Climat de psychose
Un climat de psychose s’installe à El Kseur
La police traque les délégués
Le Matin, 12 décembre 2001
Même si dans la journée d’hier les émeutes n’ont pas repris, la ville d’El Kseur était néanmoins sous une tension très vive, et nul ne pouvait prédire ce qui pourrait se produire dans la soirée. Le drame de dimanche soir, où quatre blessés par balles réelles sont enregistrés, est toujours resté en travers de la gorge des manifestants, qui enragent d’en découdre encore avec les éléments des CNS.
Ces derniers, secondés par des policiers en civil, ont littéralement assiégé la ville, et leur unique présence suffit pour enflammer les jeunes qui bravent le danger en s’attaquant journellement au commissariat de police. Durant la matinée d’hier, les émeutes ont d’ailleurs failli reprendre au moment de la désertion, pour la quatrième journée consécutive, des établissements scolaires, mais le regroupement ayant eu lieu devant le commissariat se dispersa un moment plus tard, cédant la place à une relative accalmie.
Cependant, la situation reste grave, et cela est dû notamment au nombre élevé des arrestations effectuées suite à des rafles policières nocturnes. Avant-hier, dans l’après-midi, un enfant de 12 ans, parti déposer la carte d’identité de son père handicapé au niveau de la Casorec, a été arrêté et déféré à la prison des mineurs de Tichy, à 18 km à l’est de Béjaïa. Dimanche dernier, lors d’une rafle nocturne, des policiers en civil ont « ramassé » un musicien de 36 ans, chanteur du groupe Talsa, et placé sous mandat de dépôt à la prison de Béjaïa. « C’est ahurissant ! », s’indigne-t-on à El Kseur. Il y aurait, jusqu’à lundi dernier, une quinzaine de personnes arrêtées, dont six sont actuellement incarcérées à Béjaïa.
Interrogé par un confrère au sujet de ces arrestations qualifiées d’« arbitraires » par la population d’El Kseur, un responsable de la Sûreté urbaine a avoué que « les instructions sont prises d’en haut ». « On a reçu l’ordre, dira-t-il, d’arrêter, de dresser des P-V et de présenter immédiatement les prévenus au parquet. » Par ailleurs, un autre fâcheux événement s’est greffé à la douleur collective suite au décès du père d’un détenu. « Lorsqu’il a appris que son fils est en prison, son père a reçu un choc violent et mourut sur place d’autant plus qu’il était malade », nous confia avec peine un délégué du comité de la société civile d’El Kseur.
Un représentant du comité local de la fondation Matoub, tout en condamnant « la répression et les arrestations arbitraires », avertira que « si les détenus ne sont pas libérés avant la fête de l’Aïd, des actions importantes seront entreprises dans la semaine à venir ».
En plus des détenus, le sort des délégués, qui sont nombreux à El Kseur, est des plus dramatiques depuis dimanche dernier. Ils sont recherchés et traqués par une nuée de policiers en civil qui s’infiltrent dans des voitures banalisées à l’intérieur même des quartiers populaires.
Au centre culturel de la ville, quartier général du comité d’El Kseur, nul ne s’y rend pour éviter de tomber dans le piège. Même Ali Gherbi, porte-parole du comité, ne donne plus signe de vie. Son quartier est constamment surveillé et bouclé par des flics pendant deux jours. Avant-hier soir (lundi), il devait animer un meeting populaire sur l’esplanade de la mairie, mais la population a attendu vainement son arrivée.
Kader Sadji
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Rassemblement devant le palais de justice de Béjaïa
En réaction à l’arrestation samedi dernier d’un délégué d’El Kseur, membre du Comité de la société civile (CSC), en l’occurrence Mourad Rabouhi, la Coordination intercommunale de la wilaya de Béjaïa (CIC) vient d’appeler tous les délégués de quartier, villages et communes à un rassemblement aujourd’hui à partir de 8 h 30 devant le palais de justice de Béjaïa. Outre l’arrestation de Mourad Rabouhi, actuellement en détention à la maison d’arrêt de Béjaïa, suite à son inculpation par le procureur de la République près la cour de Béjaïa pour « destruction de biens publics », des délégués de la CIC, qui considèrent que la chasse aux délégués (agressions physiques, arrestations délibérées, intimidations) participe de la volonté du pouvoir à « provoquer irréversiblement le pourrissement », font état de lettres de menace et de coups de fil anonymes pour les dissuader de poursuivre leurs activités au sein des aârouch. Le rassemblement d’aujourd’hui est pour la CIC une action par laquelle elle exige « la libération immédiate et inconditionnelle des détenus » et pour que « cesse toute provocation » à l’encontre des délégués. Selon Farès Oudjedi, délégué d’Akfadou, le pouvoir vient par cette nouvelle tactique, qui consiste en l’arrestation des délégués les plus en vue, de démontrer « encore une fois ses visées pour plonger la région dans l’embrasement ».
Toujours en réaction à l’arrestation du délégué d’El Kseur, la CIC, en conclave à Akbou le 19 décembre prochain, envisage d’autres actions d’« envergure ».
Dalil Y.
