationaliste
Forme contemporaine du patriotisme local qui a de tout temps existé et qui se nourrit de l’attachement au groupe, à ses traditions et à sa culture, l’idéologie nationaliste trouve son fondement dans l’identité culturelle ou ethnique, ou plutôt la conscience qu’en ont les membres du groupe, identité formée à la base par ce que Clifford Geertz appelle les « liens ou les sentiments primordiaux » (parenté, langue, religion, coutumes, voisinage, etc.). N’importe quelle communauté, dont les membres prennent conscience de leur identité (culturelle ou ethnique), se donnant un ennemi commun, est susceptible de produire une idéologie nationaliste. Si ce groupe est dominé par des membres d’un autre groupe considéré comme étranger à sa culture ou à son ethnie, il entrera en rébellion en fabriquant une idéologie nationaliste nourrie de la tradition, de la langue, de la religion, de l’ethnie, etc., mobilisées ensemble ou séparément, selon le cas, comme ressources pour créer un sentiment identitaire face à ceux qui sont considérés comme étrangers à la communauté imaginée, cherchant à se doter de frontières politiques. Si le groupe se libère de la domination étrangère et donc si son idéologie nationaliste triomphe politiquement, il ne forme pas pour autant une Nation, il constituera un pouvoir central à qui il donnera les attributs d’un Etat. Quand l’idéologie nationaliste réussit politiquement, elle crée un Etat et non une Nation, et dès que celui-ci se constitue, la construction nationale est enclenchée, mais elle est susceptible de durer pendant plusieurs générations.
Il est donc dans la nature des choses que l’idéologie nationaliste se nourrisse de la tradition et des liens primordiaux et qu’elle souligne l’identité culturelle de la communauté en versant dans l’apologie et le mythe du passé. Les Nations européennes n’ont pas échappé à cette dynamique; cependant, leurs traditions ont été reproduites et critiquées par la Raison en vue de leur adaptation à la société bourgeoise. L’identité culturelle des sociétés européennes a été produite sur la base de la tradition héritée du passé dans la perspective de la nouvelle société qui se mettait en place dès le XVIIe siècle.
Il existe une importante littérature sur la Nation et le nationalisme, notamment en langue anglaise, présentant celui-ci comme une idéologie unitaire qui sert de ciment à la cohésion de la Nation. Cette croyance est elle-même une représentation idéologique et ne résiste pas à l’analyse et à l’observation. Bien que cela paraisse paradoxal, à l’exception des périodes de guerre, l’idéologie nationaliste a toujours et partout divisé au lieu d’unir. La structure même de ses fondements, qui sont culturels, religieux, ethniques…, comporte des forces de fission latentes qui se manifestent dès que l’occasion se présente. L’histoire montre que la religion divise parce qu’il y aura toujours une personne – ou un groupe de personnes – qui se sentira plus proche de Dieu que les autres. La religion n’est unitaire que dans la mesure où les croyants se sentent menacés par les croyants d’une autre religion. Autrement, dans l’islam ou dans le catholicisme, il y a toujours eu de la surenchère puisqu’il y a toujours des musulmans ou des catholiques qui se proclameront plus fidèles à Dieu que d’autres. Dans les sociétés non sécularisées, ce plus est immédiatement converti en gains politiques pour tirer un avantage symbolique ou matériel, ou pour constituer une ressource politique pour dominer les moins fervents. Il en est de même pour l’ethnicité, traversée par la dynamique de l’origine pure à laquelle se réfère un groupe puissant qui établit sa suprématie sur cette fiction. Les conflits ethniques sont aussi vivaces à l’intérieur du groupe qu’à l’extérieur, du fait de la logique segmentaire qui pousse à revendiquer une relation privilégiée avec les origines de l’ethnie. L’idéologie nationaliste classe, divise et hiérarchise les individus, les groupes et les régions en fonction de leur distance (culturelle et non géographique) par rapport au foyer national – lequel est un lieu imaginaire. Ce qui évidemment crée une situation structurelle d’affrontements et de violence et impose au système politique d’être régulé par la force des armes ou par la croyance en un principe méta-social qui fonde la légitimité de la structure inégalitaire.
