L’Algérie de Bernard-Henri Lévy
L’Algérie de Bernard-Henri Lévy
par François Gèze* et Pierre Vidal-Naquet**
Le Monde, 5.3.98
« Arrêter le massacre et les massacreurs : c’est la seule question qui vaille ; le reste est bavardage, irresponsabilité, insulte aux victimes. » Ces propos de Bernard-Henri Lévy face au drame algérien (Le Point, 17 janvier 1998), nous y souscrivons sans restrictions. Mais pour contribuer à cet objectif, encore faut-il s’entendre sur les moyens de l’atteindre, et donc sur l’analyse des causes. Dans sa réponse à notre interpellation sur « L’Algérie et les intellectuels français » (Le Monde, 4 février 1978), B.-H. Lévy marque son désaccord avec nous sur ce point en nous accusant de céder au « syndrome Timisoara » (Le Monde, 12 février 1998). En substance, nous sous-estimerions l’horreur de la barbarie islamiste et nous « diaboliserions » l’ultime rempart « dans le combat contre les Khmers verts », à savoir l’armée algérienne qu’il faut « mettre en demeure de faire son métier, juste son métier, qui est de protéger les civils ».
Qu’est-ce que le « syndrome Timisoara » ? En décembre 1989, lors de la « révolution » roumaine, les télévisions occidentales révélèrent les images bouleversantes du « charnier de Timisoara » : une dizaine de corps mutilés fut présentée comme la preuve des 4 500 insurgés assassinés par la Securitate et jetés dans des charniers. Quelques semaines plus tard, on apprenait que ces « suppliciés » étaient décédés de mort naturelle et qu’il s’agissait d’une manipulation. Nous serions donc tombés dans un piège de ce type en dénonçant « l’usage généralisé du chalumeau et du napalm, à une échelle sans beaucoup de précédents depuis un demi-siècle », alors même que la situation algérienne est sans commune mesure avec « les guerres du Vietnam, d’Afghanistan [ou le] conflit Irak-Iran ».
Les précédents que nous évoquions n’étaient évidemment pas ceux de ces conflits internationaux, mais ceux des dictatures militaires qui ont mené des « guerres sales » contre leurs opposants, comme au Chili, en Argentine ou au Guatémala. Et il est vrai qu’on a rarement vu, pour ne prendre que cet exemple, une armée utiliser le napalm sur son propre territoire comme l’ont fait les militaires algériens dans les zones suspectées d’abriter des maquis islamistes, notamment dans la région de Texana (près de Jijell), dans les Monts de Chréa (près d’Alger) ou dans la forêt de Sid Ali Bouneb, en bordure de la Kabylie.
Cela dit, B.-H. Lévy a pleinement raison de souligner que, dans des situations de conflits armés, il faut être extrêmement vigilant dans l’appréciation des témoignages, surtout s’ils sont peu ou prou contrôlés par l’une des forces en présence. Mais si l’on en juge par le caractère très sélectif de ses sources, il semble que cet avertissement ne le concerne pas. C’est pourtant lui qui, dans Le Point du 4 octobre 1997, affirmait avec force l’exigence de « l’envoi d’une commission d’enquête internationale sur le lieu des derniers massacres, [car] ce sera un pas en direction de ces millions d’hommes et de femmes atrocement seuls, désemparés ». Et qui précisait : « Pourquoi ne pas dire à cet État FLN qui est, jusqu’à nouvel ordre, notre seul interlocuteur : » Halte à l’État fou ; halte à la vendetta d’État ; les islamistes, si sanguinaires soient-ils, ont droit à des procès ; ils ont le droit, eux aussi, de n’être ni torturés ni massacrés ; c’est en répondant à la terreur par la contre-terreur qu’on finit de ruiner la démocratie et qu’on fait le lit du fascislamisme « . » (B.-H. Lévy soulignait là un point essentiel : pourquoi, si les égorgeurs sont aussi clairement identifiés qu’il le prétendra ensuite, n’ont-ils jamais été traduits devant des tribunaux publics ? Et comment expliquer que les parlementaires européens qui se sont rendus récemment à Alger n’aient pu rendre visite aux avocats qui défendent les prisonniers politiques ?).
