La juste révolte des Algériens
La juste révolte des Algériens
Par Tassadit Yacine*, Libération, 27 juin 2001
L’Algérie officielle est un des rares pays arabes où l’on se morfond sur l’intifada mais sans jamais s’interroger sur les raisons qui ont amené sa propre jeunesse à s’identifier aux jeunes Palestiniens. a situation algérienne est arrivée à un point de non-retour. Il est difficile désormais d’ignorer les derniers événements qui se sont soldés par un échec patent pour les autorités de ce pays. Ces dernières ont suscité l’irréparable et entendent en faire payer le prix aux civils dont l’immense majorité est constituée par des jeunes de moins de 20 ans. Il suffit de revenir aux différentes interventions du président de la République [Abdelaziz Bouteflika] pour se rendre compte de l’évolution de son discours, ponctué à la fois par une démagogie creuse (« les promesses sans lendemain ») et des menaces à peine voilées, jusqu’à l’accusation de complot ourdi par l’étranger.
En réalité, il fallait comprendre que la gradation des événements obéissait à une logique: celle de ne rien céder aux revendications légitimes des manifestants. Comme à l’accoutumée, le Président et ses proches croient détenir une bonne fois pour toutes les rênes du pouvoir perçu comme un dû qu’ils ne lâcheront pas, dussent-ils massacrer la population. Cette attitude autiste et cynique traduit l’impasse politique dans laquelle se trouve le régime qui, jusque-là, a joué sur l’opacité, la mascarade et la mystification.
Comment en effet expliquer à l’opinion internationale que l’islamisme était – tout comme le « chaos » créé de toutes pièces dernièrement en Kabylie – le fait du pouvoir. Devant l’impossibilité de combattre ouvertement une opposition démocratique, « populaire » au lendemain de 1988, il fallait lui en opposer une autre: l’islamisme radical alors largement encouragé et entretenu par le pouvoir. Ce dernier étant à la fois une réalité mais aussi une représentation hyperbolique destinée à faire peur aux Occidentaux et à obtenir d’eux une adhésion sans faille à un « faux » projet de société.
Cette perverse manipulation n’a pas manqué de porter ses fruits. Divisée, l’opinion internationale s’est majoritairement rangée du côté des pseudo-modernistes contre le fascisme « islamique » en refusant d’entendre tout autre son de cloche. Depuis 1992, en particulier, c’est-à-dire l’arrêt du processus électoral, il a été difficile de distinguer la vérité des faux-semblants. Depuis lors, la Kabylie a essayé de conserver sa neutralité malgré les avances répétées du pouvoir. Distante des islamistes, cette dernière était consciente des manouvres diaboliques du pouvoir, tenu largement à distance malgré l’appartenance du RCD à la coalition gouvernementale de Bouteflika (il s’est retiré avec les dernières émeutes). L’enlèvement puis l’assassinat du chanteur Lounès Matoub en ont constitué une brillante illustration. La détermination d’une jeunesse décidée à lutter contre l’injustice sociale, le mépris affiché des autorités locales et des forces de l’ordre n’ont pas manqué de déranger le Président (et son gouvernement) dans ses visées ostentatoires de fragmentation du peuple. Comme du temps du colonialisme (dont les généraux se servent encore pour culpabiliser les Occidentaux), la devise du diviser pour dominer est pleinement réactualisée avec un cynisme outrancier et dans la violation de toute dignité humaine.
Cette crise aurait pu trouver une issue s’il y avait une main tendue envers une jeunesse qui ne demande qu’à être entendue, qu’à être reconnue par un Etat « républicain » digne de représenter l’Algérie au concert des nations. Or on assiste à une attitude inqualifiable où le jeu de la perversion, du mensonge, constitue l’unique réponse à des problèmes politiques de fond affectant l’ensemble de l’Algérie et devant lesquels le pouvoir en place sème les germes d’une guerre fratricide, celle-là même que les colonialistes ont déjà pratiquée et qui s’était soldée par un effet boomerang.
Que ce soient les Kabyles au centre du pays (l’ancienne wilaya III) que ce soient les chaouias de la wilaya I (l’Aurès) ou d’autres régions d’Algérie, ces populations – aujourd’hui stigmatisées et renvoyées dans leurs « réserves » – se sont levées pour libérer l’Algérie. Ceux dont les parents sont tombés au champ d’honneur ou qui gardent encore les traces de la torture sur leur corps ont tout naturellement le droit de s’élever avec autant de détermination que leurs parents contre les généraux nationaux, d’autant que beaucoup d’entre eux faisaient partie de l’armée française jusqu’à la veille de l’indépendance. Aussi est-il difficile d’effacer des mémoires le malheur hérité d’une guerre longue et atroce.
Ces populations sont précisément celles dont le président de la République a reconnu l’esprit d’organisation dans la lutte pour la libération nationale. Est-il difficile de comprendre ce sentiment patriotique nourri de la résistance à la colonisation? En toute logique, il est peu probable qu’on puisse laisser à des dirigeants prédateurs une indépendance chèrement payée. L’Algérie officielle est un des rares pays arabes où l’on se morfond sur le sort de l’Intifada mais sans jamais s’interroger sur les raisons qui ont amené sa propre jeunesse à s’identifier aux jeunes Palestiniens dans leur désespérance.
La chape de plomb et la terreur imposées par des forces de sécurité sont d’autant plus insupportables qu’elles sont le fait de dirigeants nationaux qui, de surcroît, se fondent sur une légitimité « populaire » inexistante pour nuire à leur peuple. On le voit, les gendarmes d’une république « démocratique » et « populaire » pratiquent le racket, massacrent, violent, achèvent des blessés dans les hôpitaux sans que les instances du pays réagissent. Comme on l’a vu dans la toute dernière manifestation, le pouvoir a fait appel à des casseurs recrutés pour la circonstance dans le but de décrédibiliser un mouvement de masse déterminé à sauver les valeurs démocratiques de la nation.
Mais le pouvoir dans ses manigances est allé encore plus loin, puisqu’il n’a pas reculé devant des pratiques racistes chères aux nazis pour blesser un peuple déjà meurtri. Les manifestants ont été traités de hordes sauvages, de vandales et de « Kabyles » par une police « civilisée » qui, au même moment, sert de paravent à des vendeurs de drogues, à des repentis (des islamistes) qui s’en prennent à ceux-là mêmes qui tentent de sortir le pays du marasme.
Qu’attend la communauté internationale pour ouvrir les yeux devant des populations dont le dénominateur commun est le mépris qu’elles subissent de la part des dirigeants sourds à toute doléance émanant de sa base? Rien – ni les cultures, ni les « ethnies » – ne peut séparer un peuple meurtri et soudé par le malheur, si ce n’est les intrigues perverses d’un pouvoir dont on peut craindre le pire.
* Tassadit Yacine est anthropologue. Dernier ouvrage paru: « Chacal ou la ruse des dominés » (La Découverte, 2001).