Si une communauté politique n’est soudée que par l’idéologie nationaliste à laquelle elle s’identifie, elle ne connaîtra pas de paix civile parce que la surenchère nationaliste créerait des catégories hiérarchisées, débouchant sur une idéologie chauvine qui revendiquerait le monopole du pur nationalisme. Le problème central pour une communauté politique est celui de l’intégration de ses membres au système politique sur un critère accepté par la majorité. De par sa nature, le nationalisme culturel (ou ethnique) n’est pas suffisant pour opérer cette intégration. Au contraire, jouant sur le pur et le moins pur, le vrai et le faux, classant les membres de la communauté en fonction de l’ancienneté de l’appartenance à la communauté ou de la date d’adhésion au parti (les nationalistes de la première heure, ceux de la dernière heure, le Français de souche par rapport à un naturalisé, etc.), le nationalisme construit un type parfait d’individu national qui se retrouve difficilement dans la réalité mais qui, en servant d’étalon, de norme imaginaire, mesure le déficit nationaliste chez les uns et les autres; ce qui empêche l’intégration au système politique de tous les individus sur le même pied d’égalité et s’oppose par conséquent à l’universalité de la citoyenneté. L’idéologie nationaliste est chauvine par essence: elle exclut ce qu’elle considère, sur ses propres critères, comme étrangers à la culture et à l’ethnie locales d’une part et, d’autre part, elle classe et hiérarchise les individus à l’intérieur de la communauté, dont elle soupçonne qu’ils ne sont pas tous loyaux et fidèles en raison de leurs origines et leurs antécédents.
Ce n’est pas par hasard si la droite en Europe pense la Nation seulement en référence à l’identité culturelle et à la tradition. De ce point de vue, l’idéologie nationaliste, poussée parfois au chauvinisme, a été le mieux exprimée par l’extrême-droite en Europe de M. Barrès à J.-M. Le Pen, en passant par les fascistes italiens ou allemands. Mais ce n’est pas parce qu’elle exprime le mieux l’idéologie nationaliste que la droite ou l’extrême-droite est plus attachée à la Nation que ne l’est la sensibilité politique de gauche. Au contraire, en politisant la nationalité, l’extrême-droite entretient un climat peu propice à la paix civile. A l’inverse, la sensibilité de gauche en Europe a pensé la Nation en référence à l’espace public dans lequel la nationalité est une question juridique et non politique. La droite se réfère au terroir, au local, aux paysans, à l’ethnie, aux valeurs du passé, tandis que la gauche se réfère à l’universalité, au droit naturel, aux droits de l’homme, au contrat, au futur commun, etc. Le nationalisme est belliqueux à l’extérieur des frontières et source de conflits à l’intérieur. A lui seul, il ne crée pas la concorde nationale, il ne crée pas la Nation, si l’on définit celle-ci comme une communauté de citoyens, ce qui suppose le civisme, la solidarité et l’égalité, bref la citoyenneté qui donne des droits et institue des devoirs. La Nation apparaît lorsque la communauté politique qui s’identifie à son nationalisme, se dote d’un espace public.
Voilà pourquoi les islamistes ne créeront pas de Nation, eux dont l’idéologie politique repose sur la fiction de la pureté religieuse, sur l’accusation et l’exclusion. Ils sont nationalistes comme les militaires qu’ils combattent mais ils n’apporteront jamais la paix civile à la communauté, sinon dans la peur, la soumission et l’inégalité.
La Nation n’est pas seulement un espace public où se rencontrent des individus anonymes qui auront oublié leurs généalogies; elle est aussi « un principe spirituel, résultant de complications profondes de l’histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol » (1).