Cette position – qui est celle que nous défendons -, B.-H. Lévy l’a oubliée lors de son enquête personnelle en Algérie (Le Monde, 8 et 9 janvier 1998). Accompagné tout au long de son séjour par des hommes des forces de sécurité, il n’a pas jugé utile, apparemment, de vérifier les très graves accusations de violations massives des droits de l’homme portées contre le pouvoir algérien. Des accusations dont les sources sont pourtant très facilement disponibles, qu’il s’agisse des enquêtes des organisations non gouvernementales ou des témoignages des courageux avocats algériens qui se battent pour le respect du droit et qu’il ne semble pas avoir rencontrés.
Pourquoi les « choses vues en Algérie » par B.-H. Lévy font-elles l’impasse totale sur la « vendetta d’État » qu’il dénonçait trois mois plus tôt, ou sur les centres de tortures identifiés par la FIDH et Amnesty International, comme le commissariat de Cavaignac, l’école de police de Chateauneuf et bien d’autres ? N’est ce pas lui qui a succombé au « syndrome Timisoara » ? On peut le craindre au vu de l’argumentaire en quatre points qu’il nous oppose.
1) « Excuser en expliquant… Banaliser le crime en le diluant… » : tel serait l’effet de notre évocation du rôle de l’histoire et de la tradition de manipulation de la violence héritée du pouvoir colonial. Pour B.-H. Lévy, ce rappel est sans portée : « Les femmes de Relizane seront-elles avancées le jour où elles comprendront que les assassins de leurs fils, de leurs maris, sont les lointains descendants du bey (sic) d’Alger et de Bugeaud ? » Cette caricature de notre position, assimilant explication et justification, revient à faire sienne la déraison qui anime au quotidien les protagonistes du drame algérien. L’émotion légitime tient lieu d’explication et l’analyse de l’enchaînement complexe des causes importe peu.
Il est vrai que l’horreur des crimes islamistes est « irréductible à toute raison », mais cela est vrai également des crimes commis par l’État algérien : peut-on établir une hiérarchie du Mal entre ceux qui jettent les bébés contre les murs et ceux qui torturent leurs parents au chalumeau et à la scie électrique ? Si l’on veut vraiment « arrêter le massacre et les massacreurs », il est indispensable de rechercher les responsabilités, de dissiper l’opacité qui les entoure, car cette opacité permet tous les crimes, ceux des islamistes comme ceux du pouvoir. Face à la déraison, la raison – et en particulier le rappel du poids de l’histoire – n’est pas une « excuse » : elle est la condition pour trouver les voies d’une issue pacifique.
2) « Les gens du GIA revendiquent leur barbarie. Quand ils ne la revendiquent pas, ce sont les survivants des massacres qui les reconnaissent et les désignent. Pourquoi (…) ne pas se contenter de ces témoignages ? » Que des jeunes égorgent au nom de l’islam, c’est une sinistre certitude, et leur condamnation ne peut être que sans appel. Mais les « revendications » délirantes émises dans des feuilles extrémistes à Londres et ailleurs prouvent-elles que tous les crimes soient le fait exclusif des groupes armés islamistes ? Prouvent-elles que les égorgeurs ne soient pas manipulés ?
Tous les services de renseignements occidentaux ont acquis la conviction que les GIA sont largement infiltrés par les hommes de la Sécurité militaire, qui s’en servent pour diviser et décridibiliser les islamistes et entretenir un climat de terreur afin de prévenir toute révolte populaire. Les témoins survivants ont certes vu les assassins, mais pas ceux qui ont armé leur bras. Et on sait que les revendications – les événements récents en Corse l’ont encore montré – sont, partout, l’un des instruments privilégiés de la manipulation.
