La rue se transforme en réceptacle de toutes les colères

En l’absence de vie démocratique et de médiation politique

La rue se transforme en réceptacle de toutes les colères

Par Ahmed Kaci, La Tribune, 24 juillet 2002

Au prix de démonstrations spontanées et parfois violentes, irrévérencieuses et courageuses, la rue est-elle en passe de devenir en Algérie le seul moyen de crier son ras-le-bol devant les situations intolérables de non-droit et le seul recours contre l’injustice aussi bien de ceux qui gouvernent que des clientèles de ces derniers. Après avoir marqué depuis plus d’une année la Kabylie et gagné de nombreuses régions du pays, les émeutes sont aux portes de la capitale avec les événements que viennent de vivre plusieurs banlieues d’Alger, telles Mohammadia, Reghaïa et Bordj El Kiffan. Dans les deux premières localités, ce sont, comme souvent dans d’autres régions du pays, les problèmes sociaux qui sont à l’origine de l’explosion de la colère des citoyens, tels que celui de la distribution de logement, de l’eau, du chômage qui a soulevé l’ire des citoyens. A Bordj El Kiffan, la réglementation en vigueur concernant l’exploitation des débits de boissons, les discothèques et les cabarets semble être à l’origine d’une rixe qui a coûté la vie à un jeune et poussé les habitants à mener une expédition punitive contre ces lieux et à agir en justiciers. En un mot, l’absence de l’Etat -au sens large du terme- fait de plus en plus de la rue l’arène où se règlent d’une manière ou d’une autre tous les problèmes de la société. Il y a quelques jours à Tébessa, un gros ponte local s’est cru autorisé à rendre justice lui-même à travers une expédition punitive digne des gangs maffieux contre le correspondant local d’un journal dans l’indifférence totale des services de sécurité -c’est dire que l’autorité d’un Etat ne se réduit pas à la force de ces derniers- et des autorités locales. De façon générale, comme en Kabylie, l’émeute survient à la suite d’abus d’autorité ou en réaction à l’impunité réservée à ces actes. Dans une analyse du phénomène de la révolte par l’émeute, publiée dans le journal On Line Interface, l’historien Daho Djerbal a constaté l’absence «de terrain -ni de personnes- qui puisse servir d’intermédiation pour une négociation» entre jeunes insurgés et représentants de l’Etat lors de ces explosions de colère qui sont de plus en plus récurrentes et semblent s’inscrire dans la durée. Essentiellement menées par des jeunes -Daho Djerbal parle de «péril jeune»-, ces émeutes signent «l’échec avéré des modalités habituelles de négociation des conflits». Dans les démocraties parlementaires, les conflits ou simplement les contradictions trouvent leur solution tout naturellement dans les institutions existantes à l’échelle locale ou nationale et débordent rarement dans la rue. En l’absence de démocratie et donc en raison d’un régime d’exception instauré depuis une quarantaine d’années, les institutions et globalement le droit ne règlent rien en Algérie. A Bordj El Kiffan, la dizaine de délibérations votées par l’APC pour le démantèlement des établissements objet du courroux de la population, «sont restées sans écho au niveau de la tutelle». Le pouvoir local a été impuissant face à la force des intérêts qui ont mis en coupe réglée l’endroit en question. Devant ces situations, la résolution des conflits va emprunter selon une «négociation immédiate», directe, c’est-à-dire sans «médiation aucune», indique Daho Djerbal.Aussi, pour le chercheur historien, les affrontements avec les forces de sécurité dans la rue et, partant, les actes de violence et de saccage constituent «une forme de négociation par la ‘‘force nue’’». Le discrédit qui frappe la classe politique et le blocage des institutions dénuées, par ailleurs, de toute autorité sont parmi les raisons avancées pour expliquer la nature émeutière de la révolte actuelle. En effet, ils sont rares les cadres d’organisation et d’expression (associations de quartier, syndicats, partis, médias, etc.) qui n’ont pas été caporalisés jusqu’à la purulence par ce qu’on appelle la police politique du régime dans le but de mieux contrôler la société. Le contrôle ainsi exercé sur l’ensemble du corps social durant la dernière décennie va engendrer une jeune «génération hors-système, selon la formule de Daho Djerbal, devenue un acteur politique et social, un acteur qui n’était ni attendu, ni prévisible, ni organisé». «Cette génération qui n’a plus de place, ni dans le secteur de la production ni dans celui de l’échange. Cette génération pose alors le problème, son problème, à l’ensemble de la société et au pouvoir politique. Elle veut être intégrée», explique Djerbal. Et comme cette génération est hors système, «il n’existe pas de canaux par lesquels elle peut s’exprimer [ou par lesquels on peut l’atteindre], hormis celui de l’émeute». Pour leur part, les téléologues (*) estiment que «toute tentative des pauvres modernes pour organiser le débat sur le monde commence par une émeute».

A. K.

(*) La téléologie est l’étude de la finalité et la science des fins de l’homme.