Renan donne une définition juste de la Nation, mais il ne semble pas conscient de son double aspect qui intègre l’espace public et le patrimoine passé. Son opposition aux auteurs allemands a été surfaite quand les commentateurs ne retenaient qu’un seul aspect (oubli, plébiscite).
« La communauté des intérêts, écrit-il, est assurément un lien puissant entre les hommes. Les intérêts, cependant, suffisent-ils à faire une nation ? Je ne le crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de commerce. Il y a dans la nationalité un côté de sentiment; elle est âme et corps à la fois; un Zollverein n’est pas une patrie » (2).
Renan n’est pas le théoricien de la Nation, il est l’idéologue du nationalisme français qui, comme tout nationalisme, est une idéologie communautaire dont la vocation est d’être chauvine et exclusive, et d’être belliqueuse aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières. La modernité a consisté à construire des espaces publics nationaux, c’est-à-dire à rendre compatibles deux dynamiques contradictoires : l’une portée au cosmopolitisme et l’autre enracinée dans le terroir local.
Finalement, la Nation est une catégorie sociologique assurant son unité par un système politique correspondant à l’histoire et à la culture du pays. M. Mauss [1969] la définit comme une formation sociologique à l’intérieur de laquelle tous les micro-pouvoirs ont été absorbés par un pouvoir central.
Pour lui, une Nation « doit avoir aboli toute segmentation par clans, cités, tribus, royaumes, domaines féodaux » de telle manière à ce que l’individu, libéré des fidélités politiques locales, prête allégeance à l’Etat et à ses lois. Le modèle de la Nation chez M. Mauss est la société intégrée politiquement par l’Etat (3).
Cependant, le caractère centralisé de l’organisation politique implique une participation qui suppose, à quelque degré que ce soit, un fonctionnement démocratique. Dominique Schnapper souligne, à la suite de M. Mauss, que la Nation est un processus d’intégration de la société par le politique, c’est-à-dire par la participation des individus, d’une manière ou d’une autre, au pouvoir d’Etat (4). La Nation, comme l’indique le titre de son livre, est une communauté de citoyens dont l’allégeance et la loyauté politique envers l’Etat sont la contrepartie de leur participation au champ politique.
L’Armée et la citoyenneté en Algérie
La Nation, catégorie historique apparue d’abord en Occident, est une collection d’individus avec une forme d’organisation politique basée sur un sentiment fort de participer aux activités de l’Etat.
Elle est intégrée par des institutions permettant la participation au champ politique, par les élections notamment. Elle est une collectivité humaine dont des circonstances historiques particulières ont tracé les frontières pour se distinguer des collectivités voisines, mettant en ouvre une organisation politique qui fonde la légitimité du pouvoir et établissant des règles de fonctionnement et de distribution de celui-ci à travers une hiérarchie administrative acceptée par les membres de cette collectivité. Elle est un concept politique moderne pour deux raisons : elle est d’abord une collection d’individus libres et ensuite un système politique qui permet à ces individus de participer au pouvoir d’Etat en lui prêtant allégeance. Cette participation effective (désignation par le suffrage universel des responsables nationaux et locaux) dans le cas de la Nation, devient fictive dans le cas de la communauté politique, intégrée à travers des représentations que rend réelles la croyance en un personnage charismatique.
La différence entre les communautés réside au niveau politique : les unes sont intégrées par des institutions (ce sont des Nations), les autres sont intégrées par le charisme du leader qui use de la violence quand le flux charismatique vient à diminuer. A ce niveau, il serait utile de se référer à l’exemple algérien, dans lequel les tensions entre différents groupes locaux ou entre groupes originaires de régions différentes sont une donnée structurelle de la vie politique, et sont portées par la dynamique du patriotisme local, condamné par le discours officiel comme étant du régionalisme, du tribalisme, du clanisme, etc.