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Des délégués des aârouch surveillés et harcelés par les services de sécurité
On craint le pire
Une véritable chasse aux délégués des aârouch semble avoir été déclenchée en Kabylie. A Tizi Ouzou, Béjaïa comme dans plusieurs autres localités de cette région, les membres de la Coordination interwilayas affirment, en effet, être victimes de harcèlements depuis quelques jours et craignent le pire depuis l’arrestation de l’un d’entre eux, Rahoubi Mourad, dimanche dernier à El Kseur. Intercepté au moment où il tentait d’empêcher des jeunes d’incendier le palais de justice de cette ville, il a été placé sous mandat de dépôt et emprisonné à Béjaïa après avoir été accusé de destruction de biens de l’Etat. Le même jour, et dans la même ville, les CNS accompagnés d’autres éléments des services de sécurité habillés en civil lançaient une offensive contre la représentation de la coordination interwilayas. Les délégués, informés à temps de l’opération, avaient pris la fuite. Mais l’offensive ne s’est pas arrêtée là puisque certains représentants des aârouch affirment avoir été poursuivis jusqu’à leur domicile, qu’ils ont dû quitter depuis par mesure de sécurité.
Ces incidents ne sont pas propres à El Kseur cependant, puisque la même situation prévaut depuis la même période, y compris dans les villes de Kabylie, comme à Tizi Ouzou où s’exerce une véritable pression sur les membres de la Coordination des aârouch, daïras et communes (CADC), affirme l’un d’entre eux. « C’est une pression que nous ressentons de plus en plus », déclare Mazouzi Mustapha. « Tous nos faits et gestes sont épiés par des personnes qui sont apparemment des services de sécurité. Je suis moi-même filé depuis trois jours par une 405. Ils nous suivent jusqu’à nos domiciles. » Une situation qui a poussé les membres de la coordination interwilayas à se réunir autour de cette question pour dégager un certain nombre de précautions à prendre, comme ne pas se déplacer en groupe de nuit, pour éviter le pire. Mais une situation, affirme-t-on aussi, née après le 6 décembre (jeudi
dernier), jour de la réunion qui s’est tenue entre le Chef du gouvernement et les faux délégués à la salle Ibn-Khaldoun. Le pouvoir aurait-il décidé d’en finir avec les aârouch ?
Abla Chérif
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Marche, sit-in et meeting
Journée mouvementée à Tizi Ouzou
La capitale du Djurdjura s’apprête à vivre une journée particulièrement mouvementée eu égard aux actions arrêtées par la Coordination des aârouch, daïras et communes de la wilaya de Tizi Ouzou (CADC) pour exiger la libération des manifestants mis sous mandat de dépôt depuis samedi dernier. Ces actions ont été décidées à l’issue du conclave extraordinaire tenu avant-hier au Théâtre communal Kateb-Yacine.
La première manifestation inscrite au programme est une marche des délégués, élargie aux comités de village, à 13 h devant le siège de la CADC. Les marcheurs, environ une dizaine de milliers, battront le pavé jusqu’au siège de la wilaya où sera organisé un sit-in devant le tribunal où ont été auditionnés les manifestants arrêtés. Une déclaration sera lue puis remise au wali pour demander la libération immédiate et sans conditions des détenus qualifiés par les aârouch de « détenus politiques ». Pour rappel, la CADC a averti que si cette demande n’est pas satisfaite, une marche populaire sera organisée après l’Aïd à Tizi Ouzou. Hier, les préparatifs de la marche, que les délégués voudraient pacifique, allaient bon train et les coordinations locales s’affairaient, selon les informations qui nous sont parvenues de plusieurs localités, à mettre les dernières retouches en plus des caravanes de sensibilisation lancées juste après la fin du conclave extraordinaire. A 20 h, c’est un autre meeting qui est prévu devant le théâtre communal, sis au centre-ville, et qui sera animé par des délégués dans le but de maintenir et d’exercer la pression sur les pouvoirs publics afin de répondre aux doléances de la population. Dans l’appel placardé en ville et distribué de main en main, la CADC constate que « depuis le jeudi 6 décembre, jour où le pouvoir a invité ses propres relais à négocier le sang des glorieux martyrs du Printemps noir, la répression en Kabylie a repris de plus belle, et des jeunes sont interpellés et mis sous mandat de dépôt ».
Dans cette panoplie d’actions figure également une conférence-débat, qui devait être animée hier soir à 20 h, toujours au siège de la CADC, par des journalistes sous le thème « Le mouvement citoyen vu par la presse ». Par ailleurs, un autre meeting aura lieu demain, jeudi, à Fréha-Centre à 13 h et auquel participeront, outre les animateurs de la CADC, des délégués de Boumerdès, Béjaïa, Bouira et Alger. Il sera suivi par une projection sur les événements du Printemps noir à la cantine scolaire, juste après la rupture du jeûne.
La ville des Genêts, qui a retrouvé un semblant de calme, quoique précaire et émaillé d’une vive tension, vivra un mercredi pas comme les autres, et d’aucuns redoutent que la situation ne dégénère de nouveau.
Brahim Boubchir