3) « Chacun sait bien qu’il y a des situations où [la] sage théorie [wébérienne] de l’État peut, et doit, céder la place à la théorie, tout aussi républicaine, du » peuple en armes « » Mais de Valmy à la guerre de libération algérienne, la théorie du « peuple en armes » ne s’est toujours appliquée qu’à la lutte nationale contre un ennemi étranger ; ou bien faudrait-il comprendre que les millions d’Algériens qui avaient voté pour le FIS en 1991 ne font pas partie de la nation algérienne et qu’il est donc légitime de les « éradiquer » par le feu et par le sang ? Et comment ignorer que les pratiques des « seigneurs de la guerre » miliciens armés par le pouvoir n’ont rien à envier dans l’horreur à celles des « seigneurs de la guerre » islamistes ? Comment refuser de voir que les quelque 200 000 hommes enrôlés et contrôlés par la gendarmerie et par la Sécurité militaire dans les « gardes communales » et les « groupes de légitime défense » ont carte blanche pour régler la « question islamiste » en violant quotidiennement les lois de la République algérienne ?
4) « Il y a des officiers républicains, voire démocrates, qui partagent notre dégoût de la » politique du chalumeau « . Il y a, dans la sphère du pouvoir, des hommes qui veulent eux aussi une Algérie luttant contre le terrorisme dans le respect strict des règles de droit. » Pour répondre à cet argument, le parallèle avec la première « guerre d’Algérie » est hélas éclairant.
Nombre d’officiers et de fonctionnaires algériens sont en effet révulsés par le recours massif à la torture, aux « disparitions » et aux exécutions extra-judiciaires, comme l’étaient alors bien des officiers français. Mais, comme c’était le cas à l’époque, ceux-là n’ont strictement aucun poids dans les décisions stratégiques, et n’ont aucun moyen d’imposer le « respect strict des règles de droit » aux véritables détenteurs du pouvoir, les responsables de la Sécurité militaire. Prétendre le contraire serait revenu hier à accepter l’usage généralisé de la torture par le général Massu et le colonel Bigeard au motif qu’il existait un général Paris de Bollardière assez courageux pour le dénoncer et un colonel Buis pour tenter de l’interdire (ce qui n’est d’ailleurs même pas le cas aujourd’hui en Algérie, où aucun officier supérieur ne s’est élevé publiquement contre les violations des droits de l’homme par l’armée).
En conclusion bien provisoire, il nous faut réaffirmer que, contrairement à ce que prétend B.-H. Lévy, nous ne recommandons pas « le dialogue sans conditions avec des gens qui, hier encore, prêchaient le meurtre des civils et de la démocratie ». Les islamistes sont des ennemis politiques, mais ils doivent être combattus avec les moyens de la démocratie et non par ceux de la barbarie. Et on ne peut prétendre ignorer que le FIS, en signant en janvier 1995 avec des partis d’opposition laïques la « plate-forme de Rome », a accepté les règles de base du jeu démocratique – au premier rang desquels le principe de l’alternance -, et qu’il a depuis lors condamné à maintes reprises sans aucune ambiguïté les massacres atroces commis par les GIA au nom de l’islam. Si nous soutenons les efforts de tous les Algériens opposés à l’islamisme, qui réclament inlassablement une solution politique, comme Hocine Aït-Ahmed, Salima Ghézali, Louisa Hanoune ou Mohammed Harbi, c’est parce que nous sommes convaincus de leur totale détermination à exiger de tous, militaires et islamistes, le respect de l’État de droit.
Face à l’horreur des massacres, nous comprenons la tentation des explications « idéologiques ». Mais c’est précisément parce que celles-ci exposent aux risques du « syndrome Timisoara » que nous appuyons la revendication des démocrates algériens d’une commission d’enquête internationale qui sera chargée d’établir la vérité sur les responsabilités dans le drame que vit leur pays.
* Directeur général des Éditions La Découverte.
** Historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.