Cependant, la particularité du régionalisme en Algérie est que les groupes se disputent le privilège d’être plus nationalistes. Le régionalisme y est d’essence nationaliste et son objectif n’est pas l’autonomie d’une région, et encore moins la sécession, par rapport au reste du pays. C’est plutôt l’hégémonie dans le groupe dirigeant qui est recherché. Le sentiment patriotique local est flatté lorsque des individus de telle région sont nommés à des postes de responsabilité nationale. Cela permet à la clientèle locale d’avoir accès au procès de redistribution des richesses, mais ce n’est pas cela qui est déterminant. L’intériorisation du sentiment national n’abolit pas le patriotisme local qui demeure vivace, concourant à sa manière, à l’affirmation du nationalisme.
Les inégalités politiques de la société traditionnelle algérienne sont reproduites sous des formes nouvelles.
En effet, il ne suffit pas d’être originaire de telle tribu ou telle région, ou d’appartenir à telle confrérie religieuse pour bénéficier d’un statut de privilégié.
Dans la société d’aujourd’hui, pour être politiquement supérieur, il faut appartenir à l’Armée, et précisément à la catégorie des officiers supérieurs.
La structure politique inégalitaire de la société traditionnelle est reproduite par l’Armée à travers l’idéologie nationaliste qui se prête à cette inégalité puisqu’elle hiérarchise. L’Armée unit le pays mais assure son unité nationale dans l’inégalité politique. Or celle-ci est mal supportée par des individus qui entendent à la radio des discours et des slogans égalitaires, critiquant même les inégalités économiques qui existent en Europe. D’où le malaise, la frustration qui a donné naissance à l’utopie islamiste qui promet l’établissement de l’égalité politique et économique entre tous les croyants. En Algérie, l’Armée a échoué politiquement parce qu’elle n’a pas su cacher son privilège – source du pouvoir – et n’a pas voulu aider à la promotion d’élites civiles qui l’auraient relayée dans sa mission d’intégration nationale. Elle a certes fait appel à des civils pour ne pas donner l’image d’une dictature militaire, mais elle a fait appel à des nains qui tremblaient devant les plantons du ministère de la Défense.
Toute la question de l’Etat en Algérie – et donc de la Nation – est de ramener les chefs de l’Armée à l’idée que la gestion des affaires politiques et la direction de l’Etat ne relèvent pas de leur compétence. Publiquement et officiellement, tous les Officiers supérieurs adhèrent à cette idée, mais ils sont convaincus que cet Etat est encore jeune et qu’il a besoin d’être défendu par la ruse, c’est-à-dire par la Sécurité Militaire. Pour comprendre cette attitude, il faut rappeler que les militaires dans les pays arabes se considèrent comme dépositaires du nationalisme, se posant comme les plus nationalistes parmi la population, toutes catégories confondues.
Ceux d’entre eux qui auront été éprouvés dans le temps, graviront les échelons hiérarchiques et se rapprocheront de la norme idéale de l’individu nationaliste. La prétention de l’officier supérieur à détenir la légitimité politique se fonde sur cette croyance selon laquelle il est le plus près de la norme de l’individu national. Prêt à sacrifier sa vie pour le pays, ayant choisi consciemment les rigueurs de la vie en caserne au détriment de la vie familiale dans le civil, symbolisant la force qui a libéré le pays de la domination étrangère et dissuadant une éventuelle attaque, le militaire est convaincu qu’il est le rempart de la Nation et, à ce titre, le détenteur de la légitimité d’où doit découler toute autorité politico-administrative. Mais tout cela n’est que représentation idéologique destinée à justifier une position politique supérieure.
En se posant comme le détenteur de la légitimité, le militaire empêche en fait l’intégration au système politique des membres de la communauté politique et s’oppose à l’émergence de la citoyenneté. Son intérêt politique sera de s’opposer à la constitution d’un espace public, et c’est pourquoi l’Armée, à travers le discours de ses chefs, fera plus référence à l’héritage du mouvement de libération qu’à l’idéologie républicaine de l’Etat dont elle est formellement une institution au même titre que les autres institutions.
Il y a donc un refus de fonder la communauté sur la base de l’universalité de la citoyenneté. Le système politique fondé par l’Armée est foncièrement inégalitaire et ne fonctionne, avec un minimum de paix civile, que s’il se structure autour d’une personnalité charismatique dans laquelle se projettent les membres de la communauté nationale. Schématiquement, une idéologie nationaliste apparue en réaction à la domination coloniale, se structure en mouvement de libération nationale qui arrache l’indépendance et qui s’organise en pouvoir central faisant fonction d’Etat. Cet Etat continue l’ouvre de déstructuration sociale amorcée par la colonisation et emprunte les modes formels de la hiérarchie administrative occidentale et les attributs physiques de la modernité. Mais il bute sur le rapport avec la société en raison de son incapacité à rendre le pouvoir impersonnel et à le soustraire des logiques clientélistes et claniques, c’est-à-dire en raison de son incapacité à promouvoir un espace public, où s’exercerait une citoyenneté politique de type universaliste. Il bute en fait sur l’institutionnalisation du pouvoir, et celle-ci n’est pas une technique neutre car elle suppose un Etat de droit, expression politique d’une forme contingente d’intégration de la société sous la forme d’une Nation.
Les membres de la communauté nationale ne se considèrent pas comme des citoyens unis par des liens abstraits, ils se considèrent comme des frères et des cousins reliés par la consanguinité, sinon la foi religieuse. Le caractère fictif de la consanguinité – car il n’est pas possible que la consanguinité regroupe plusieurs millions de personnes – est compensé par la symbolique du sang des martyrs de la guerre de libération, symbolique destinée à renforcer l’unité de la communauté nationale. Ce refus d’abstraire le lien social des liens de sang et cette incapacité politique à créer un espace public marqué par le caractère universel des relations sociales, favorisent un tribalisme nouveau qui n’est ni local ni régional mais national.
Il est significatif que le colonel Khadafi réduise la Nation à la tribu. Il écrit dans le livre vert : « Une tribu est une famille qui s’est étendue du fait des naissances.
Il s’en suit qu’une tribu est une grande famille. La nation elle-même est une tribu qui s’est étendue démographiquement. La nation est donc une grande tribu » (5). Avec une telle conception de la Nation, il n’est point besoin de séparer le pouvoir exécutif du pouvoir judiciaire, ce qui laisse le champ libre aux préposés de l’administration de rançonner la population.
La corruption n’est pas un abus de pouvoir, elle est le signe distinctif du pouvoir. L’importance sociale du fonctionnaire et son pouvoir sont mesurés à sa capacité à prélever des richesses grâce à sa position.
Elle n’est pas le propre de fonctionnaires marginaux avides et peu scrupuleux, elle est la traduction d’un rapport de force qu’établit l’idéologie politique autour de laquelle est soudée la communauté.
(*) Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon
NOTES
1. E. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Presses Pocket, 1992, présentation de Joël Roman, p. 53.
2. Idem, p. 52
Joël Roman, présentateur de l’édition citée du texte de Renan, est tout à fait conscient de la contradiction mais il ne souligne pas suffisamment que la Nation est une construction politico-culturelle contradictoire. Il écrit: « La définition moderne et élective de la nation que nous propose Renan recèle ainsi un élément de recours à la tradition, une tradition héritée et non réfléchie, qui relève d’habitus constitués et non d’une délibération » p. 25.
3. « Nous entendons par Nation une société matériellement et moralement intégrée, à pouvoir central stable, permanent, à frontière déterminée, à relative unité morale, mentale et culturelle des habitants qui adhèrent consciemment à l’Etat et à ses lois ». M. Mauss, Oeuvres, t. 3, présentation V. Karady, Ed. de Minuit, 1969, p. 584.
4. Dominique Schnapper, La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Gallimard, 1994.
5. Le livre vert, III, La tribu.